CJCE, 6e ch., 2 août 1993, n° C-266/91
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Celulose Beira Industrial (SA)
Défendeur :
Fazenda Pública
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Kakouris
Avocat général :
M. Gulmann
Juges :
MM. Murray, Mancini, Schockweiler, Kapteyn
Avocat :
Me Castelo Branco.
LA COUR (sixième chambre),
1 Par ordonnance du 10 juillet 1991, parvenue à la Cour le 16 octobre suivant, le Supremo Tribunal Administrativo de Lisbonne a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, cinq questions préjudicielles sur l'interprétation des articles 9, 12 et suivants, 30, 92 et 95 du traité CEE.
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant la société Celulose Beira Industrial (ci-après "Celbi") à la Fazenda Pública (ministère des Finances) au sujet du recouvrement d'une somme de 6 060 398 ESC, correspondant au montant dû et non payé d'une taxe parafiscale sur les pâtes chimiques.
3 Ladite taxe a été instituée par le décret-loi n° 75-C-86, du 23 avril 1986. A l'époque des faits, elle frappait les ventes de pâtes chimiques à un taux de 0,45 % de la valeur totale de la transaction, qu'il s'agisse de produits nationaux ou de produits importés.
4 Cette taxe était, parmi d'autres, destinée à financer l'Instituto dos Produtos Florestais (Institut des produits forestiers, ci-après, "IPF"), organisme de coordination économique, doté de la personnalité juridique et d'une autonomie financière. Créé en 1972 et supprimé en 1988, l'IPF était notamment chargé de coordonner et de réglementer les activités de production, de transformation et de commercialisation du bois, du liège, des résines et de leurs dérivés et sous-produits, d'en régler les conditions de fourniture ainsi que l'exportation et l'importation, d'en promouvoir la diffusion à l'étranger, d'en certifier l'origine, la qualité et le poids ainsi que d'effectuer des études techniques et économiques.
5 Pour accomplir ces tâches, il incombait à l'IPF, notamment, de collaborer à la promotion et à l'expansion du commerce des produits en question sur les marchés extérieurs, de défendre leur bonne réputation et leur juste valeur ainsi que d'accorder des crédits ou autres formes d'aides financières.
6 En mai 1987, Celbi a effectué des ventes de pâtes chimiques en omettant d'acquitter la taxe correspondante. L'IPF a alors formé un recours en vue du recouvrement de cette taxe devant le Tribunal Tributario de Primeira Instância de Coimbra qui a fait droit à sa demande. Ce jugement a été confirmé, en deuxième instance, par le Supremo Tribunal Administrativo. Celbi a alors saisi, en dernière instance, la Secção de Contencioso Tributario du Supremo Tribunal Administrativo, qui a décidé de surseoir à statuer et de déférer à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
"1. Le concept de taxes d'effet équivalant à des droits de douane à l'importation, visé aux articles 9, 12 et suivants du traité CEE, vise-t-il une taxe perçue par un institut public et frappant la vente de pâtes chimiques, sans distinction entre produits nationaux et produits importés, et dont le produit est destiné au financement des activités de cet institut (concrètement l'IPF, dont l'objet est défini au chapitre I du décret-loi n° 428 du 31 octobre 1972)?
2. Dans quelle mesure la destination légale d'une taxe perçue tant à charge des produits nationaux qu'à charge des produits importés conditionne-t-elle l'application de l'article 95 et peut-elle justifier que cette taxe soit qualifiée de taxe d'effet équivalent?
3. En cas de réponse affirmative aux deux premières questions, jusqu'à quel point l'exigence de la 'compensation intégrale des charges grevant le produit national', énoncée dans la jurisprudence communautaire, vise-t-elle une équivalence pécuniaire entre le montant de la taxe perçue à charge des opérateurs économiques nationaux et les avantages dont ils bénéficient ou cette exigence peut-elle, au contraire, être considérée comme une exigence ayant trait à la nature, à l'importance et au caractère indispensable des services dont bénéficie la production nationale et qui sont financés (comme le sont toutes les activités de l'organisme en cause) par les recettes provenant de la perception de la taxe, conformément à la disposition précitée?
4. Le fait que la recette d'une taxe qui frappe les produits nationaux et les produits importés soit utilisée pour les activités exercées par le même organisme peut-il constituer une aide d'État aux fins de l'application de l'article 92?
5. La perception d'une taxe qui, exprimée sous forme de pourcentage, frappe la valeur totale des ventes du produit national et du produit importé et qui est destinée au financement des activités d'un institut public, ces activités étant celles décrites dans le décret-loi, peut-elle être constitutive d'une violation de l'article 30 du traité de Rome?"
7 Pour un plus ample exposé des faits de l'affaire au principal, du déroulement de la procédure ainsi que des observations écrites présentées à la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
Sur les première et deuxième questions
8 Par ses première et deuxième questions, la juridiction nationale demande à être éclairée sur la notion de taxe d'effet équivalant à des droits de douanes, visée aux articles 12 et suivants du traité CEE, sur celle d'imposition intérieure discriminatoire figurant à l'article 95 du même traité, toutes deux étant envisagées par rapport à une taxe parafiscale comme celle en cause dans le litige au principal, ainsi que sur les liens entre ces deux notions.
9 Il convient de rappeler, à cet égard, que, selon une jurisprudence constante (voir notamment arrêt du 11 juin 1992, Sanders et Guyomarc'h, C-149-91 et C-150-91, Rec. p. I-3899, point 14), les dispositions relatives aux taxes d'effet équivalent et celles relatives aux impositions intérieures discriminatoires ne sont pas applicables cumulativement, de sorte qu'une même imposition ne saurait, dans le système du traité, appartenir simultanément à ces deux catégories.
10 En ce qui concerne les taxes d'effet équivalent, il est également de jurisprudence constante que leur interdiction vise toute taxe exigée à l'occasion ou en raison de l'importation, frappant spécifiquement un produit importé à l'exclusion du produit national similaire, et que même les charges pécuniaires destinées à financer l'activité d'un organisme de droit public peuvent constituer des taxes d'effet équivalent (voir notamment arrêt du 11 mars 1992, Sociétés Compagnie commerciale de l'Ouest e.a., C-78-90 à C-83-90, Rec. p. I-1847, point 23).
11 Dans l'hypothèse d'un régime général de redevances intérieures frappant systématiquement les produits nationaux et les produits importés selon les mêmes critères, ce sont les dispositions de l'article 95 du traité qui s'appliquent. Celles-ci interdisent qu'un État membre frappe, directement ou indirectement, les produits des autres États membres d'impositions intérieures supérieures à celles qui frappent les produits nationaux similaires ou de nature à protéger d'autres productions nationales, le critère d'application de l'article 95 étant, par conséquent, le caractère discriminatoire ou protecteur desdites impositions (voir notamment arrêt du 16 décembre 1992, Lornoy, C-17-91, Rec. p. I-0000, point 19).
12 Enfin, il convient de rappeler (voir notamment arrêts précités) qu'il peut y avoir lieu de tenir compte de la destination du produit des charges pécuniaires perçues tant dans le cadre des articles 12 et suivants que dans celui de l'article 95 du traité.
13 C'est ainsi que la Cour a précisé qu'une taxe, relevant d'un régime général de redevances intérieures frappant systématiquement les produits nationaux et les produits importés, peut néanmoins constituer une taxe d'effet équivalant à un droit de douane à l'importation, lorsque la recette de l'imposition est exclusivement destinée à alimenter des activités qui profitent spécifiquement aux produits nationaux et compensent intégralement la charge qu'ils supportent. Il y a lieu de considérer en effet que, dans une telle hypothèse, ladite taxe constitue, pour le produit importé, une charge pécuniaire nette, tandis que, pour le produit national, il ne s'agit que de la contrepartie d'avantages reçus.
14 En revanche, ladite taxe, tout en étant indistinctement applicable, constituerait néanmoins une violation de l'interdiction de discrimination édictée à l'article 95 du traité, si les avantages que comporte l'affectation de la recette de l'imposition profitaient spécialement aux produits nationaux imposés, en compensant partiellement la charge supportée par ceux-ci et en défavorisant ainsi les produits importés.
15 Il y a lieu dès lors de répondre aux première et deuxième questions de la juridiction nationale qu'une taxe parafiscale, indistinctement applicable aux produits nationaux et aux produits importés, constitue une taxe d'effet équivalant à un droit de douane interdite par l'article 12 du traité, lorsque les ressources qui en découlent sont totalement affectées au financement d'avantages dont bénéficient exclusivement les produits nationaux, compensant ainsi intégralement la charge grevant ces derniers. Si, par contre, lesdites ressources ne sont que partiellement affectées à ces avantages, qui ne compensent alors qu'une partie de la charge supportée par les produits nationaux, la taxe en question constitue une imposition discriminatoire interdite par l'article 95 du traité.
Sur la troisième question
16 Par sa troisième question, la juridiction nationale désire être éclairée sur la portée du critère de la compensation des charges. En particulier, elle souhaite savoir si ledit critère vise une équivalence pécuniaire entre le montant de la taxe perçue à la charge des producteurs nationaux et les avantages dont ils bénéficient, ou bien s'il implique une appréciation tenant, plus généralement, à la nature, à l'importance et au caractère indispensable des services fournis, sans qu'il soit question d'établir une correspondance mathématique avec les montants perçus.
17 Il y a lieu d'observer, à cet égard, que la ratio de la jurisprudence, rappelée ci-dessus, relative à l'affectation du produit d'une taxe indistinctement applicable ainsi qu'à la compensation des charges qui peut en découler, repose sur la constatation, d'ordre économique, que les avantages financés par les ressources d'une telle taxe constituent, en ce qui concerne les produits nationaux, la contrepartie des sommes versées, dont la charge est ainsi neutralisée, intégralement ou partiellement. Pour ce qui est des produits importés, exclus des avantages en question, la taxe représente en revanche une charge pécuniaire supplémentaire nette.
18 Dans ces circonstances, pour être utilement et correctement appliqué, le critère de la compensation suppose que soit vérifiée, au cours d'une période de référence, l'équivalence pécuniaire entre les montants globalement perçus sur les produits nationaux au titre de la taxe et les avantages dont ces produits bénéficient à titre exclusif. Tout autre paramètre, comme la nature, l'importance ou le caractère indispensable desdits avantages, ne fournirait pas une base suffisamment objective pour évaluer la compatibilité d'une mesure fiscale nationale avec les dispositions du traité; qui plus est, il serait insuffisamment précis pour permettre à l'État membre concerné de rétablir, avec certitude, en cas de violation soit de l'article 12, soit de l'article 95 du traité, une situation de légalité.
19 Il y a donc lieu de répondre à la troisième question de la juridiction de renvoi que le critère de la compensation des charges grevant le produit national doit être entendu dans le sens d'une équivalence pécuniaire, à vérifier au cours d'une période de référence, entre le montant global de la taxe perçue sur les produits nationaux et les avantages dont ces produits bénéficient à titre exclusif.
Sur la quatrième question
20 Par sa quatrième question, la juridiction nationale pose le problème de la compatibilité d'une taxe, telle que celle en cause dans le litige au principal, avec les dispositions du traité régissant les aides étatiques.
21 Il convient de relever à cet égard que, si une taxe parafiscale peut entrer dans le champ d'application soit de l'article 12, soit de l'article 95 du traité, l'affectation de son produit au bénéfice des produits nationaux peut néanmoins constituer une aide étatique, le cas échéant incompatible avec le Marché commun, si les conditions de l'article 92 du traité, telles qu'interprétées par la Cour, sont réunies.
22 Toutefois, il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante, l'incompatibilité des aides étatiques avec le Marché commun n'est ni absolue ni inconditionnelle. En organisant l'examen permanent et le contrôle des aides par la Commission, l'article 93 du traité vise à ce que la reconnaissance de l'incompatibilité éventuelle d'une aide avec le Marché commun résulte d'une procédure appropriée dont la mise en œuvre relève de la responsabilité de la Commission, sous le contrôle de la Cour. Les particuliers ne sauraient, dès lors, en invoquant le seul article 92, contester la compatibilité d'une aide avec le droit communautaire devant les juridictions nationales ni demander à celles-ci de se prononcer, à titre principal ou incident, sur une incompatibilité éventuelle (voir, notamment, arrêt Lornoy, précité).
23 Néanmoins, il appartient aux juridictions nationales de sauvegarder les droits des justiciables face à une éventuelle méconnaissance, par les autorités nationales, de l'interdiction de mise à exécution des aides, qui est édictée à l'article 93, paragraphe 3, dernière phrase, du traité et qui a un effet direct. Une telle méconnaissance, lorsqu'elle est invoquée par les justiciables et constatée par les juridictions nationales, doit conduire celles-ci à en tirer toutes les conséquences, conformément à leur droit national, tant en ce qui concerne la validité des actes portant exécution des mesures d'aides que pour ce qui est du recouvrement des soutiens financiers accordés. Leurs décisions n'impliquent pas pour autant une appréciation de la compatibilité des aides avec le Marché commun, laquelle relève, ainsi qu'il a déjà été rappelé, de la compétence exclusive de la Commission, sous le contrôle de la Cour (voir arrêt du 21 novembre 1991, Fédération nationale du commerce extérieur des produits alimentaires, C-354-90, Rec. p. I-5505).
24 Dès lors, il y a lieu de répondre à la quatrième question préjudicielle que l'affectation du produit d'une taxe parafiscale, telle que celle de l'espèce, peut constituer une aide étatique incompatible avec le Marché commun, si les conditions de l'article 92 du traité sont réunies, étant entendu qu'une telle appréciation relève de la compétence de la Commission et ne peut intervenir qu'au terme de la procédure prévue à cet effet par l'article 93 du traité.
Sur la cinquième question
25 La cinquième question de la juridiction nationale vise en substance à savoir si une taxe parafiscale, telle que celle en cause dans le litige au principal, peut être appréciée par rapport à l'article 30 du traité.
26 Pour répondre à cette question, il suffit de constater que, selon une jurisprudence bien établie, les taxes d'effet équivalant à des droits de douane et les entraves de nature fiscale, visées respectivement par les articles 9 à 16 et 95 du traité, n'entrent pas dans le champ d'application de l'article 30 (voir notamment arrêts du 22 mars 1977, Iannelli et Volpi, 74-76, Rec. p. 557 et Lornoy, précité).
27 Étant régie, comme il a été indiqué ci-dessus, soit par les articles 12 et suivants, soit par l'article 95 du traité, une taxe parafiscale du type de celle en cause dans le litige au principal ne saurait donc relever de l'article 30 du traité.
28 Il y a donc lieu de répondre à la cinquième question préjudicielle qu'une taxe parafiscale telle que celle visée dans le litige au principal, dès lors qu'elle est régie par les articles 12 et suivants ou par l'article 95 du traité, ne relève pas du champ d'application de l'article 30 de celui-ci.
Sur les dépens
29 Les frais exposés par les Gouvernements portugais et français ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (sixième chambre),
Statuant sur les questions à elle soumises par le Supremo Tribunal Administrativo de Lisbonne, par ordonnance du 10 juillet 1991, dit pour droit:
1) Une taxe parafiscale, indistinctement applicable aux produits nationaux et aux produits importés, constitue une taxe d'effet équivalant à un droit de douane interdite par l'article 12 du traité CEE, lorsque les ressources qui en découlent sont totalement affectées au financement d'avantages dont bénéficient exclusivement les produits nationaux, compensant ainsi intégralement la charge grevant ces derniers. Si, par contre, lesdites ressources ne sont que partiellement affectées à ces avantages, qui ne compensent alors qu'une partie de la charge supportée par les produits nationaux, la taxe en question constitue une imposition discriminatoire interdite par l'article 95 du traité.
2) Le critère de la compensation des charges grevant le produit national doit être entendu dans le sens d'une équivalence pécuniaire, à vérifier au cours d'une période de référence, entre le montant global de la taxe perçue sur les produits nationaux et les avantages dont ces produits bénéficient à titre exclusif.
3) L'affectation du produit d'une taxe parafiscale, telle que celle de l'espèce, peut constituer une aide étatique incompatible avec le Marché commun, si les conditions de l'article 92 du traité sont réunies, étant entendu qu'une telle appréciation relève de la compétence de la Commission et ne peut intervenir qu'au terme de la procédure prévue à cet effet par l'article 93 du traité.
4) Une taxe parafiscale telle que celle visée en l'espèce au principal, dès lors qu'elle est régie par les articles 12 et suivants ou 95 du traité, ne relève pas du champ d'application de l'article 30 de celui-ci.