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Décisions

CJCE, 2 février 1988, n° 61-86

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord

Défendeur :

Commission des Communautés européennes

CJCE n° 61-86

2 février 1988

LA COUR,

1. Par requête déposée au greffe de la cour le 4 mars 1986, le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord a introduit, en vertu de l'article 173, alinéa 1, du traité CEE, un recours visant à l'annulation du règlement n° 3451-85 de la Commission, du 6 décembre 1985 (JO l 328, p. 23), et du règlement n° 9-86 de la Commission, du 3 janvier 1986 (JO l 2, p. 14), modifiant l'un et l'autre le règlement n° 1633-84 de la Commission portant modalités d'application de la prime variable à l'abattage des ovins, en ce qu'ils imposent à la sortie de la région 5 la perception d'un "clawback" sur des animaux et des produits qui n'ont pas bénéficié de la prime variable à l'abattage et qui ne sont pas susceptibles d'en bénéficier.

2. Par ordonnance du 18 juin 1986, la cour a admis la République française à intervenir à l'appui des conclusions de la Commission.

3. A l'appui de son recours, le Royaume-Uni invoque :

- l'incompétence de la Commission, en ce que l'article 9, paragraphe 3, du règlement n° 1837-80 du conseil, du 27 juin 1980, portant organisation commune des marchés dans le secteur des viandes ovine et caprine (JO l 183, p. 1), tel que modifié par le règlement n° 871-84, du 31 mars 1984 (JO l 90, p. 35), n'habiliterait la Commission qu'à prévoir le prélèvement à l'exportation d'un montant correspondant exactement à celui de la prime variable dont a effectivement bénéficié l'animal exporté;

- le détournement de pouvoir consistant à avoir voulu, sous prétexte de neutralisation des effets de la prime variable à l'abattage octroyée pour les agneaux, limiter à un certain niveau les exportations de viande ovine du Royaume-Uni vers la France;

- la violation des principes fondamentaux relatifs à la libre circulation des marchandises, en ce que l'imposition d'une perception à l'exportation, dans la mesure où elle dépasse la simple récupération d'une prime antérieurement payée, constituerait une taxe d'effet équivalant à un droit de douane et aurait comme conséquence pratique d'agir comme une restriction quantitative à l'exportation;

- l'insuffisance de la motivation, en ce que la Commission n'aurait pas expliqué les raisons constituant la justification économique des mesures prises.

4. Par son premier moyen, le Royaume-Uni constate que l'article 9, paragraphe 4, du règlement n° 1837-80, tel que modifié par le règlement n° 871-84, ne permet à la Commission que de prendre des mesures prévues dans le cadre du paragraphe 3 du même article, qui charge la Commission d'arrêter les mesures nécessaires pour permettre la perception, à la sortie de la région 5, "d'un montant équivalant à celui de la prime effectivement octroyée ". D'après ses termes, cette disposition ne confèrerait compétence à la Commission que pour imposer la perception à l'exportation sur des animaux ayant bénéficié de la prime variable à l'abattage d'un montant correspondant exactement à celui de la prime effectivement payée pour ces animaux. En prescrivant la perception à l'exportation d'un montant en fonction de la prime variable, en cas d'exportation d'animaux pour lesquels cette prime n'a pas été payée, la Commission aurait dépassé le cadre de son habilitation.

5. La Commission, par contre, estime que cette disposition lui permet d'imposer le prélèvement sur tous les animaux de l'espèce ovine, dans le but de compenser adéquatement tous les effets de la prime qui se répercuteraient également sur le prix des animaux qui n'en ont pas directement bénéficié. Elle s'appuie, à cet effet, sur la partie du paragraphe 3 visant la perception "sur tous les produits visés à l'article 1er, sous a) et c)".

6. Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure et des moyens et arguments des parties, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la cour.

7. En ce qui concerne le texte de la disposition de l'article 9, paragraphe 3, précitée, force est de constater que les termes utilisés ne sont pas tout a fait clairs quant à la portée de l'habilitation conférée à la Commission. Il est d'ailleurs admis par la Commission que le membre de phrase qu'elle invoque en faveur de sa thèse ne doit pas être pris à la lettre, étant donne qu'elle ne prétend nullement imposer un "clawback" sur tous les produits vises à l'article 1er, sous a) et c). Le texte ne faisant ainsi pas clairement apparaître une intention de conférer à la Commission un large pouvoir d'appréciation pour déterminer les animaux sur lesquels le "clawback" doit porter, il est indispensable, pour en dégager le sens et la portée, de s'inspirer des objectifs fondamentaux poursuivis par toute organisation commune de marché, en tenant compte des exigences et contraintes spécifiques de l'organisation particulière en cause.

8. A cet effet, il convient d'abord de rappeler que, d'après l'article 43, paragraphe 3, sous b), du traité, toute organisation commune de marché "assure aux échanges à l'intérieur de la Communauté des conditions analogues à celles qui existent dans un marché national ".

9. Pour satisfaire à cet objectif, toute organisation commune de marché doit réaliser essentiellement la libre circulation des produits qui doit comporter la suppression de toute entrave susceptible d'y faire obstacle. En effet, ainsi que la cour l'a jugé notamment dans son arrêt du 20 avril 1978 (les Commissionnaires Réunis et les fils de Henri Ramel, 80 et 81-77, rec. P. 927, point 24), l'élimination entre les Etats membres des droits de douane et des taxes d'effet équivalent constitue un principe fondamental du Marché commun, applicable à l'ensemble des produits et marchandises, de sorte que toute exception, d'ailleurs d'interprétation stricte, doit être clairement prévue, et les compétences étendues qui peuvent être reconnues à la Commission en vue de la conduite de la politique agricole commune doivent être utilisées dans la perspective de l'unité de marché, à l'exclusion de toute mesure portant atteinte à l'élimination entre les Etats membres des droits de douane et des restrictions quantitatives ou des taxes ou mesures d'effet équivalent (arrêt précité, point 35).

10. Il convient de constater que toute perception d'une somme d'argent à l'exportation vers un autre Etat membre, à quelque titre que ce soit, constitue, en principe, une entrave à la libre circulation des produits dans le Marché commun.

11. Une telle perception peut toutefois trouver une justification dans une organisation de marché non encore intégralement unifiée, lorsqu'elle est destinée à compenser des inégalités résultant de l'état de réalisation imparfaite de l'organisation commune de marché, dans le but de permettre aux produits couverts par celle-ci de circuler à des conditions égales, sans que la concurrence entre producteurs de différentes régions ne soit artificiellement faussée. C'est ce que la cour a admis dans son arrêt du 15 septembre 1982 (Kind/CEE, 106-81, rec. P. 2885), en déclarant que la perception à l'exportation prévue par l'article 9, paragraphe 3, du règlement n° 1837-80 n'est pas à considérer comme une taxe d'effet équivalant à un droit de douane, dans la mesure où elle est indissociable du régime d'intervention constitué par le versement de la prime variable à l'abattage, et à pour objet de compenser exactement les incidences de cette prime et de permettre ainsi aux produits en provenance des Etats ou des régions où cette prime est allouée d'être exportés dans les autres Etats membres sans perturber leurs marchés.

12. L'organisation commune des marchés dans le secteur de la viande ovine, instituée par le règlement n° 1837-80, n'a toujours pas réalisé l'intégration complète des différents marchés régionaux et reste caractérisée par son état d'évolution progressive vers un marché unique. Si le règlement n° 871-84 a supprimé l'existence de prix de référence pour chacune des six régions que reconnaît cette organisation commune de marché, il n'en reste pas moins qu'il subsiste encore actuellement des différences entre ces différentes régions, dont la plus importante consiste dans le fait que, parmi les mesures de soutien du marché, la prime variable à l'abattage est réservée à une seule région, la région 5, c'est-à-dire la Grande-Bretagne. Dans cette région, cette prime existe à coté de la prime annuelle prévue dans toutes les régions pour compenser la perte de revenu des producteurs de viande ovine au cours d'une campagne de commercialisation. Il convient toutefois de noter que la prime variable ne s'ajoute pas à la prime annuelle qui est payée à la fin de l'année, mais que, selon certaines modalités, elle vient en déduction de celle-ci, de sorte qu'on peut la considérer comme une espèce d'avance touchée au moment de l'abattage de l'animal sur la prime générale payée après la fin de l'année.

13. Si, initialement, il incombait au Royaume-Uni de déterminer les animaux qui pouvaient bénéficier de la prime variable et si, sous ce régime, elle fut octroyée à la majorité des animaux de l'espèce ovine, la Commission a, par les règlements n°s 3451-85 et 9-86, limité la possibilité d'octroyer la prime en fait aux seuls agneaux répondant à certaines normes.

14. L'état incomplet d'une telle organisation commune des marchés, qui résulte notamment du fait qu'une certaine mesure de soutien est réservée aux producteurs d'une région déterminée dont elle est susceptible d'améliorer la position concurrentielle, peut appeler des mesures correctrices pour rétablir l'égalité de position concurrentielle entre producteurs de toutes les régions. De telles mesures, en tant qu'elles constituent des entraves à la libre circulation des produits vers laquelle toute organisation commune de marchés doit tendre, revêtent nécessairement un caractère exceptionnel, et leur portée doit être strictement limitée à leur objectif spécifique dans la réalisation de conditions de marché se rapprochant le plus d'un marché intérieur.

15. Une disposition prévoyant dans une telle situation une perception à l'exportation doit, en conséquence, être interprétée de façon restrictive. En l'absence d'intention contraire résultant clairement du texte ou des considérations qui l'ont justifié, l'article 9, paragraphe 3, précité, ne peut ainsi recevoir l'interprétation large entendue par la Commission et doit être compris comme prescrivant uniquement la récupération du montant d'une prime effectivement payée pour un animal en cas de sortie de celui-ci de la région dans laquelle la prime a été octroyée.

16. Il en résulte que, en imposant, par ses règlements n°s 3451-85 et 9-86, sur des carcasses d'ovins provenant d'animaux autres que ceux pouvant faire l'objet de la prime variable à l'abattage, la perception à la sortie de la région 5 d'un montant correspondant à une fraction de cette prime octroyée pour les agneaux y donnant droit, la Commission a dépassé les limites de l'habilitation que lui confère l'article 9, paragraphe 3.

17. En conséquence, sans qu'il soit nécessaire d'examiner les autres moyens de la requête, il y a lieu de faire droit à la demande du Royaume-Uni et d'annuler les deux règlements attaqués dans leurs dispositions qui prévoient une perception à l'exportation vers un autre Etat membre sur des animaux et des produits de l'espèce ovine qui n'ont pas donné lieu et qui ne sont pas susceptibles de donner lieu au paiement de la prime variable à l'abattage.

Sur les dépens :

18. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. La Commission ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens, sauf que la République française, comme partie intervenante, supportera ses propres dépens.

Par ces motifs,

LA COUR

Déclare et arrête :

1) Le règlement n° 3451-85 de la Commission, du 6 décembre 1985, et le règlement n° 9-86 de la Commission, du 3 janvier 1986, modifiant l'un et l'autre le règlement n° 1633-84 de la Commission portant modalités d'application de la prime variable à l'abattage des ovins, sont annulés en ce qu'ils imposent à la sortie de la région 5 la perception d'un "clawback" sur des animaux et des produits de l'espèce ovine qui n'ont pas donné lieu et qui ne sont pas susceptibles de donner lieu au paiement de la prime variable à l'abattage.

2) la Commission est condamnée aux dépens, sauf que la République française supportera ses propres dépens.