CJCE, 29 novembre 1983, n° 181-82
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Roussel Laboratoria BV et autres
Défendeur :
État néerlandais
LA COUR,
1. Par jugement du 14 juillet 1982, parvenu à la Cour le 20 juillet 1982, le Président de l'arrondissementsrechtbank de La Haye a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, plusieurs questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 3, sous F, 5, 7, 30, 85 et 86 du traité CEE et de certains principes du droit communautaire en vue d'être mis en mesure d'apprécier la compatibilité avec ce droit d'une reglementation nationale concernant le prix des médicaments importes.
2. Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'une procédure en référé, intentée contre l'état néerlandais par dix entreprises pharmaceutiques ainsi que l'association néerlandaise de l'industrie pharmaceutique, visant à déclarer inopérante la prijzenbeschikking registergeneesmiddelen 1982 du 8 juin 1982 (arrêté de 1982 relatif aux prix des médicaments répertoriés - staatscourant n° 107, du 9 juin 1982, p. 7) adoptée à la base de la prijzenwet (loi sur les prix) qui autorise les ministres compétents à fixer des prix maximaux s'ils estiment que l'intérêt socio-économique général l'exige.
3. Avant juin 1982, les prix des médicaments, qu'ils fussent produits aux Pays-Bas ou importés, étaient réglementés indistinctement par la prijzenbeschikking goederen en diensten 1982 (arrêté 1982 relatif aux prix des biens et services - staatscourant n° 250, du 29.12.1981, p. 6) qui continue a s'appliquer aux médicaments nationaux. Cet arrêté interdit aux producteurs de biens de vendre sur le marché intérieur une marchandise à un prix excédent 100,9% du prix de référence facturé avant le 28 novembre 1981, majoré ou diminué à concurrence du montant correspondant aux fluctuations du prix d'achat des matières premières, des matières auxiliaires et des coûts de transport ainsi que des droits d'accise et de la taxe sur le chiffre d'affaires. Les commerçants sont tenus de ne pas dépasser le prix d'achat de la marchandise, majoré à concurrence de 105% de leur marge avant la date de référence du 28 novembre 1981 et de la taxe sur le chiffre d'affaires.
4. La prijzenbeschikking registergeneesmiddelen 1982 a introduit une réglementation spécifique pour les médicaments importés. Il résulte des motifs de cet arrêté, reproduits dans le jugement de renvoi, que les ministres compétents ont estime que la réglementation précédemment applicable n'offrait que des possibilités imparfaites pour contrôler les prix des médicaments importés, étant donné que les prix à l'importation de ces produits seraient souvent supérieurs à ceux pratiqués dans certains pays d'origine où le niveau de prix des médicaments est plus bas, ces prix d'importation élevés pouvant être répercutés selon la prijzenbeschikking goederen en diensten. La prijzenbeschikking registergeneesmiddelen a donc interdit de vendre un médicament importé à un prix supérieur au dernier prix de base franco-usine applicable dans le pays d'origine dans un cas similaire avant le 15 mai 1982 pour un médicament identique contenu dans un emballage de même dimension, majoré ou diminué du montant dont ce prix de base franco-usine a augmenté ou baissé depuis cette date, majoré en outre des frais directs et de la marge appliquée avant la date de référence du 15 mai 1982 ou de la marge maximale en vertu de la prijzenbeschikking goederen en diensten, et majoré de la taxe sur le chiffre d'affaires.
5. Dans la procédure au principal, les demanderesses ont notamment fait valoir que cette réglementation serait contraire aux articles 30, 7 et 3, sous F, 85 et 86 du traité CEE ainsi qu'aux principes généraux du droit communautaire en matière d'égalité, de proportionnalité, de sécurité juridique et de diligence dans la préparation des actes législatifs. L'état néerlandais a défendu l'arrêté litigieux en faisant valoir notamment que le commerce intracommunautaire ne serait pas affecte lorsque les autorités nationales prennent des mesures contre une division artificielle du marché commun par un système de double prix, tel que pratiqué par certaines entreprises pharmaceutiques.
6. Estimant que la décision sur le litige dépend de l'interprétation de différentes règles du droit communautaire, le Président de l'arrondissementsrechtbank a soumis à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
1°) la prijzenbeschikking registergeneesmiddelen 1982 doit-elle être considérée, à la lumière de l'argumentation de l'Etat membre néerlandais, comme :
- une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative à l'importation, interdite par l'article 30 du traité CEE ?
- une forme de discrimination, interdite par l'article 7 du traité CEE ?
2°) les dispositions des articles 3, sous F, et 5, combinées avec celles des articles 85 et 86 du traité CEE, ont-elles un effet direct ?
3°) dans l'affirmative, l'Etat membre néerlandais a-t-il contrevenu alors aux articles précités, en promulguant la prijzenbeschikking registergeneesmiddelen 1982 ?
4°) un effet direct doit-il être reconnu, dans un litige comme celui de l'espèce, aux principes :
- d'égalité,
- de proportionnalité,
- de sécurité juridique et
- de diligence dans la préparation des actes législatifs ?
5°) dans l'affirmative, l'Etat membre néerlandais a-t-il enfreint alors un ou plusieurs de ces principes, en promulguant la prijzenbeschikking registergeneesmiddelen 1982 ?
Sur le marché des médicaments aux Pays-Bas
7. Avant de répondre à ces questions, il convient d'évoquer certaines caractéristiques du marché des médicaments aux Pays-Bas auquel se réfère la réglementation nationale litigieuse dans le cadre de la procédure au principal.
8. Il est constant que les prix des médicaments différent fortement d'un Etat membre à l'autre. Alors que dans certains Etats membres, notamment en France, en Belgique et en Italie, le niveau des prix est bas, les Pays-Bas font partie des Etats membres ayant un niveau élevé des prix tant pour les médicaments nationaux qu'importés. Ces différences de prix sont notamment dues à des réglementations par lesquelles certains Etats membres interviennent, soit directement soit par des mesures dans le domaine de la sécurité sociale, dans la formation des prix.
9. Le marché des médicaments est caractérisé par la présence d'entreprises très importantes dont l'activité s'étend à plusieurs états, voire même à l'échelle mondiale, et qui sont en mesure d'adapter leur politique de prix aux conditions d'un marche national donne. Le consommateur final d'un médicament n'a généralement qu'une influence très réduite sur le choix du médicament, qu'il consomme le plus souvent sur prescription médicale, et il n'a normalement qu'un intérêt financier limite à consommer des médicaments peu onéreux puisque ses frais sont couverts par la sécurité sociale. Dans ces circonstances, la concurrence entre les entreprises pharmaceutiques ne porte guère sur le prix des médicaments, et les différences de prix pratiquées par les producteurs selon le pays de destination des médicaments peuvent, en principe, être facilement répercutées sur le consommateur.
10. Sur le marche des Pays-Bas, environ 80 % des médicaments consommés sont importés d'autres Etats membres. Les médicaments produits aux Pays-Bas sont, de leur côté, destinés à 80% environ à l'exportation.
11. La réglementation litigieuse de la prijzenbeschikking registergeneesmiddelen vise une réduction des prix élevés pratiqués sur le marché néerlandais pour les médicaments importés en excluant la possibilité pour les producteurs des Etats membres ou les prix des médicaments sont bas de faire varier leurs prix d'un Etat membre à l'autre, selon la destination des médicaments, en l'occurrence le marché néerlandais. Les producteurs étrangers sont placés dans la situation soit de devoir accepter une baisse de leur prix jusqu'au niveau existant dans l'état d'origine, soit de devoir renoncer à vendre sur le marché néerlandais.
Sur l'application de l'article 30
12. La première question posée par le Président de l'arrondissementsrechtbank vise, dans sa première partie, en substance à savoir si l'article 30 du traité doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à une réglementation nationale sur le prix de marchandises importées du type de celle ci-dessus décrite.
13. Selon les demanderesses au principal, l'article 30 doit être interprété en ce sens qu'une réglementation du type de celle litigieuse en l'espèce constitue une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative parce qu'elle restreint les échanges en mettant le fournisseur de médicaments dans l'impossibilité de vendre ceux-ci à des prix rentables, étant donné que les interventions artificielles de certains Etats membres limitant les prix des médicaments ne permettraient pas de pratiquer dans ces Etats membres des prix qui couvrent les véritables coûts.
14. Le Gouvernement néerlandais observe qu'en l'absence d'une réglementation communautaire, les Etats membres peuvent réglementer les prix des marchandises. L'arrêté litigieux ferait partie d'un régime général concernant les prix des médicaments. Il ne défavoriserait pas les médicaments importés car les importateurs pourraient répercuter les prix franco-usine appliqués pour les produits destinés a la consommation sur le territoire de l'Etat membre de production et percevoir des marges commerciales inchangées. Un Etat membre serait en droit de lutter contre des différences de prix d'un Etat membre à l'autre résultant d'un mauvais fonctionnement du marché commun et de la pratique d'une système de double prix de la part de certains fabricants.
15. La commission estime que des mesures nationales réglementant les prix des produits importés sur la base des prix franco-usine appliqués pour les produits destinés à la consommation sur le territoire de l'Etat membre de production ne constituent pas en elles-mêmes des mesures d'effet équivalant à des restrictions quantitatives. Toutefois, il en serait autrement si l'écoulement des produits importés était rendu impossible ou sensiblement plus difficile que celui des produits nationaux parce que le prix fixe dans l'Etat membre de production n'est pas suffisant pour couvrir le prix de revient réel. Il appartiendrait au juge national d'examiner si tel est le cas en l'espèce, compte tenu des caractéristiques du marche communautaire des produits pharmaceutiques.
16. L'article 30 du traité interdit, dans le commerce entre Etats membres, toute mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative. Selon une jurisprudence constante de la Cour, sont à considérer comme telles toutes les mesures qui sont susceptibles d'entraver, directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, les échanges entre Etats membres.
17. La Cour a itérativement eu l'occasion d'appliquer ces principes à des régimes de réglementation des prix indistinctement applicables aux produits nationaux et aux produits importés (cf. arrêts du 26. 2. 1976, Tasca, 62-75, Recueil p. 291, et Sadam, 88 à 90-75, Recueil p. 323 ; arrêt du 24.1.1978, van Tiggele, 82-77, recueil p. 25 ; arrêt du 6.11.1979, Danis, 16 à 20-79, Recueil p. 3327). Elle a constaté que de tels régimes ne constituent pas en eux-même des mesures d'effet équivalant à une restriction quantitative, mais peuvent produire un tel effet lorsque les prix se situent à un niveau tel que l'écoulement des produits importés devient soit impossible soit plus difficile que celui des produits nationaux.
18. Or, dans un cas comme celui auquel se réfère la question posée en l'espèce, il ne s'agit pas d'une réglementation indistinctement applicable aux nationaux et aux produits importés, mais de règles différentes pour les deux groupes de produits qui se trouvent dans des arrêtés différents et se distinguent également quant au fond. Alors que la réglementation concernant les produits nationaux gèle les prix à une certaine date sous réserve des augmentations admises sous certaines conditions, celle concernant les produits importés fixe les prix au niveau pratique par les producteurs pour la vente dans l'état de production.
19. Une telle réglementation différenciée pour les deux groupes de produits doit être considérée comme mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative dès qu'elle est susceptible de défavoriser, de quelle façon que ce soit, l'écoulement des produits importés.
20. C'est à la lumière des conditions existant sur le marché de l'Etat membre d'importation qu'il y a lieu d'apprécier la compatibilité, avec les règles dégagées ci-dessus, d'une réglementation comme celle de l'espèce.
21. Il est vrai qu'une réglementation de gel des prix à une certaine date tient compte en substance, pour ce qui est des produits nationaux, du prix franco-usine de ces produits pratiqué à cette date pour la vente dans l'état de production, prix qui, en l'espèce, est également le critère pour la fixation du prix des produits importés. Toutefois, ce critère du prix franco-usine a une signification différente d'un Etat membre de production à l'autre en raison des dispositions légales et des conditions économiques qui y déterminent la formation de ce prix. Ainsi, une réglementation comme celle de l'espèce à des effets différents, d'une part, pour les producteurs d'un Etat membre qui bloque les prix à un niveau fixé antérieurement par les producteurs eux-mêmes et, d'autre part, pour les producteurs d'un Etat membre qui fixe lui-même autoritairement des prix imposés.
22. Alors que les producteurs des produits nationaux et des produits importés pouvaient, jusqu'à l'entrée en vigueur d'une telle réglementation différenciée, tirer les bénéfices que les conditions sur le marché d'importation permettaient, seuls les producteurs de produits nationaux peuvent continuer à le faire après cette entrée en vigueur ; par contre, les producteurs des produits importés sont liés aux prix fixés dans l'Etat membre ou a lieu la production.
23. Une telle situation est susceptible de défavoriser l'écoulement des produits importés en le rendant plus difficile voire impossible ou, en tout cas, moins profitable que celui des produits nationaux chaque fois que le niveau de prix auquel renvoie, pour les produits des autres Etats membres, la réglementation de l'Etat membre d'importation est inférieur à celui applicable aux produits de cet état. Dans cette hypothèse, elle est donc susceptible d'entraver les échanges entre les Etats membres.
24. Cette constatation ne porte pas préjudice à la possibilité, pour les Etats membres, de lutter contre l'inflation et de prendre des mesures destinées à enrayer la hausse des prix des médicaments, quelle que soit leur origine, à condition de le faire par des mesures qui ne défavorisent pas les médicaments importés.
25. Il y a dès lors lieu de répondre à la première partie de la première question que l'article 30 du traité CEE s'oppose à l'introduction, par un Etat membre, en ce qui concerne les produits pharmaceutiques importes, d'une réglementation spécifique faisant référence aux prix franco-usine habituellement pratiqués pour les produits destinés à la consommation sur le territoire de l'Etat membre où la production a lieu, lorsque la réglementation applicable à la production nationale est basée sur un simple gel du niveau des prix à une certaine date de référence.
26. Compte tenu de cette réponse à la première partie de la première question, il n'y a plus lieu de répondre aux autres questions posées par le Président de l'arrondissementsrechtbank.
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Sur les dépens
27. Les frais exposés par le Gouvernement néerlandais et par la commission des communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
La Cour,
Statuant sur les questions à elle soumise par le Président de l'arrondissementsrechtbank de La Haye, par jugement du 14 juillet 1982, dit pour droit :
L'article 30 du traité CEE s'oppose à l'introduction, par un Etat membre, en ce qui concerne les produits pharmaceutiques importés, d'une réglementation spécifique faisant référence aux prix franco- usine habituellement pratiques pour les produits destinés à la consommation sur le territoire de l'Etat membre ou la production a lieu, lorsque la réglementation applicable à la production nationale est basée sur un simple gel du niveau des prix à une certaine date de référence.