CJCE, 4 octobre 1991, n° C-159/90
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
The Society for the Protection of Unborn Children Ireland Ltd
Défendeur :
Stephen Grogan
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Due
Présidents de chambre :
MM. Mancini, O'Higgins, Moitinho de Almeida, Rodríguez Iglesias, Díez de Velasco
Avocat général :
M. Van Gerven
Juges :
Sir Gordon Slynn, MM. Kakouris, Joliet, Schockweiler, Grévisse, Zuleeg, Kapteyn
Avocats :
Mes Collins, Crowley & Co, Taylor & Buchalter
LA COUR,
1 Par ordonnance du 5 mars 1990, parvenue à la Cour le 23 mai suivant, la High Court Dublin a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, trois questions préjudicielles relatives à l'interprétation du droit communautaire et notamment de l'article 60 du traité CEE.
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant la Society for the Protection of Unborn Children Ireland Ltd (ci-après "SPUC ") à M. Stephen Grogan et quatorze autres responsables d'associations d'étudiants au sujet de la diffusion en Irlande d'informations précises concernant la désignation et le lieu d'implantation de cliniques d'un autre État membre, où sont pratiquées des interruptions médicales de grossesse.
3 L'avortement a toujours été interdit en Irlande, d'abord par la common law, puis par la loi. Les dispositions pertinentes actuellement en vigueur sont les articles 58 et 59 de l'Offences Against the Person Act (loi concernant les crimes et les délits contre les personnes) de 1861, repris dans le Health (Family Planning) Act (loi relative à la santé - planning familial) de 1979.
4 En 1983, un amendement constitutionnel approuvé par référendum a inséré dans l'article 40, paragraphe 3, de la constitution irlandaise un troisième alinéa libellé comme suit : "L'État reconnaît le droit à la vie de l'enfant à naître. En tenant dûment compte du droit égal de la mère à la vie, il s'engage à respecter ce droit dans ses lois et, dans la mesure où cela est réalisable, à défendre et à faire valoir ce droit à travers ses lois."
5 Selon la jurisprudence des juridictions irlandaises (High Court, arrêt du 19 décembre 1986, et Supreme Court, arrêt du 16 mars 1988, The Attorney General at the relation of the Society for the Protection of Unborn Children Ireland Ltd/Open Door Counselling Ltd et Dublin Wellwoman Centre Ltd, 1988 Irish Reports 593), l'article 40, paragraphe 3, troisième alinéa, de la constitution irlandaise interdit l'activité qui consiste à aider des femmes enceintes se trouvant sur le territoire irlandais à partir à l'étranger pour y faire pratiquer une interruption médicale de grossesse, notamment en les informant de la désignation et du lieu d'implantation d'une ou de plusieurs cliniques déterminées qui pratiquent l'interruption médicale de grossesse, ainsi que des moyens d'entrer en rapport avec ces cliniques.
6 La SPUC, demanderesse au principal, est une société de droit irlandais, constituée aux fins notamment d'empêcher la dépénalisation de l'avortement et pour affirmer, défendre et promouvoir la vie humaine dès le moment de la conception. MM. Grogan e.a., défendeurs au principal, étaient, au cours de l'année 1989/1990, membres des bureaux d'associations d'étudiants qui éditaient des publications destinées aux étudiants. Celles-ci contenaient des informations au sujet de la possibilité de faire effectuer légalement des interruptions médicales de grossesse au Royaume-Uni, ainsi que sur la désignation et le lieu d'implantation de certaines cliniques pratiquant de telles interventions au Royaume-Uni et sur les moyens d'entrer en rapport avec lesdites cliniques. Il est constant que les associations d'étudiants n'avaient aucun rapport avec les cliniques établies dans un autre État membre.
7 En septembre 1989, la SPUC a demandé aux défendeurs au principal, en leur qualité de responsables de leurs associations respectives, de s'engager à ne pas publier au cours de l'année universitaire 1989/1990 des informations du type de celles indiquées ci-avant. N'ayant pas reçu de réponse de la part desdits défendeurs, la SPUC a saisi la High Court afin d'obtenir une déclaration constatant l'illégalité de la diffusion de telles informations, ainsi qu'une injonction interdisant cette diffusion.
8 Par jugement du 11 octobre 1989, la High Court a décidé de poser à la Cour de justice des questions préjudicielles, en vertu de l'article 177 du traité CEE, avant de se prononcer sur l'injonction sollicitée par la demanderesse. Ce jugement a fait l'objet d'un appel devant la Supreme Court qui, le 19 décembre 1989, a accordé l'injonction demandée, mais n'a pas réformé la décision de la High Court de saisir la Cour à titre préjudiciel. Par ailleurs, chacune des parties a été autorisée à former une demande à la High Court, en vue d'obtenir une modification de la décision de la Supreme Court à la lumière de l'arrêt préjudiciel de la Cour de justice.
9 La High Court, estimant que, comme elle l'avait déjà indiqué dans le jugement du 11 octobre 1989, le litige soulevait des problèmes d'interprétation du droit communautaire, a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
"1) L'activité ou les opérations organisées consistant à réaliser un avortement ou une interruption médicale de la grossesse entrent-elles dans la notion de "services" au sens de l'article 60 du traité CEE?
2) En l'absence de toute mesure prévoyant le rapprochement des législations des États membres en ce qui concerne l'activité ou les opérations organisées consistant à réaliser un avortement ou une interruption médicale de grossesse, un État membre peut-il interdire la diffusion d'informations précises au sujet de la désignation et du lieu d'implantation d'une ou de plusieurs cliniques déterminées dans un autre État membre, où des avortements sont réalisés, et au sujet des moyens d'entrer en rapport avec cette clinique ou ces cliniques?
3) Le droit communautaire confère-t-il à une personne résidant dans un État membre A le droit de diffuser des informations précises au sujet de la désignation et du lieu d'implantation d'une ou de plusieurs cliniques déterminées d'un État membre B, où des avortements sont exécutés, et au sujet des moyens d'entrer en rapport avec cette clinique ou ces cliniques, lorsque l'avortement est interdit au titre tant de la constitution que du droit pénal de l'État membre A mais est légal sous certaines conditions dans l'État membre B?"
10 Pour un plus ample exposé des faits de l'affaire au principal, du déroulement de la procédure ainsi que des observations écrites présentées à la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
Sur la compétence de la Cour
11 Dans ses observations écrites, la Commission a relevé que la réponse à la question de savoir si l'ordonnance de renvoi avait été prise dans le cadre de l'action principale ou dans celui de la procédure d'injonction n'apparaissait pas clairement.
12 A cet égard, il y a lieu de rappeler que, comme la Cour l'a indiqué dans son arrêt du 21 avril 1988, Pardini, point 11 (338-85, Rec. p. 2041), les juridictions nationales ne sont habilitées à saisir la Cour au titre de la procédure préjudicielle prévue par l'article 177 du traité que si un litige est pendant devant elles, dans le cadre duquel elles sont appelées à rendre une décision susceptible de prendre en considération l'arrêt préjudiciel. En revanche, la Cour n'a pas compétence pour connaître du renvoi préjudiciel lorsque, au moment où il est fait, la procédure devant le juge de renvoi est déjà clôturée.
13 S'agissant de la présente procédure, il convient d'observer que, si la High Court a saisi la Cour dans le cadre de la procédure d'injonction, la Supreme Court l'a expressément autorisée à modifier l'injonction accordée à la lumière de l'arrêt préjudiciel de la Cour. Si, en revanche, les questions préjudicielles ont été posées dans le cadre de la procédure principale, la High Court devra trancher cette affaire par une décision quant au fond. Dans les deux cas, la juridiction de renvoi est donc appelée à rendre une décision susceptible de prendre en considération l'arrêt préjudiciel. Par conséquent, elle est autorisée à poser, en vertu de l'article 177 du traité, des questions préjudicielles à la Cour, laquelle est compétente pour y répondre.
14 La SPUC, de son côté, a fait valoir qu'aucune question de droit communautaire ne se posait dans la présente procédure et que la Cour devrait refuser de répondre aux questions posées. D'une part, les défendeurs au principal auraient distribué les informations en cause en dehors de toute activité économique, ce qui exclurait l'application des règles du traité concernant la libre prestation des services dont l'interprétation est demandée. D'autre part, l'activité d'information ayant eu lieu entièrement en Irlande et n'intéressant aucun autre État membre, elle serait étrangère auxdites dispositions du traité.
15 A cet égard, il suffit de constater que les circonstances invoquées par la SPUC relèvent du fond des questions posées par la juridiction nationale. Par conséquent, si elles peuvent entrer en considération pour répondre à ces questions, elles sont sans pertinence lorsqu'il s'agit d'apprécier la compétence de la Cour pour statuer sur la demande préjudicielle (voir arrêt du 28 juin 1984, Moser, 180-83, Rec. p. 2539). Dès lors, il y a lieu de procéder à l'examen des questions posées.
Sur la première question
16 Par sa première question, le juge national vise en substance à savoir si l'interruption médicale de grossesse, réalisée conformément au droit de l'État où elle a lieu, est un service au sens de l'article 60 du traité CEE.
17 En vertu du premier alinéa de ladite disposition, sont considérées comme services au sens du traité les prestations fournies normalement contre rémunération, dans la mesure où elles ne sont pas régies par les dispositions relatives à la libre circulation des marchandises, des capitaux et des personnes. Le deuxième alinéa, sous d), du même article 60 indique expressément que les activités des professions libérales entrent dans la notion de services.
18 Or, il convient de relever que l'interruption de grossesse, telle que légalement pratiquée dans plusieurs États membres, est une activité médicale normalement fournie contre rémunération et susceptible d'être pratiquée dans le cadre d'une profession libérale. En tout état de cause, la Cour a déjà estimé dans l'arrêt du 31 janvier 1984, Luisi et Carbone, point 16 (286-82 et 26-83, Rec. p. 377) que les activités médicales relèvent du champ d'application de l'article 60 du traité.
19 La SPUC soutient cependant que l'interruption médicale de grossesse ne saurait être considérée comme un service au motif qu'elle serait gravement immorale et qu'elle impliquerait la destruction de la vie d'un tiers, à savoir l'enfant à naître.
20 Quelle que soit la valeur de tels arguments du point de vue moral, il y a lieu de considérer qu'ils ne peuvent avoir d'influence sur la réponse à la première question posée. En effet, il n'appartient pas à la Cour de substituer son appréciation à celle du législateur des États membres où les activités en cause sont légalement pratiquées.
21 Dès lors, il convient de répondre à la première question posée par la juridiction de renvoi que l'interruption médicale de grossesse, réalisée conformément au droit de l'État où elle a lieu, est un service au sens de l'article 60 du traité.
Sur les deuxième et troisième questions
22 Eu égard aux circonstances de l'affaire au principal, il y a lieu de considérer que, par ses deuxième et troisième questions, la juridiction nationale tend en substance à savoir si le droit communautaire s'oppose à ce qu'un État membre où l'interruption médicale de grossesse est prohibée interdise à des associations d'étudiants de diffuser des informations au sujet de la désignation et du lieu d'implantation de cliniques d'un autre État membre où sont légalement pratiquées des interruptions volontaires de grossesse, ainsi que des moyens d'entrer en contact avec ces cliniques, lorsque les cliniques en question ne sont en aucune manière à l'origine de la diffusion desdites informations.
23 Même si les questions posées par la juridiction de renvoi font référence au droit communautaire dans son ensemble, la Cour considère que son examen doit porter sur les dispositions des articles 59 et suivants du traité CEE, consacrés à la libre prestation des services, ainsi que sur l'argument concernant les droits fondamentaux, qui a fait l'objet de larges développements dans les observations présentées devant elle.
24 En ce qui concerne, en premier lieu, les dispositions de l'article 59 du traité, qui interdisent toute restriction à la libre prestation des services, il apparaît des circonstances de l'espèce au principal que le lien entre l'activité des associations d'étudiants dont MM. Grogan e. a. sont les responsables et les interruptions médicales de grossesse pratiquées par les cliniques d'un autre État membre est trop ténu pour que l'interdiction de diffuser des informations puisse être considérée comme une restriction relevant de l'article 59 du traité.
25 En effet, une situation dans laquelle les associations d'étudiants qui diffusent les informations faisant l'objet de l'affaire au principal ne coopèrent pas avec les cliniques dont ils publient les adresses se distingue de celle qui a donné lieu à l'arrêt du 7 mars 1990, GB-Inno-BM (C-362-88, Rec. p. I-667), dans lequel la Cour a estimé qu'une interdiction de diffuser de la publicité commerciale pouvait constituer une entrave à la libre circulation des marchandises et devait donc être appréhendée au regard des articles 30, 31 et 36 du traité CEE.
26 Or, les informations auxquelles se réfèrent les questions préjudicielles ne sont pas diffusées pour le compte de l'opérateur économique établi dans un autre État membre. Bien au contraire, ces informations constituent une manifestation de la liberté d'expression et d'information, indépendante de l'activité économique exercée par les cliniques établies dans un autre État membre.
27 Il s'ensuit que, en tout état de cause, une interdiction de diffuser des informations dans des circonstances telles que celles du litige au principal ne peut pas être considérée comme une restriction relevant de l'article 59 du traité.
28 En second lieu, doit être examiné l'argument des défendeurs au principal selon lequel l'interdiction en cause, en tant qu'elle se fonde sur un amendement constitutionnel approuvé en 1983, est contraire à la disposition de l'article 62 du traité CEE, en vertu de laquelle les États membres n'introduisent pas de nouvelles restrictions à la liberté effectivement atteinte, en ce qui concerne la prestation des services, lors de l'entrée en vigueur du traité.
29 A cet égard, il suffit de constater que la disposition de l'article 62, qui a un caractère complémentaire par rapport à celles de l'article 59, ne saurait interdire des restrictions qui ne relèvent pas du domaine d'application de ce dernier article.
30 En troisième et dernier lieu, les défendeurs au principal soutiennent que les droits fondamentaux et, notamment, la liberté d'expression et d'information reconnue en particulier par l'article 10, paragraphe 1, de la Convention européenne des Droits de l'Homme, s'opposent à une interdiction telle que celle visée dans l'affaire au principal.
31 A ce propos, il importe de rappeler que, ainsi qu'il ressort notamment de l'arrêt du 18 juin 1991, Elleniki Radiophonia Tiléorassi, point 42 (C-260-89, Rec. p. 0000), dès lors qu'une réglementation nationale entre dans le champ d'application du droit communautaire, la Cour, saisie à titre préjudiciel, doit fournir tous les éléments d'interprétation nécessaires à l'appréciation, par la juridiction nationale, de la conformité de cette réglementation avec les droits fondamentaux dont la Cour assure le respect, tels qu'ils résultent, en particulier, de la Convention européenne des Droits de l'Homme. En revanche, elle n'a pas cette compétence à l'égard d'une réglementation nationale qui ne se situe pas dans le cadre du droit communautaire. Eu égard aux circonstances de l'affaire au principal et compte tenu des conclusions précédentes relatives à la portée des dispositions des articles 59 et 62 du traité, il apparaît que tel est le cas de l'interdiction qui fait l'objet du litige devant le juge de renvoi.
32 Il convient donc de répondre aux deuxième et troisième questions posées par le juge national que le droit communautaire ne s'oppose pas à ce qu'un État membre où l'interruption médicale de grossesse est prohibée interdise à des associations d'étudiants de diffuser des informations au sujet de la désignation et du lieu d'implantation de cliniques d'un autre État membre où sont légalement pratiquées des interruptions volontaires de grossesse, ainsi que des moyens d'entrer en contact avec ces cliniques, lorsque les cliniques en question ne sont en aucune manière à l'origine de la diffusion desdites informations.
Sur les dépens
Les frais exposés par le Gouvernement irlandais ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur la question à elle soumise par la High Court, Dublin, par ordonnance du 5 mars 1990, dit pour droit :
1) L'interruption médicale de grossesse, réalisée conformément au droit de l'État où elle a lieu, est un service au sens de l'article 60 du traité CEE.
2) Le droit communautaire ne s'oppose pas à ce qu'un État membre où l'interruption médicale de grossesse est prohibée interdise à des associations d'étudiants de diffuser des informations au sujet de la désignation et du lieu d'implantation de cliniques d'un autre État membre où sont légalement pratiquées des interruptions volontaires de grossesse, ainsi que des moyens d'entrer en contact avec ces cliniques, lorsque les cliniques en question ne sont en aucune manière à l'origine de la diffusion desdites informations.