CJCE, 15 mars 1988, n° 147-86
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Commission des Communautés européennes
Défendeur :
République hellénique
LA COUR,
1. Par requête déposée au greffe de la Cour le 13 juin 1986, la commission des communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CEE, un recours visant à faire constater qu'en interdisant aux ressortissants des autres Etats membres de créer, dans les mêmes conditions que les grecs, des écoles de rattrapage, dites "frontistiria", et des écoles privées d'enseignement professionnel et de dispenser un enseignement à domicile, ainsi qu'en limitant les possibilités d'emploi de ces ressortissants dans lesdites écoles, la République hellénique a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 52, 59 et 48 du traité.
2. Selon la commission, en vertu de la législation hellénique en vigueur, les ressortissants des autres Etats membres de la communauté ne sont pas autorisés :
- à créer des "frontistiria", lesquels se définissent comme "l'organisation, dans un même lieu, de cours dispensés à un groupe de plus de cinq personnes au total ou, indépendamment de la composition des groupes, à plus de dix personnes au total chaque semaine, ayant pour but de compléter et de consolider des connaissances relevant du programme des cycles d'enseignement primaire, secondaire et supérieur (préparatoire à l'université ou non), ou de permettre l'apprentissage de langues étrangères ou de la musique ou l'acquisition d'une formation générale dans le cadre d'études libres, à raison de trois heures au plus par jour et par groupe constitué des mêmes personnes";
- à créer des écoles privées d'enseignement professionnel, c'est-à-dire des écoles qui ne présentent pas les caractéristiques des "frontistiria" et qui dispensent un enseignement professionnel, quelle qu'en soit la nature;
- à dispenser un enseignement à domicile;
- à occuper des emplois de directeur et de professeur dans les "frontistiria" et les écoles privées d'enseignement professionnel, sous la réserve, toutefois, qu'un quota de professeurs de nationalité étrangère peut enseigner dans les "frontistiria" de langues étrangères.
3. Estimant que cette législation introduisait un régime discriminatoire en raison de la nationalité à l'égard des ressortissants des autres Etats membres et que ce régime était ainsi contraire aux articles 52, 59 et 48 du traité, la commission a adressé au Gouvernement hellénique, par lettre du 30 novembre 1984, une mise en demeure, en application de l'alinéa 1 de l'article 169 du traité. Ce Gouvernement n'ayant pas reconnu le manquement qui lui était reproché, la commission lui a adressé, le 28 octobre 1985, un avis motivé qui a donné lieu à une réponse négative le 25 février 1986. La commission a alors introduit le présent recours.
4. En ce qui concerne l'exposé détaillé des dispositions de la législation nationale et du déroulement de la procédure ainsi que la présentation des conclusions, moyens et arguments des parties, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci- dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
Sur le grief tiré de la méconnaissance des articles 52 et 59 du traité
5. De l'avis de la commission, l'impossibilité pour les ressortissants d'autres Etats membres de créer un "frontistirion" ou une école privée d'enseignement professionnel serait contraire à l'article 52 du traité, qui prohibe toute discrimination fondée sur la nationalité en vue de l'accès aux activités non salariées. Interdire à ces ressortissants de prodiguer un enseignement à domicile serait également contraire à cet article et, en outre, à l'article 59 relatif à la libre prestation de services.
6. A cette thèse, le Gouvernement hellénique objecte, d'abord, que le principe de la liberté d'établissement posé par l'article 52 ne saurait trouver application en l'espèce, dès lors que, en vertu de l'alinéa 1 de l'article 55 du traité, ce principe ne s'applique pas aux activités participant, même à titre occasionnel, à l'exercice de l'autorité publique. Selon ce Gouvernement, il appartient à chaque Etat membre de définir les activités qui participent dans cet état à l'exercice de l'autorité publique. Tel serait le cas des activités d'enseignement en Grèce, compte tenu du fait qu'en vertu de la constitution de ce pays l'éducation constitue une mission fondamentale de l'état, en vue, notamment, d'assurer la formation morale et spirituelle et le développement de la conscience nationale des citoyens, et que les personnes privées qui exercent de telles activités le font en qualité de dépositaires de l'autorité publique.
7. Il convient de souligner, à cet égard, qu'en tant que dérogation à la règle fondamentale de la liberté d'établissement, l'article 55 du traité doit recevoir une interprétation qui limite sa portée à ce qui est strictement nécessaire pour sauvegarder les intérêts que cette disposition permet aux Etats membres de protéger.
8. Il est vrai qu'en l'absence de toute directive communautaire visant à harmoniser les dispositions nationales relatives à la création d'établissements d'enseignement, l'application éventuelle des restrictions à la liberté d'établissement prévues par les dispositions précitées de l'article 55 doit être appréciée séparément pour chaque Etat membre. Cette appréciation doit cependant tenir compte du caractère communautaire des limites posées par l'article 55 aux exceptions permises au principe de la liberté d'établissement, afin d'éviter que l'effet utile du traité en cette matière ne soit déjoué par des dispositions unilatérales des Etats membres.
9. S'il appartient à chaque Etat membre de définir quels sont, en matière d'enseignement, le rôle et les responsabilités propres de l'autorité publique, on ne saurait admettre que la simple création, par une personne privée, d'une école telle qu'un "frontistirion" ou une école d'enseignement professionnel, ou le simple fait, pour une personne privée, de dispenser un enseignement à domicile participent à l'exercice de l'autorité publique au sens de l'article 55 du traité.
10. Ces activités privées demeurent, en effet, sous le contrôle de l'autorité publique qui dispose des moyens utiles pour assurer, en toute hypothèse, la sauvegarde des intérêts dont elle a la charge, sans qu'il soit nécessaire de restreindre, à cet effet, la liberté d'établissement.
11. La première objection du Gouvernement hellénique doit donc être écartée.
12. Ce Gouvernement fait encore valoir, à l'encontre du grief de la commission, que, compte tenu des termes de l'article 16, paragraphe 7, de la constitution hellénique, seule une loi pourrait rendre possible la création par des personnes privées d'écoles dispensant un enseignement professionnel. En l'absence d'une telle loi, il serait interdit à toute personne privée, y compris de nationalité hellénique, de créer de telles écoles. Il n'existerait donc, en la matière, aucune discrimination contraire au droit communautaire.
13. Dans la mesure ou cette objection concerne l'enseignement professionnel au sens que donne à cette notion l'article 16, paragraphe 7, de la constitution hellénique, elle doit être reconnue comme fondée. En effet, la commission n'a été en mesure d'établir ni qu'une loi nationale autorise, dans ce secteur, la création d'écoles privées ni qu'il existe effectivement de telles écoles.
14. En revanche, il convient de relever que la commission a entendu se référer, dans le présent recours, à une notion communautaire d'enseignement professionnel et viser, de façon plus large, toute forme d'enseignement spécialisé par opposition à l'enseignement général. Elle a établi, dans ce cadre, que, en dehors du champ d'application de l'article 16, paragraphe 7, de la constitution, la législation nationale autorise les personnes privées de nationalité hellénique à ouvrir des écoles de musique et de danse, alors qu'elle refuse cette possibilité aux ressortissants des autres Etats membres.
15. Il est vrai que le Gouvernement défendeur fait encore valoir que, même à l'égard de ces écoles, aucun manquement ne pourrait lui être reproché puisque, en pratique, les autorisations de création nécessaires seraient accordées aux ressortissants des autres Etats membres, en dépit des dispositions contraires de la législation nationale.
16. Toutefois, ainsi qu'il ressort d'une jurisprudence constante (voir, par exemple, l'arrêt du 13 octobre 1987, Commission/Royaume des Pays-Bas, 236-85, Rec. p. 3989), de simples pratiques administratives, par nature modifiables au grè de l'administration et dépourvues d'une publicité adéquate, ne sauraient être considérées comme constituant une exécution valable des obligations du traité.
17. Il ressort des considérations qui précèdent que l'interdiction faite aux ressortissants des autres Etats membres par la législation hellénique de créer des "frontistiria", de créer des écoles privées de musique et de danse ou de dispenser un enseignement à domicile est contraire à l'article 52 du traité.
18. En outre, en ce qui concerne l'enseignement à domicile, cette interdiction est également contraire à l'article 59, pour autant qu'elle vise des ressortissants d'autres Etats membres qui se rendraient en Grèce pour fournir des prestations de manière occasionnelle.
Sur le grief tiré de la méconnaissance de l'article 48 du traité
19. La commission fait valoir que la législation hellénique interdit aux ressortissants des autres Etats membres d'occuper des emplois de directeur et de professeur dans les "frontistiria" et les écoles privées d'enseignement professionnel, sous la seule réserve qu'un quota restreint de professeurs de nationalité étrangère peut être employé dans les "frontistiria" de langues étrangères. Une telle discrimination qui, fondée sur la nationalité, entrave ou limite l'exercice de fonctions salariées serait contraire à l'article 48 du traité, relatif à la liberté de circulation des travailleurs.
20. La commission admet toutefois, ainsi qu'il ressort de l'avis motivé qu'elle a adressé à la République hellénique et de l'argumentation qu'elle a présentée devant la Cour, que, en vertu des articles 44 et 45 de l'acte relatif aux conditions d'adhésion de la République hellénique et aux adaptations des traités, les dispositions de l'article 48 du traité ne sont pleinement applicables, jusqu'au 1er janvier 1988, qu'aux ressortissants des autres Etats membres occupant déjà un emploi en Grèce et aux membres de leur famille, remplissant certaines conditions de durée de résidence en Grèce. C'est donc seulement en raison de la discrimination opérée au détriment de ces deux catégories de personnes que la commission a relevé un manquement aux obligations de la République hellénique.
21. Cette argumentation de la commission, qui, dans ces limites, n'a pas été contestée par le Gouvernement défendeur, doit être reconnue comme fondée, dans la mesure seulement ou elle concerne les emplois de directeur et de professeur dans les "frontistiria" et les écoles privées de musique et de danse.
22. Il résulte de l'ensemble de ce qui précède que le recours de la commission doit être partiellement accueilli.
es
Sur les dépens
23. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. Toutefois, selon le paragraphe 3, alinéa 1, du même article, la Cour peut compenser les dépens, en totalité ou en partie, si les parties succombent respectivement sur un ou plusieurs chefs. En l'espèce, la commission n'ayant eu gain de cause que sur une partie de ses conclusions, il y a lieu de compenser les dépens.
Par ces motifs,
La Cour
Déclare et arrête :
1°) en interdisant aux ressortissants des autres Etats membres de créer des "frontistiria" ainsi que des écoles privées de musique et de danse, et de dispenser un enseignement a domicile, la République hellénique a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 52 et 59 du traité.
2°) en interdisant ou en limitant l'accès des ressortissants des autres Etats membres occupant déjà un emploi en Grèce et des membres de leur famille aux fonctions de directeur et de professeur dans les "frontistiria" et les écoles privées de musique et de danse, la République hellénique a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 48 du traité.
3°) le surplus des conclusions du recours est rejeté.
4°) chacune des parties supportera ses propres dépens.