CJCE, 27 septembre 1988, n° 263-86
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
État belge
Défendeur :
René Humbel et Marie-Thérèse Edel
LA COUR,
1 Par ordonnance du 16 mai 1986, parvenue à la Cour le 21 octobre suivant, la justice de paix du canton de Neufchâteau (Belgique) a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, trois questions préjudicielles portant sur l'interprEtation notamment des articles 59 et suivants et 128 dudit traité en vue de trancher un litige concernant le paiement de redevances (dites minerval) pour la fréquentation d'un institut d'enseignement de l'Etat par un ressortissant d'un autre Etat membre.
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'une action engagée par l'Etat belge contre M. R. Humbel et son épouse, parties défenderesses au principal, en leur qualité d'administrateurs légaux des biens de leur fils Frédéric (ci-après " l'intéressé "), et tendant au recouvrement d'une somme de 35 000 BFR, montant du minerval dû en raison des cours d'enseignement secondaire suivis par l'intéressé durant l'année scolaire 1984-1985, à l'Institut d'enseignement général et technique de l'Etat à Libramont (Belgique).
3 Il ressort du dossier que l'intéressé et ses parents sont de nationalité française. Ils sont domiciliés à Luxembourg où le père est employé.
4 Selon le dossier, l'enseignement donné dans cet institut relève de l'enseignement secondaire dispensé dans le cadre de l'éducation nationale. La filière suivie par l'intéressé est d'une durée totale de six ans comprenant trois degrés successifs de deux ans, à savoir un degré d'observation, un degré d'orientation et un degré de détermination ; les cours auxquels l'intéressé était inscrit pendant l'année 1984-1985 forment la deuxième année d'enseignement aboutissant au degré d'orientation. Ces cours constituent la partie d'éducation générale de base et ne couvrent donc pas des matières spécifiquement professionnelles. Par contre, les cours suivis par l'intéressé pendant le degré de détermination sont considérés, par la législation nationale, comme relevant de la formation professionnelle; pour leur fréquentation, aucun minerval n'est dû.
5 C'est à la suite du refus de l'intéressé de payer un minerval s'élevant à 35 000 BFR, minerval qui n'était pas dû par les élèves belges, que l'Etat belge a engagé son action.
6 La juridiction nationale saisie de l'affaire a sursis à statuer et pose à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
" 1°) Les cours suivis par Frédéric Humbel à l'institut technique de l'Etat à Libramont relèvent-ils de la formation professionnelle?
2°) Si ces cours ne relèvent pas de la formation professionnelle, Frédéric Humbel peut-il être considéré comme destinataire de services au sens des articles 59 et suivants du traité et un minerval peut-il être perçu à sa charge comme condition d'accès à des cours de formation générale ?
3°) Si les ressortissants luxembourgeois ont le droit de faire inscrire leurs enfants dans les établissements d'enseignement belges sans paiement d'un quelconque minerval, un travailleur français établi au Grand-duché de Luxembourg ne peut-il revendiquer le même traitement à son profit ? "
7 Pour un plus ample exposé du cadre juridique et des faits de l'affaire au principal ainsi que des observations présentées à la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
Sur la première question
8 La première question tend à savoir si un cours tel que celui visé ci-dessus peut être considéré comme relevant de l'enseignement professionnel, au sens du traité CEE.
9 A cet égard, les parties défenderesses soutiennent que même si l'année d'enseignement en question, envisagée isolément, ne semble pas répondre aux critères de la formation professionnelle tels que la Cour les a formulés dans son arrêt du 13 février 1985 (Gravier, 293-83, Rec. p. 593), elle correspond néanmoins à une telle formation dans la mesure où elle permet d'aborder le degré de détermination et donc l'enseignement proprement technique. En revanche, l'Etat belge a fait valoir, au cours de la procédure orale, que les cours suivis par l'intéressé relèvent de l'enseignement secondaire général qui ne donne pas une formation professionnelle au sens dudit arrêt. Le Royaume-Uni estime que le cours en question est un cours d'enseignement général secondaire, qui, dès lors, ne constitue pas " un enseignement professionnel ", au sens du traité CEE. Enfin, la Commission considère que les pièces du dossier ne permettent pas de connaître la nature de l'enseignement suivi par l'intéressé.
10 Il y a lieu de rappeler d'abord que la Cour a, dans son arrêt du 13 février 1985 précité, dit pour droit que toute forme d'enseignement qui prépare à une qualification pour une profession, métier ou emploi spécifique, ou qui confère l'aptitude particulière à exercer une telle profession, métier ou emploi, relève de l'enseignement professionnel, quel que soit l'âge et le niveau de formation des élèves ou des étudiants, et même si le programme d'enseignement inclut une partie d'éducation générale.
11 L'espèce au principal soulève plus particulièrement la question de savoir si une année d'enseignement, qui en elle-même ne répond pas à ce critère, doit être considérée comme relevant de l'enseignement professionnel lorsqu'elle fait partie integrante d'une filière d'enseignement qui doit être qualifiée comme telle.
12 A cet égard, il convient de souligner que les différentes années d'une filière d'enseignement ne sauraient être qualifiées isolément mais doivent l'être dans le cadre de la filière entière et notamment en fonction de la finalité de celle-ci, à condition, toutefois, que ladite filière constitue un ensemble possédant une unité et qu'il ne soit pas possible d'y distinguer une partie d'enseignement ne relevant pas de la formation professionnelle et une autre partie qui correspond par contre à cette notion (voir arrêt du 2 février 1988, Blaizot, 24-86, Rec. p. 379). Il appartient à la juridiction nationale d'appliquer ces critères aux faits de l'affaire dont elle est saisie.
13 Il convient donc de répondre à la première question que relève de l'enseignement professionnel, au sens du traité CEE, une année d'études appartenant à une filière d'enseignement qui constitue une unité d'enseignement préparant à une qualification pour une profession, un métier ou un emploi spécifiques ou conférant une aptitude particulière à exercer une telle profession, métier ou emploi.
Sur la deuxième question
14 La deuxième question vise le point de savoir si l'article 59 du traité CEE doit être interprété en ce sens que des cours dispensés dans un institut technique, relevant de l'enseignement secondaire dans le cadre du système de l'éducation nationale, doivent être qualifiés de services au sens de cette disposition. En cas de réponse affirmative, la juridiction nationale souhaite savoir si ledit article fait obstacle à la perception d'un minerval, dont le paiement n'est pas imposé aux élèves nationaux.
15 A cet égard, il convient de rappeler que, selon l'article 60, alinéa 1, du traité CEE, ne sont comprises dans le chapitre concernant les services que " les prestations fournies normalement contre rémunération ".
16 Même si la notion de rémunération n'est pas définie expressément par les articles 59 et suivants du traité CEE, sa portée juridique peut être déduite des dispositions de l'article 60, alinéa 2, dudit traité, selon lequel les services comprennent notamment des activités de caractère industriel et commercial ainsi que des activités artisanales et des professions libérales.
17 La caractéristique essentielle de la rémunération réside, dès lors, dans le fait que celle-ci constitue la contrepartie économique de la prestation en cause, contrepartie qui est normalement définie entre le prestataire et le destinataire du service.
18 Or, une telle caractéristique fait défaut dans le cas de cours dispensés dans le cadre du système d'éducation nationale. D'une part, en établissant et en maintenant un tel système, l'Etat n'entend pas s'engager dans des activités rémunérées, mais accomplit sa mission dans les domaines social, culturel et éducatif envers sa population. D'autre part, le système en cause est, en règle générale, financé par le budget public et non par les élèves ou leurs parents.
19 La nature de cette activité n'est pas affectée par le fait que, parfois, les élèves ou leurs parents sont obligés de payer des redevances ou des frais de scolarité en vue de contribuer dans une certaine mesure aux frais de fonctionnement du système. A plus forte raison, la simple circonstance que le paiement d'un minerval soit imposé aux seuls élèves étrangers ne saurait avoir un tel effet.
20 Il y a, dès lors, lieu de répondre à la première branche de la deuxième question que l'article 59 du traité CEE doit être interprété en ce sens que des cours dispensés à un institut technique relevant de l'enseignement secondaire dans le cadre du système d'éducation nationale ne peuvent pas être qualifiés de services, au sens de cette disposition.
21 Au vu de cette réponse, il n'est pas nécessaire d'examiner la seconde branche de la question.
Sur la troisième question
22 Par la troisième question, la juridiction nationale vise à savoir si le droit communautaire s'oppose à ce qu'un Etat membre impose un minerval, comme condition d'accès à des cours d'enseignement scolaire dispensés sur son territoire, aux enfants des travailleurs migrants résidant dans un autre Etat membre, alors qu'une même charge n'est pas imposée aux ressortissants de cet autre Etat membre.
23 A titre liminaire, il faut relever que cette question ne se pose que dans des cas ne relevant pas de la formation professionnelle visée à l'article 128 du traité CEE. En effet, il résulte de l'arrêt du 13 février 1985, précité, qu'en matière de formation professionnelle l'interdiction de discrimination en raison de la nationalité énoncée à l'article 7 du traité CEE s'applique en tout Etat de cause.
24 Pour répondre à la question posée, il convient de constater que la seule disposition de droit communautaire susceptible d'entrer en ligne de compte est l'article 12 du règlement n° 1612- 68 du Conseil, du 15 octobre 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs à l'intérieur de la communauté (JO L 257, p. 2), selon lequel les enfants d'un ressortissant d'un Etat membre qui est ou a été employé sur le territoire d'un autre Etat membre sont admis aux cours d'enseignement général, d'apprentissage et de formation professionnelle dans les mêmes conditions que les ressortissants de cet Etat, si ces enfants résident sur son territoire. La Cour a interprété cette disposition comme visant non seulement les règles relatives à l'admission, mais également les mesures générales tendant à faciliter la fréquentation de l'enseignement (arrêt du 3 juillet 1974, Casagrande, 9-74, Rec. p. 773). Toutefois, d'après son texte, l'article 12 dudit règlement n'impose d'obligation qu' à l'Etat membre où le travailleur migrant réside.
25 Il y a donc lieu de répondre à la troisième question que l'article 12 du règlement n° 1612-68 doit être interprété en ce sens qu'il ne s'oppose pas à ce qu'un Etat membre impose un minerval, comme condition d'accès à des cours d'enseignement scolaire général dispensés sur son territoire, aux enfants des travailleurs migrants résidant dans un autre Etat membre alors qu'il n'impose pas cette charge aux ressortissants de cet autre Etat membre.
Sur les dépens
26 Les frais exposés par le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord, par la République italienne et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions à elle soumises par la Justice de paix du canton de Neufchâteau, par ordonnance du 16 mai 1986, dit pour droit :
1°) Relève de l'enseignement professionnel, au sens du traité CEE, une année d'études appartenant à une filière d'enseignement qui constitue une unité d'enseignement préparant à une qualification pour une profession, un métier ou un emploi spécifiques ou conférant une aptitude particulière à exercer une telle profession, métier ou emploi.
2°) L'article 59 du traité CEE doit être interprété en ce sens que des cours dispensés à un institut technique relevant de l'enseignement secondaire dans le cadre du système d'éducation nationale ne peuvent pas être qualifiés de services, au sens de cette disposition.
3°) L'article 12 du règlement n° 1612-68 du Conseil, du 15 octobre 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs à l'intérieur de la Communauté, doit être interprété en ce sens qu'il ne s'oppose pas a ce qu'un Etat membre impose un minerval, comme condition d'accès à des cours d'enseignement scolaire général dispensés sur son territoire, aux enfants des travailleurs migrants résidant dans un autre Etat membre alors qu'il n'impose pas cette charge aux ressortissants de cet autre Etat membre.