CJCE, 6e ch., 27 mars 1990, n° C-113/89
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Rush Portuguesa Lda
Défendeur :
Office national d'immigration
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Kakouris
Avocat général :
M. Van Gerven
Juges :
MM. Koopmans, Mancini, O'Higgins, Díez de Velasco
Avocat :
Me Desmazières de Séchelles
LA COUR (sixième chambre),
1 Par ordonnance du 2 mars 1989, parvenue à la Cour le 7 avril suivant, le Tribunal administratif de Versailles a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, trois questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 5, 58 à 66 du traité CEE et 2, 215, 216 et 221 de l'acte relatif aux conditions d'adhésion du Royaume d'Espagne et de la République portugaise et aux adaptations des traités (ci-après "acte d'adhésion"), ainsi que du règlement (CEE) n° 1612-68 du Conseil, du 15 octobre 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs à l'intérieur de la Communauté (JO L 257, p. 2).
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige entre la société Rush Portuguesa Lda, qui est une entreprise de construction et de travaux publics établie au Portugal, et l'Office national d'immigration. Rush Portuguesa a conclu un contrat de sous-traitance avec une entreprise française en vue de l'exécution de travaux pour la construction d'une ligne ferroviaire dans l'ouest de la France; à cet effet, elle a fait venir du Portugal ses salariés portugais. Or, en vertu du droit exclusif qui lui a été conféré par l'article L. 341-9 du Code du travail français, seul l'Office national d'immigration peut recruter en France des nationaux de pays tiers.
3 Constatant que Rush Portuguesa ne s'était pas conformée aux exigences du Code du travail relatives aux activités salariées exercées en France par des ressortissants de pays tiers, le directeur de l'Office national d'immigration a notifié à celle-ci une décision par laquelle il lui réclamait le paiement d'une contribution spéciale, due par un employeur ayant occupé des travailleurs étrangers en violation des dispositions du Code du travail.
4 Dans le cadre du recours en annulation qu'elle a intenté contre cette décision devant le Tribunal administratif de Versailles, Rush Portuguesa a fait valoir qu'elle bénéficiait de la liberté de prestation de services à l'intérieur de la Communauté et que, dès lors, les dispositions des articles 59 et 60 du traité CEE s'opposaient à l'application d'une législation nationale qui aurait pour effet de lui interdire de faire travailler son personnel en France. L'Office national d'immigration a soutenu que la libre prestation de services ne s'étendait pas à tous les salariés du prestataire, ceux-ci restant soumis au régime applicable aux travailleurs provenant de pays tiers en vertu des dispositions transitoires prévues par l'acte d'adhésion en ce qui concerne la libre circulation des travailleurs.
5 Le tribunal administratif a considéré que la solution du litige dépendait de l'interprétation du droit communautaire. Il a dès lors sursis à statuer et posé à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
"1) Le droit communautaire pris en son ensemble, et notamment les articles 5, 58 à 66 du traité de Rome et l'article 2 des actes d'adhésion du Portugal à la Communauté européenne, autorise-t-il un État membre fondateur de la Communauté, tel que la France, à s'opposer à ce qu'une société portugaise ayant son siège au Portugal fournisse des prestations de services en matière de bâtiment et de travaux publics, sur le territoire dudit État membre en s'y rendant avec son propre personnel portugais, afin qu'il y effectue des travaux en son nom et pour son compte dans le cadre de ladite prestation de services, étant entendu que ledit personnel portugais doit rentrer et rentre immédiatement au Portugal une fois sa mission effectuée et la prestation de services accomplie?
2) Le droit d'une société portugaise à fournir des prestations de services dans l'ensemble de la Communauté peut-il être subordonné par les États membres fondateurs de la CEE à des conditions notamment d'embauche de personnels sur place, d'obtention d'autorisation de travail pour son propre personnel portugais ou de paiement de redevances à un organisme d'immigration?
3) Les personnels qui ont fait l'objet des contributions spéciales contestées et dont la liste mentionnant les noms et qualifications figure en annexe des procès-verbaux dressés par l'inspecteur du travail constatant les infractions commises par l'entreprise Rush Portuguesa peuvent-ils être regardés comme 'personnel spécialisé ou personnel occupant un poste de confiance "au sens des dispositions prévues en annexe du règlement n° 1612-68 du Conseil, du 15 octobre 1968?"
6 Pour un plus ample exposé des faits du litige au principal, du déroulement de la procédure ainsi que des observations écrites déposées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
7 Les deux premières questions visent la situation d'une entreprise établie au Portugal qui fournit des prestations de services dans le secteur de la construction et des travaux publics dans un État membre appartenant à la Communauté dès avant le 1er janvier 1986, date de l'adhésion du Portugal, et qui, à cette fin, fait venir son propre personnel du Portugal pour la durée des travaux. La première question porte sur le point de savoir si, dans un tel cas, le prestataire de services peut se fonder sur les articles 59 et 60 du traité et sur l'article 2 de l'acte d'adhésion pour invoquer la faculté de se déplacer avec son propre personnel; la deuxième question vise celui de savoir si l'État membre sur le territoire duquel les travaux doivent être réalisés peut imposer des conditions au prestataire en ce qui concerne l'embauche de personnel sur place et l'obtention d'une autorisation de travail pour le personnel portugais. Il convient de procéder à un examen conjoint de ces deux questions.
8 En vertu de l'article 2 de l'acte d'adhésion, les dispositions du traité en matière de libre prestation de services s'appliquent aux rapports entre le Portugal et les autres États membres dès la date de l'adhésion du Portugal à la Communauté. C'est seulement pour les activités relevant du secteur des agences de voyages et du tourisme et de celui du cinéma que l'article 221 de l'acte d'adhésion prévoit des mesures transitoires.
9 L'acte d'adhésion établit un régime différent en ce qui concerne la libre circulation des travailleurs. En effet, selon l'article 215 de l'acte d'adhésion, les dispositions de l'article 48 du traité ne s'appliquent à la libre circulation des travailleurs entre le Portugal et les autres États membres que sous réserve des dispositions transitoires figurant aux articles 216 à 219 de l'acte d'adhésion. L'article 216 écarte, jusqu'au 1er janvier 1993, l'application des articles 1er à 6 du règlement n° 1612-68 du Conseil, du 15 octobre 1968, précité. Au cours de cette période, les dispositions nationales ou celles d'accords bilatéraux soumettant à autorisation préalable l'immigration en vue d'exercer un travail salarié et l'accès à un emploi salarié peuvent être maintenues en vigueur. L'article 218 de l'acte d'adhésion précise que cette dérogation implique la non-application des règles communautaires en matière de déplacement et de séjour des travailleurs des États membres et de leur famille à l'intérieur de la Communauté, lorsque l'application de ces règles est indissociable de celle des dispositions des articles 1er à 6 du règlement n° 1612-68.
10 Les questions préjudicielles soulèvent ainsi le problème de la relation entre la libre prestation de services telle que garantie par les articles 59 et 60 du traité, et les dérogations à la libre circulation des travailleurs prévues aux articles 215 et suivants de l'acte d'adhésion.
11 A cet égard, il y a lieu d'observer d'abord que la libre prestation des services prévue par l'article 59 du traité implique, selon les termes de l'article 60 du traité, que le prestataire puisse, pour l'exécution de sa prestation, exercer, à titre temporaire, son activité dans le pays où la prestation est fournie "dans les mêmes conditions que celles que ce pays impose à ses propres ressortissants ".
12 Les articles 59 et 60 du traité s'opposent, par conséquent, à ce qu'un État membre interdise à un prestataire de services établi dans un autre État membre de se déplacer librement sur son territoire avec l'ensemble de son personnel ou à ce que cet État membre soumette le déplacement du personnel en question à des conditions restrictives telles qu'une condition d'embauche sur place ou une obligation d'autorisation de travail. En effet, le fait d'imposer de telles conditions au prestataire de services d'un autre État membre le discrimine par rapport à ses concurrents établis dans le pays d'accueil, qui peuvent se servir librement de leur propre personnel, et affecte au surplus sa capacité de fournir la prestation.
13 Il convient de rappeler ensuite que l'article 216 de l'acte d'adhésion a pour but d'éviter qu'à la suite de l'adhésion du Portugal il ne se produise des perturbations sur le marché de l'emploi, tant au Portugal que dans les autres États membres, en raison de mouvements immédiats et importants de travailleurs, et qu'il apporte à cet effet une dérogation au principe de la libre circulation des travailleurs consacré par l'article 48 du traité. Selon la jurisprudence de la Cour, cette dérogation doit être interprétée en fonction de cette finalité (voir arrêt du 27 septembre 1989, Lopes da Veiga, 9-88, Rec. p. 0000).
14 La dérogation prévue par l'article 216 de l'acte d'adhésion porte sur le titre I du règlement n° 1612-68, relatif à l'accès à l'emploi. Les dispositions nationales ou conventionnelles qui restent en vigueur au cours de la période d'application de cette dérogation sont celles relatives à l'autorisation d'immigration et à l'accès aux emplois salariés. Il faut en déduire que la dérogation de l'article 216 s'applique lorsque l'accès, par des travailleurs portugais, au marché de l'emploi d'autres États membres et le régime d'entrée et de séjour des travailleurs portugais sollicitant un tel accès, ainsi que des membres de leur famille, sont en cause. Cette application se trouve en effet justifiée dès lors que, dans de telles circonstances, le marché de l'emploi de l'État membre d'accueil risque d'être perturbé.
15 Il en va différemment, par contre, dans un cas comme celui de l'espèce au principal, où il s'agit du déplacement temporaire de travailleurs qui sont envoyés vers un autre État membre pour y effectuer des travaux de construction ou des travaux publics dans le cadre d'une prestation de services de leur employeur. En effet, de tels travailleurs retournent dans leur pays d'origine après l'accomplissement de leur mission, sans accéder à aucun moment au marché de l'emploi de l'État membre d'accueil.
16 Il y a lieu de préciser que, dans la mesure où la notion de prestation de services telle que définie par l'article 60 du traité couvre des activités de nature très divergente, les mêmes conclusions ne s'imposent pas dans tous les cas. En particulier, il faut reconnaître, comme l'a fait valoir le Gouvernement français, qu'une entreprise de mise à disposition de main-d'œuvre, bien que prestataire de services au sens du traité, exerce des activités qui ont précisément pour objet de faire accéder des travailleurs au marché de l'emploi de l'État membre d'accueil. Dans un tel cas, l'article 216 de l'acte d'adhésion s'opposerait à la mise à la disposition de travailleurs provenant du Portugal par une entreprise prestataire de services.
17 Cette observation n'a cependant aucune incidence sur le droit d'un prestataire de services dans le secteur de la construction et des travaux publics de se déplacer avec son propre personnel du Portugal pour la durée du travail entrepris. Toutefois, les États membres doivent, en ce cas, pouvoir vérifier si une entreprise portugaise engagée dans des travaux de construction ou des travaux publics ne se sert pas de la liberté de prestation de services dans un autre but, par exemple celui de faire venir son personnel aux fins de placement ou de mise à la disposition de travailleurs en violation de l'article 216 de l'acte d'adhésion. De tels contrôles doivent cependant respecter les limites que pose le droit communautaire, et notamment celles découlant de la liberté de prestation de services qui ne peut être rendue illusoire et dont l'exercice ne peut être soumis à la discrétion de l'administration.
18 Enfin, il y a lieu de préciser, suite aux préoccupations manifestées à cet égard par le Gouvernement français, que le droit communautaire ne s'oppose pas à ce que les États membres étendent leur législation, ou les conventions collectives de travail conclues par les partenaires sociaux, à toute personne effectuant un travail salarié, même de caractère temporaire, sur leur territoire, quel que soit le pays d'établissement de l'employeur; le droit communautaire n'interdit pas davantage aux États membres d'imposer le respect de ces règles par les moyens appropriés (arrêt du 3 février 1982, Seco et Desquenne, 62-81 et 63-81, Rec. p. 223).
19 Il résulte de l'ensemble des considérations qui précèdent qu'il convient de répondre aux première et deuxième questions que les articles 59 et 60 du traité CEE et les articles 215 et 216 de l'acte d'adhésion du Royaume d'Espagne et de la République portugaise doivent être interprétés en ce sens qu'une entreprise établie au Portugal qui fournit des prestations de services dans le secteur de la construction et des travaux publics dans un autre État membre peut se déplacer avec son propre personnel qu'elle fait venir du Portugal pour la durée des travaux concernés. Dans un tel cas, les autorités de l'État membre sur le territoire duquel les travaux doivent être réalisés ne sauraient imposer des conditions au prestataire de services qui concernent l'embauche de main-d'œuvre sur place ou l'obtention d'une autorisation de travail pour le personnel portugais.
20 Compte tenu de la réponse donnée aux deux premières questions, il n'y a pas lieu de statuer sur la troisième question préjudicielle.
Sur les dépens
21 Les frais exposés par le Gouvernement de la République française, par le Gouvernement de la République portugaise et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (sixième chambre),
Statuant sur les questions à elle soumises par le Tribunal administratif de Versailles, par ordonnance du 2 mars 1989, dit pour droit :
Les articles 59 et 60 du traité CEE et les articles 215 et 216 de l'acte d'adhésion du Royaume d'Espagne et de la République portugaise doivent être interprétés en ce sens qu'une entreprise établie au Portugal qui fournit des prestations de services dans le secteur de la construction et des travaux publics dans un autre État membre peut se déplacer avec son propre personnel qu'elle fait venir du Portugal pour la durée des travaux concernés. Dans un tel cas, les autorités de l'État membre sur le territoire duquel les travaux doivent être réalisés ne sauraient imposer des conditions au prestataire de services qui concernent l'embauche de main-d'œuvre sur place ou l'obtention d'une autorisation de travail pour le personnel portugais.