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Décisions

CJCE, 21 juin 1983, n° 90-82

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Commission des Communautés européennes

Défendeur :

République française

CJCE n° 90-82

21 juin 1983

LA COUR,

1. Par requête déposée au greffe de la Cour le 16 mars 1982, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CEE, un recours visant à faire reconnaître que la République française, en fixant les prix de vente au détail des tabacs manufacturés à un niveau différent de celui déterminé par les fabricants ou importateurs, a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du traité CEE et, plus particulièrement, des dispositions de la directive 72-464 du Conseil, du 19 décembre 1972, concernant les impôts autres que les taxes sur le chiffre d'affaires frappant la consommation des tabacs manufacturés (JO L 303, p. 1).

Sur les antécédents du litige :

2. Par la loi n° 76-448, du 24 mai 1976, portant aménagement du monopole des tabacs manufacturés (JORF, p. 3083), la République française a pris un ensemble de dispositions en vue de se conformer aux obligations découlant de l'article 37 du traité CEE relatif à l'aménagement des monopoles nationaux présentant un caractère commercial. La mise en œuvre de cette loi a été assurée par le décret n° 76-1324, du 31 décembre 1976, relatif aux régimes économique et fiscal, dans les départements français continentaux, des tabacs manufacturés (JORF, p. 189).

3. Conformément à ces dispositions, l'importation et la commercialisation en gros des tabacs manufacturés en provenance des Etats membres de la Communauté ont été libérées, alors que l'importation et la commercialisation en gros des tabacs manufacturés originaires d'Etats tiers, de même que la fabrication et la vente au détail des tabacs manufacturés, restent réservées à l'Etat français. Le monopole d'importation et de commercialisation en gros des tabacs manufacturés originaires d'Etats tiers et le monopole de fabrication sont confiés au service d'exploitation industrielle des tabacs et allumettes (SEITA), alors que le monopole de vente au détail est confié à l'Administration des impôts qui l'exerce par l'intermédiaire de débitants désignés comme ses préposés.

4. Aux termes de l'article 6 de la loi n° 76-448, le prix de détail de chaque produit est unique pour l'ensemble du territoire. Ce prix est fixé dans des conditions déterminées par décret. Conformément à l'article 10 du décret n° 76-1324, les prix de vente au détail des tabacs sont fixés par arrêté du ministre de l'Economie et des Finances.

5. Postérieurement à la mise en vigueur de ces dispositions, la Commission, à la suite de la publication de divers arrêtés portant fixation des prix de vente des tabacs en vertu des dispositions citées, a attiré l'attention des autorités françaises sur le fait que le système ci-dessus décrit n'était pas compatible avec le principe de la libre détermination des prix maximaux de vente au détail par les fabricants et importateurs, consacré par l'article 5, paragraphe 1, de la directive 72-464. Cette intervention n'ayant pas reçu de suite de la part des autorités françaises, la Commission a adressé, le 7 juin 1979, au Gouvernement français une lettre dans laquelle elle constatait que la fixation, par voie d'autorité, d'un prix du tabac importé différent de celui déterminé par les fabricants et importateurs constitue un manquement aux obligations qui incombent à la République française en vertu du traité CEE, et notamment de la directive 72-464.

6. Par lettre du 16 juillet 1979, le Gouvernement français a fait connaître à la Commission qu'il considérait sa législation et la pratique administrative développée sur cette base comme conforme aux dispositions de la directive invoquée, en relevant que le principe de la libre détermination des prix par les fabricants et importateurs est limité par l'effet de la deuxième phrase du premier paragraphe de l'article 5, qui réserve l'application des législations nationales sur le contrôle du niveau des prix ou le respect des prix imposés. Dans la même communication, le Gouvernement français faisait ressortir que la législation française aurait été adoptée pour permettre aux pouvoirs publics d'inscrire l'évolution du prix des tabacs à l'intérieur des objectifs généraux de la politique économique, et notamment de l'action de contrôle de la progression du prix des produits et services. Il soulignait qu'en pratique, il était fait une application très souple de ces règles juridiques et qu'en principe, les demandes de prix présentées pour les produits introduits pour la première fois sur le marché étaient 'systématiquement acceptées'.

7. Le 31 octobre 1980, la Commission a adressé au Gouvernement français, en vertu de l'article 169 du traité CEE, un avis motivé dans lequel elle exprimait l'avis que les observations présentées par le Gouvernement français n'étaient pas satisfaisantes, étant donné qu'elles n'assureraient pas aux fabricants et importateurs la sécurité juridique nécessaire au libre exercice du droit de déterminer les prix de vente de leurs produits. En conséquence, la Commission exprimait l'exigence que la législation française fut amendée en vue de reconnaître formellement aux fabricants et importateurs de tabacs le droit de déterminer librement le prix de vente de leurs produits. Elle a, en conclusion, invité la République française à prendre les mesures requises pour se conformer à l'avis motivé dans le délai d'un mois à partir de la date de sa notification.

8. Le Gouvernement français ayant refusé de donner suite à ces exigences, la Commission a déposé son recours à la date du 16 mars 1982.

Sur le fond du litige :

9. La Commission fait valoir que les dispositions législatives françaises, pour autant qu'elles réservent au Gouvernement le pouvoir de fixer d'autorité le prix des tabacs importés, par modification dans certains cas des prix déterminés par les fabricants ou importateurs, sont contraires aux dispositions de la directive 72-464 telle qu'elle doit être interprétée à la lumière des articles 30 et 37 du traité, conformément à la jurisprudence de la Cour relative à ces dispositions. Selon la Commission, la directive 72-464 vise à éviter que le régime fiscal des tabacs fausse la concurrence dans ce secteur ou empêche la libre circulation de ces produits dans la Communauté.

10. Les deux phrases de l'article 5, paragraphe 1, devraient être interprétées de manière à se compléter mutuellement et non à se contredire. La Commission ne conteste pas, pour autant, la possibilité, pour les Etats membres, d'appliquer aux tabacs des mesures générales destinées à contrôler la hausse des prix ; toutefois, en dehors de ces mesures, la liberté des fabricants et importateurs doit rester entière en ce qui concerne la détermination de leurs prix de vente. La Commission rappelle à ce sujet la jurisprudence de la Cour relative au contrôle des prix telle qu'elle s'est exprimée notamment dans les arrêts des 23 janvier 1975 (Galli, affaire 31-74, Recueil p. 47), 26 février 1976 (Tasca, affaire 65-75, Recueil p. 291, et Sadam, affaires jointes 88 à 90-75, Recueil p. 323) et 24 janvier 1978 (Van Tiggele, affaire 82-77, Recueil p. 25), par lesquels la Cour a reconnu comme incompatible avec le traité toute mesure ayant pour objet de fixer les prix à un niveau tel que l'écoulement des produits importés devient soit impossible, soit plus difficile que celui des produits nationaux. Un tel effet peut dériver tant de la fixation d'un prix maximal, s'il est établi à un niveau si bas qu'il empêche les importateurs d'écouler leurs produits de manière rentable, que de la détermination d'un prix minimal, fixé à un niveau si élevé qu'il neutralise l'avantage concurrentiel résultant d'un prix de revient inférieur du produit importé.

11. La Commission se réfère encore à l'arrêt du 13 mars 1979 (Hansen, affaire 91-78, Recueil p. 935), dans lequel la Cour a souligné que l'article 37 reste applicable, même après l'aménagement des monopoles prescrit par le traité, dans toute la mesure où l'exercice, par un monopole public, de ses droits d'exclusivité entraînerait l'une des discriminations ou restrictions interdites par cette disposition. Elle rappelle que, dans cet arrêt, la Cour a jugé que l'article 37 a pour but de soumettre la politique de vente d'un monopole public aux exigences de la libre circulation des marchandises et de l'égalité de chances qui doit être assurée aux produits importés d'autres Etats membres. Il serait porté atteinte à ces chances d'écoulement lorsque c'est l'autorité de tutelle du monopole qui fixe tous les prix du tabac, non seulement ceux qui relèvent du monopole mais également les prix de ses concurrents, en fonction d'une politique de vente qu'il estime convenir à l'écoulement de ses propres produits. La Commission attire, à cet égard, l'attention sur le fait que les voies législatives utilisées pour fixer les prix du tabac, y compris ceux des tabacs importés, relèvent de la législation nationale propre au monopole et non de la législation générale relative au contrôle du niveau des prix.

12. En cours de procédure, la Commission a fait état de diverses plaintes dont elle a été saisie par des importateurs et dont il résulterait que, selon les conjonctures variables de la politique appliquée par le Gouvernement français, les prix de vente proposés par les fabricants ou importateurs auraient fait l'objet tantôt de baisses, tantôt d'augmentations que les intéressés ont considérées comme portant atteinte à leur position concurrentielle à l'égard des tabacs du monopole français.

13. Dans sa défense, le Gouvernement français a fait valoir que l'expression 'contrôle des prix' dans l'article 5, paragraphe 1, de la directive 72-464 ne signifie pas seulement vérifier, mais aussi, le cas échéant, 'maîtriser' le niveau des prix. Il attire l'attention sur le fait que les dispositions critiquées par la Commission ne constituent que la transposition, au domaine de la commercialisation des tabacs, des principes de l'ordonnance n° 45-1483, du 30 juin 1945, relative aux prix, qui permettent au Gouvernement de fixer des prix ou prix limites à la production et, le cas échéant, à tous les stades de la distribution, notamment par la détermination du prix lui-même ou par l'établissement d'une majoration ou d'une diminution. Comme ces dispositions ne sont pas applicables aux 'produits de monopole', il aurait fallu introduire leur équivalent dans la législation relative à l'aménagement du monopole du tabac.

14. Selon le Gouvernement français, le régime de fixation des prix du tabac manufacturé, qui serait appliqué avec une grande souplesse par l'Administration, poursuivrait une triple finalité, à savoir la lutte contre les tendances inflationnistes, la valorisation des recettes publiques et la lutte contre les abus du tabac.

15. Le Gouvernement français invoque à son tour les arrêts de la Cour mis en avant par la Commission, en soulignant que ceux-ci reconnaissent, en principe, la compatibilité, avec le droit communautaire, des mesures nationales prises en matière de contrôle des prix.

16. Il convient d'apprécier la compatibilité des dispositions françaises relatives à la fixation du prix des tabacs manufacturés avec le droit communautaire en fonction des dispositions de l'article 5, paragraphe 1, de la directive 72-464, telles qu'elles apparaissent à la lumière du système et du but propres de cette directive et des articles 30 et 37 du traité.

17. La directive a pour objet de fixer les principes généraux de l'harmonisation du régime d'imposition des tabacs qui, en raison de ses caractéristiques particulières, a pour effet de gêner la libre circulation des tabacs et l'établissement de conditions normales de concurrence sur ce marché particulier, ainsi qu'il est reconnu par le deuxième considérant du préambule. En effet, selon ce considérant, les impôts frappant la consommation des tabacs manufacturés 'ne sont pas neutres d'un point de vue concurrentiel et constituent souvent des obstacles sérieux à une interpénétration des marchés'. C'est donc en vue d'établir 'une saine concurrence' à l'intérieur du Marché commun (1 considérant), d'éliminer des régimes actuels 'les facteurs susceptibles d'entraver la libre circulation et de fausser les conditions de concurrence, tant sur le plan national que sur le plan intracommunautaire' (3 considérant), et de réaliser 'l'ouverture des marchés nationaux des Etats membres') (5 considérant) que la directive affirme, comme base et comme assiette du système, 'un régime de prix formés librement pour tous les groupes de tabacs manufacturés' (8 considérant).

18. C'est à cette fin que l'article 5 dispose comme suit en son paragraphe premier : 'les fabricants et importateurs déterminent librement les prix maximaux de vente au détail de chacun de leurs produits. Cette disposition ne peut, toutefois, faire obstacle à l'application des législations nationales sur le contrôle du niveau des prix ou le respect des prix imposés'.

19. La compatibilité, avec cette disposition, de la législation française sur l'aménagement du monopole dépend, dès lors, de la portée qu'il convient d'attribuer à la double réserve formulée par la deuxième phrase de l'article 5, paragraphe 1, relative à l'application des législations nationales sur le contrôle du niveau du prix ou le respect des prix imposés.

20. Ces réserves doivent être interprétées de manière à concilier leur contenu avec la règle de la libre détermination du prix de vente par le fabricant ou l'importateur en tant que cette règle constitue l'expression, dans le domaine visé par la directive, du principe de la libre circulation des marchandises dans des conditions normales de concurrence, rappelé par le préambule de la directive.

21. Replacée dans une telle perspective, l'expression 'contrôle du niveau des prix' ne saurait être interprétée comme réservant aux Etats membres un pouvoir discrétionnaire de fixer le prix du tabac, l'exercice d'un pouvoir aussi étendu constituant virtuellement la négation de tout effet utile du principe de la libre détermination du prix énoncé par la première phrase de l'article 5, paragraphe 1.

22. Il résulte du sens usuel du terme 'contrôle', ainsi que d'un rapprochement entre les différentes versions linguistiques de la directive et de la référence, dans plusieurs de celles-ci, au 'niveau' des prix, que l'expression 'contrôle du niveau des prix' ne peut viser autre chose que les législations nationales de caractère général, destinées à enrayer la hausse des prix.

23. Quant à l'expression 'respect des prix imposés', la Cour a déjà eu l'occasion de préciser dans son arrêt du 16 novembre 1977 (Inno-Atab, affaire 13-77, Recueil p. 2155) que, dans le cadre du mécanisme de l'imposition du tabac, cette expression doit être comprise comme désignant un prix qui, une fois déterminé par le fabricant ou l'importateur et approuvé par l'autorité publique, s'impose en tant que prix maximal et doit être respecté comme tel à tous les échelons du circuit de distribution, jusqu'à la vente au consommateur. La portée de ce mécanisme apparaît de manière particulièrement claire dans l'apposition de bandelettes fiscales portant mention du prix de vente, telle qu'elle est en usage dans plusieurs Etats membres.

24. Ce mécanisme de fixation du prix a pour fonction d'éviter que, par le dépassement du prix imposé, une atteinte puisse être portée à l'intégrité des recettes fiscales et c'est à la lumière de ce but que doit être interprétée la portée de l'expression utilisée par la directive.

25. Il apparaît ainsi qu'il n'y a pas, dans le système de la directive, de contradiction entre la règle de la libre détermination du prix par le fabricant ou l'importateur et le pouvoir réservé aux Etats membres d'assurer le respect des prix imposés, le second prix n'étant rien d'autre que le prix d'importation déterminé par le fabricant ou l'importateur, revêtu de la sanction de l'Etat et obligatoire comme tel pour tout opérateur.

26. Ces considérations sur le système et le but de la directive et l'interprétation, dans ce cadre, du premier paragraphe de l'article 5 font apparaître que le pouvoir réservé au Gouvernement par la législation française en matière de fixation des prix du tabac manufacturé est incompatible avec le droit communautaire, dans la mesure où ce pouvoir permet, par la modification du prix de vente déterminé par le fabricant ou l'importateur, de porter atteinte aux relations concurrentielles entre le tabac importé et le tabac commercialisé par le monopole national.

27. L'exercice de ce pouvoir est également contraire à l'article 30 du traité, en ce qu'il permet à l'autorité publique, par une intervention sélective sur les prix du tabac, de restreindre la liberté d'importation du tabac originaire des autres Etats membres, ainsi qu'à l'article 37, en ce que la fixation d'un prix différent de celui déterminé par le fabricant ou l'importateur constitue l'extension, au tabac importé, d'une prérogative typique du monopole national, de nature à porter atteinte à la commercialisation du tabac importé dans des conditions normales de concurrence.

28. Il apparaît ainsi que, s'il reste loisible à la République française de limiter l'effet du principe de la libre détermination du prix de vente, par le fabricant et l'importateur, par l'application de toutes mesures de caractère général destinées à assurer un contrôle de la hausse des prix, il est contraire tant à la directive 72-464 qu'aux articles 30 et 37 du traité d'étendre au tabac manufacturé importé l'application des dispositions relatives à la fixation, par voie d'autorité, du prix des tabacs manufacturés que l'Etat français s'est réservée dans le cadre des dispositions portant aménagement du monopole public des tabacs.

29. Les arguments tirés par le Gouvernement français de la défense de ses intérêts fiscaux et des besoins de la lutte contre les abus du tabac ne sauraient prévaloir contre cette conclusion. En effet, les Etats membres conservent la liberté de déterminer, conformément aux dispositions de la directive, le niveau de taxation frappant l'ensemble des tabacs. L'intégrité de la recette fiscale en résultant est garantie, dans le système de la directive, par le mécanisme du 'prix imposé', compris comme prix maximal dont la fonction consiste, précisément, à éviter une sous-estimation du prix de vente au moment du paiement des droits. Quant à la valorisation de la recette, le niveau de celle-ci est essentiellement fonction du niveau de la taxe ; cet objectif ne saurait être poursuivi au moyen d'une augmentation du prix à charge des tabacs importés. La même remarque s'applique à la lutte contre les abus du tabac ; pour autant que la hausse des prix du tabac soit un moyen adapté à cette fin, cet effort ne saurait, en tout cas, être poursuivi par une hausse de prix à charge des seuls tabacs importés.

30. Il y a donc lieu de conclure que la République française, en fixant les prix de vente au détail des tabacs manufacturés à un niveau différent de celui déterminé par les fabricants ou importateurs, a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du traité CEE.

Sur les dépens :

31. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. La partie défenderesse ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Déclare et arrête :

1) La République française, en fixant les prix de vente au détail des tabacs manufacturés à un niveau différent de celui déterminé par les fabricants ou importateurs, a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du traité CEE.

2) La République française est condamnée aux dépens.