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Décisions

CJCE, 10 mars 1981, n° 36-80

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Irish Creamery Milk Suppliers Association, Doyle

Défendeur :

Gouvernement d'Irlande, An Taoiseach

CJCE n° 36-80

10 mars 1981

LA COUR,

1. Par ordonnance du 25 octobre 1979, parvenue à la Cour le 28 janvier 1980, la High Court d'Irlande a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, deux questions préjudicielles dont l'une concerne l'interprétation dudit article 177 et dont l'autre vise à obtenir les éléments d'interprétation du droit communautaire qui lui sont nécessaires pour apprécier la conformité, avec le droit, d'une taxe temporaire de 2 % imposée par le Gouvernement irlandais en 1979 sur la valeur de certains produits agricoles. Par ordonnance du 29 novembre 1979, parvenue à la Cour le 6 mars 1980, la même juridiction a, dans une autre affaire pendante devant elle, posé des questions pratiquement identiques.

2. Il résulte des dossiers que la taxe litigieuse a été en vigueur du 1er mai au 31 décembre 1979 pour le lait frais et les bovins vivants, et du 1er août au 31 décembre 1979 pour certaines céréales, à savoir le blé, l'avoine et l'orge, ainsi que pour les betteraves sucrières. Sous réserve de quelques exceptions, notamment de caractère social, la taxe frappait ces produits au moment de leur livraison en vue de la transformation, du stockage ou de l'exportation. Elle ne s'appliquait pas aux produits importés, sauf aux bovins importés depuis plus de 14 jours, lesquels étaient considérés comme du bétail indigène. La taxe, versée au Trésor public, était payable soit par l'exportateur soit par l'entreprise de transformation ou de stockage. Comme elle était destinée à être supportée par les producteurs, les décrets gouvernementaux qui l'avaient instituée prévoyaient que les exportateurs et les entreprises seraient en droit de récupérer le montant de la taxe auprès des producteurs.

3. Deux associations de producteurs agricoles irlandais ainsi que quelques entreprises de transformation et un exportateur de bétail ont assigné le Gouvernement irlandais devant la High Court en vue de faire constater l'incompatibilité de la taxe avec le droit communautaire. Le juge, estimant que ces affaires soulevaient, avant tout, un problème d'interprétation des dispositions communautaires, a décidé de poser une question à la Cour, sans examiner au préalable les questions de fait qui opposent les parties, notamment en ce qui concerne le fonctionnement et les effets de la taxe. Le Gouvernement irlandais ayant soutenu qu'un renvoi à la Cour était prématuré à ce stade de la procédure, la High Court a inclut dans ses ordonnances de renvoi une première question concernant l'interprétation de l'article 177 du traité.

Sur la première question

4. La première question de la High Court d'Irlande est libellée comme suit:

'La High Court a-t-elle exercé correctement son pouvoir d'appréciation au sens de l'article 177 du traité en déferant à la Cour européenne, à ce stade de procédure, conformément audit article, la question formulée au point 2 ci-dessous ?'

5. Avant de répondre à cette question, il y a lieu de rappeler que l'article 177 du traité établit le cadre d'une coopération étroite entre les juridictions nationales et la Cour, fondée sur une répartition de fonctions entre elles. L'alinéa 2 de cet article fait ressortir clairement qu'il appartient à la juridiction nationale de décider à quel stade de la procédure il y a lieu, pour cette juridiction, de déférer une question préjudicielle à la Cour.

6. La nécessité de parvenir à une interprétation du droit communautaire qui soit utile pour le juge national exige, comme la Cour l'a déjà dit dans son arrêt du 12 juillet 1979 (Union Laitière Normande, affaire 244-78, Recueil, p. 2663), que soit défini le cadre juridique dans lequel l'interprétation demandée doit se placer. Dans cette perspective, il peut être avantageux, selon les circonstances, que les faits de l'affaire soient établis et que les problèmes de pur droit national soient tranchés au moment du renvoi à la Cour, de manière à permettre à celle-ci de connaître tous les éléments de fait et de droit qui peuvent être importants pour l'interprétation qu'elle est appelée à donner du droit communautaire.

7. Cependant, ces considérations ne limitent en rien le pouvoir d'appréciation du juge national, qui est seul à avoir une connaissance directe des faits de l'affaire et des arguments des parties, qui doit assumer la responsabilité de la décision judiciaire à intervenir et qui est ainsi le mieux placé pour apprécier à quel stade de la procédure il a besoin d'une décision préjudicielle de la Cour.

8. Il apparaît, dès lors, que le choix, par la juge national, du moment où il introduit un recours en vertu de l'article 177 obéit à des considérations d'économie et d'utilité procédurales dont l'appréciation appartient à ce juge.

9. Il y a donc lieu de répondre à la première question posée qu'en vertu de l'article 177, le soin de décider à quel stade de la procédure pendante devant elle il y a lieu, pour une juridiction nationale, de déférer une question préjudicielle à la Cour relève du pouvoir d'appréciation de cette juridiction.

Sur la deuxième question

10. La deuxième question se lit comme suit:

" Une taxe nationale comme celle qui est en cause dans la présente affaire est-elle contraire au traité instituant la Communauté économique européenne, et en particulier à ses articles 9, 11, 12, 16, 17, 38 à 46 ou à l'un d'eux, ou aux règlements du Conseil n° 804 de 1968, n° 805 de 1968, n° 3330 de 1974 et n° 2727 de 1975 ou à l'un d'eux ? "

11. Par cette question, la High Court cherche à obtenir les éléments d'interprétation du droit communautaire nécessaires pour apprécier la compatibilité de la taxe avec ce droit, et notamment avec les dispositions du traité interdisant les taxes d'effet équivalant à des droits de douane, avec celles concernant la politique agricole commune et avec les règlements portant organisation commune des marchés dans les secteurs des produits taxes. Comme tous les produits imposés relèvent d'une réglementation communautaire portant organisation commune des marchés, il convient en premier lieu d'apprécier la taxe par rapport à ces réglementations.

12. Dans les observations qu'elles ont présentées devant la Cour, les associations de producteurs agricoles, demanderesses au principal dans l'affaire 36-80, ont soutenu en premier lieu que la taxe constituerait une interférence illicite dans les organisations communes des marchés en cause dans la mesure où celles-ci cherchent à garantir un certain prix aux producteurs. Si le montant de la taxe devait être supporté, selon l'intention du Gouvernement irlandais, par les producteurs agricoles, ceux-ci recevraient un prix net inférieur au prix envisagé par les autorités communautaires lorsque celles-ci avaient fixé le prix indicatif ou d'orientation, le prix d'intervention ou le prix minimal pour le produit en cause. Un tel résultat serait contraire à l'un des objectifs de la politique agricole commune qui, selon l'article 39, paragraphe 1, lettre b), du traité, vise à assurer un niveau de vie équitable à la population agricole, notamment par le relèvement du revenu individuel de ceux qui travaillent dans l'agriculture.

13. Si les parties au principal expriment des opinions divergentes sur les raisons exactes qui ont conduit le Gouvernement irlandais à introduire la taxe, elles sont d'accord pour dire que celle-ci relève d'une politique des revenus qui vise à répartir les charges fiscales entre les différents secteurs de la population active. Comme le Gouvernement irlandais et la Commission le soutiennent, à juste titre, les organisations communes de marché ne s'opposent pas, en principe, à une telle politique nationale. Selon l'article 39, paragraphe 2, lettre c), du traité, il faut tenir compte, dans l'élaboration de la politique agricole commune, " du fait que, dans les Etats membres, l'agriculture constitue un secteur intimement lié à l'ensemble de l'économie ". La politique agricole commune ne vise dès lors pas à soustraire les agriculteurs aux effets d'une politique nationale des revenus. D'ailleurs, la fixation des prix communs dans le cadre des organisations communes de marché ne sert pas à garantir aux producteurs agricoles un prix net indépendamment de toute charge fiscale imposée par les autorités nationales et le libellé même de l'article 39, paragraphe 1, lettre b), montre que le relèvement du revenu individuel des agriculteurs est censé être en premier lieu le résultat des mesures structurelles décrites à la lettre a).

14. Il s'ensuit qu'une taxe nationale comme celle qui est en cause dans la présente affaire n'est pas, en tant que telle, contraire à la réglementation communautaire portant organisation commune des marchés. Cette conclusion n'est pas modifiée par la seule circonstance que, pour des raisons d'ordre administratif, la taxe était perçue par l'intermédiaire des exportateurs et des entreprises de transformation ou de stockage.

15. Cependant, les moyens employés pour mettre en œuvre une politique nationale des revenus englobant, entre autres, les producteurs agricoles seraient incompatibles avec le traité et avec la réglementation portant organisation commune des marchés, si ces moyens entravaient le fonctionnement des mécanismes dont les organisations concernées se servent pour atteindre leurs objectifs. Le véritable problème que pose la taxe litigieuse par rapport à cette réglementation est donc de savoir si, à côté de l'imposition sur le revenu des producteurs agricoles visée par le Gouvernement irlandais et en raison justement de son assiette et de ses modalités de perception, elle a produit d'autres effets de nature à entraver le fonctionnement des mécanismes prévus par les organisations en cause.

16. A cet égard, les demanderesses au principal dans l'affaire 36-80 font notamment valoir que, selon une jurisprudence constante de la Cour, même les effets potentiels d'une mesure nationale peuvent la rendre incompatible avec le traité. En ce qui concerne la taxe litigieuse, elles soulignent surtout ses effets potentiels sur la formation des prix du marché et sur l'approvisionnement de ce dernier. En outre, elles appuient les arguments de l'exportateur de bétail, demandeur au principal dans l'affaire 71-80, selon lesquels de tels effets se sont effectivement manifestés sur le marché bovin. En raison de ce que le demandeur qualifie de situation particulière du marché bovin en Irlande, les exportateurs n'auraient pu répercuter le montant de la taxe sur les producteurs. De plus, un nombre très important de bovins auraient été vendus et abattus juste avant l'introduction de la taxe, tandis que l'approvisionnement du marché aurait diminué par la suite, ce qui aurait eu pour conséquence une augmentation de l'importation, en provenance d'Irlande du Nord, de bétail exempté de la taxe s'il était vendu à une entreprise de transformation pendant les 14 premiers jours après l'importation. La suppression de la taxe aurait provoqué des effets en sens inverse. Selon les demandeurs au principal dans les deux affaires, la taxe aurait ainsi affecté la formation des prix du marché, l'approvisionnement de celui-ci et les échanges intracommunautaires, au moins dans le secteur bovin.

17. La taxe litigieuse est entrée en vigueur le 1er mai 1979 pour le lait et les bovins, et le 1er août 1979 pour les autres produits imposés. Pour tous les produits elle a été supprimée le 31 décembre de la même année. Il y a, dès lors, lieu d'examiner les tendances qui se sont manifestées sur les marchés en cause pendant la durée de son imposition et, le cas échéant, d'apprécier si de telles tendances doivent être imputées, au moins partiellement, aux effets de la taxe, en faisant abstraction toutefois des effets momentanés qui se sont manifestés immédiatement avant et après l'introduction et la suppression de la taxe, dans la mesure où ces effets peuvent être considérés comme la conséquence d'opérations effectuées en vue d'échapper à l'incidence de la taxe.

18. En dépit du taux réduit et de la durée limitée de la taxe, un tel examen est nécessaire parce que le régime fiscal mis en cause devant la juridiction nationale concerne des produits qui, sans exception, font l'objet d'une organisation commune de marché et qu'il s'applique, au surplus, à des stades de commercialisation qui coïncident largement avec ceux qu'envisagent ces organisations.

19. Il appartient à la juridiction nationale d'apprécier si la taxe dont elle est appelée à connaître a effectivement produit des effets qui entravent le fonctionnement des mécanismes prévus par les organisations communes de marché. En vue de l'appréciation à porter à cet égard par le juge national, il est toutefois possible de mettre en évidence certains éléments de droit communautaire.

20. Les mécanismes des organisations communes en cause ont essentiellement pour but d'atteindre un niveau de prix aux stades de la production et du commerce de gros qui tienne compte à la fois des intérêts de l'ensemble de la production communautaire dans le secteur concerne et de ceux des consommateurs, et qui assure les approvisionnements, sans inciter à une production excédentaire. Ces buts pourraient être compromis par des mesures nationales, prises unilatéralement, qui ont une influence sensible, fut-ce de manière non-intentionnelle, sur le niveau des prix du marché. Dans le cas d'une taxe comme celle de l'espèce, le risque d'une telle influence dépend non seulement de son taux et de sa durée, mais également de la situation sur le marché en cause et, pour les approvisionnements, surtout de son caractère plus ou moins général, c'est-à-dire du nombre de produits agricoles qu'elle frappe. Une taxe de courte durée frappant un nombre élevé de produits peut être neutre dans ce sens qu'elle n'entraînerait pas de modification de la structure de la production agricole. Par contre, si la taxe incite les producteurs à remplacer partiellement la production des produits imposés par une production d'autres produits non-imposés, la taxe risque de produire une distorsion sur plusieurs marchés.

21. La question posée à la Cour vise également les dispositions interdisant les taxes d'effet équivalant à des droits de douane. Les doutes exprimés par la juridiction nationale dans cette partie de la question sont dus au fait que la taxe, bien que ne frappant pas les produits en raison de leur importation, était perçue à l'occasion de leur livraison en vue, non seulement de leur transformation ou de leur stockage, mais également de leur exportation. Selon les dossiers, ce problème se pose, dans la pratique, uniquement pour les animaux. C'est, dès lors, dans cette perspective que la Cour répond à cette partie de la deuxième question.

22. Sur ce point, l'exportateur de bétail, demandeur dans l'affaire 71-80, fait valoir que, dans le cas de l'exportation des bovins vivants aux fins autres que leur abattage immédiat, la taxe frappait les animaux uniquement en raison de leur exportation, les animaux non-exportés en étant exemptés jusqu'au moment de leur livraison en vue de l'abattage.

23. A cet égard, il y a lieu de rappeler que, dans la mesure où il peut être établi que l'application d'une taxe intérieure grève les ventes à l'exportation plus lourdement que les ventes à l'intérieur du pays, cette taxe a un effet équivalant à un droit de douane à l'exportation. Tel ne serait cependant pas le cas d'une taxe qui, de manière systématique et selon les mêmes critères, appréhende les animaux, pour citer les mots du Gouvernement irlandais, " au point de leur séparation du cheptel national, que ce soit pour l'exportation ou pour l'abattage ".

24. Pour toutes ces raisons, il convient de répondre à la deuxième question :

- Qu'une taxe nationale temporaire, destinée à être supportée par les producteurs agricoles dans le cadre d'une politique des revenus répartissant les charges fiscales entre les différents secteurs de la population active, mais qui était imposée sous la forme d'un impôt indirect sur la valeur de certains produits agricoles, relevant d'organisations communes de marché, au moment de leur livraison en vue de la transformation, du stockage ou de l'exportation et payable soit par l'exportateur soit par l'entreprise de transformation ou de stockage, qui étaient en droit de récupérer le montant de la taxe auprès des producteurs, n'était pas, en principe, incompatible avec les dispositions du traité CEE sur la politique agricole, ni avec la réglementation communautaire portant organisation commune des marchés;

- Qu'une telle incompatibilité devrait, cependant, être constatée, dans la mesure où la taxe aurait eu pour effet d'entraver le fonctionnement des mécanismes prévus, dans le cadre des organisations communes concernés, pour la formation des prix communs et pour régler l'approvisionnement du marché;

- Qu'il appartient à la juridiction nationale d'apprécier si, et le cas échéant dans quelle mesure, la taxe dont elle est appelée à connaître a effectivement eu de tels effets;

- Qu'une taxe commune à celle décrite ci-dessus, même si elle frappe les bovins exportés sur pied à l'occasion de leur livraison en vue de l'exportation, ne relève pas de l'interdiction des taxes d'effet équivalant à des droits de douane à l'exportation, si elle frappe également, de manière systématique et selon les mêmes critères, les bovins non exportés à l'occasion de leur livraison en vue de l'abattage.

Sur les dépens

25. Les frais exposés par la Commission des Communautés européennes, qui a soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement; la procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur les questions à elle soumises par la High Court d'Irlande, par ordonnances du 25 octobre 1979 et du 29 novembre 1979, dit pour droit:

1) En vertu de l'article 177 du traité CEE, le soin de décider à quel stade de la procédure pendante devant elle il y a lieu, pour une juridiction nationale, de déférer une question préjudicielle à la Cour relève du pouvoir d'appréciation de cette juridiction.

2) Une taxe nationale temporaire, destinée à être supportée par les producteurs agricoles dans le cadre d'une politique des revenus répartissant les charges fiscales entre les différents secteurs de la population active, mais qui était imposée sous la forme d'un impôt indirect sur la valeur de certains produits agricoles, relevant d'organisations communes de marché, au moment de leur livraison en vue de la transformation, du stockage ou de l'exportation et payable soit par l'exportateur soit par l'entreprise de transformation ou de stockage, qui étaient en droit de récupérer le montant de la taxe auprès des producteurs, n'était pas, en principe, incompatible avec les dispositions du traité CEE sur la politique agricole, ni avec la réglementation communautaire portant organisation commune des marchés.

3) Une telle incompatibilité devrait, cependant, être constatée, dans la mesure où la taxe aurait eu pour effet d'entraver le fonctionnement des mécanismes prévus, dans le cadre des organisations communes concernées, pour la formation des prix communs et pour régler l'approvisionnement du marché.

4) Il appartient à la juridiction nationale d'apprécier si, et le cas échéant dans quelle mesure, la taxe dont elle est appelée à connaître a effectivement eu de tels effets.

5) Une taxe comme celle décrite ci-dessus, même si elle frappe les bovins exportés sur pied à l'occasion de leur livraison en vue de l'exportation, ne relève pas de l'interdiction des taxes d'effet équivalant à des droits de douane à l'exportation, si elle frappe également, de manière systématique et selon les mêmes critères, les bovins non-exportés à l'occasion de leur livraison en vue de l'abattage.