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Décisions

CJCE, 6e ch., 19 janvier 1988, n° 292-86

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Gullung

Défendeur :

Conseil de l'ordre des avocats du Barreau de Colmar et de Saverne

CJCE n° 292-86

19 janvier 1988

LA COUR,

1. Par arrêt du 17 novembre 1986, parvenu à la Cour le 25 novembre suivant, la Cour d'appel de Colmar a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, deux questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 52 et 59 du traité et des dispositions de la directive 77-249 du conseil, du 22 mars 1977, tendant a faciliter l'exercice effectif de la libre prestation de services par les avocats (JO L. 78, p. 17).

2. Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant le conseil de l'ordre des avocats du Barreau de Colmar et celui de l'ordre des avocats du Barreau de Saverne à M. Gullung, juriste de nationalité française et allemande et avocat inscrit au Barreau d'Offenburg, en République Fédérale d'Allemagne, qui invoque les libertés assurées par les dispositions du traité CEE en vue d'exercer sa profession en France, alors que l'accès au Barreau lui a été refusé dans ce pays pour des raisons tenant à la moralité.

3. M. Gullung avait exercé les fonctions de notaire à Hirsingue, en France, de septembre 1947 à mars 1966, date a laquelle il a donné sa démission à la suite de sanctions disciplinaires prises à son encontre par la chambre de discipline des notaires du Haut-Rhin. Depuis cette date, il a sollicité, dans un premier temps, son inscription sur la liste des conseils juridiques de Marseille, puis son admission en qualité d'avocat au Barreau de Mulhouse. Ces deux demandes ont été rejetées au motif que l'intéressé ne remplissait pas les conditions de moralité exigées des avocats, conditions qui, en vertu de la législation française, doivent également être observées par les personnes inscrites sur la liste des conseils juridiques. Différents recours ont été intentés contre les deux décisions de rejet, mais aucun n'a abouti, les juridictions concernées ayant déduit des infractions aux règles déontologiques reprochées à l'intéressé dans l'exercice de sa profession de notaire qu'il ne présentait pas les garanties de dignité, de probité et d'honorabilité nécessaires pour exercer la profession d'avocat.

4. Apres s'être inscrit au Barreau d'Offenburg, M. Gullung, qui avait parallèlement ouvert une officine de "jurisconsulte" à Mulhouse, s'est vu notifier une délibération du Conseil de l'ordre des avocats du Barreau de Mulhouse, interdisant à tout avocat dudit Barreau "de prêter son assistance, dans les conditions prévues par la législation communautaire et le décret du 22 mars 1979", décret français portant mise en œuvre de la directive 77-249, susmentionnée, "à tout avocat qui ne remplirait pas les conditions de moralité requises, et notamment à M. Claude Gullung, et ce sous peine de sanctions disciplinaires ".

5. Des délibérations identiques ont été adoptées par les conseils des ordres des avocats des barreaux de Colmar et de Saverne, après que M. Gullung s'était présenté à une audience de la chambre d'accusation de la Cour d'appel de Colmar comme conseil d'une partie civile, en tant que prestataire de services agissant de concert avec un avocat à cette cour.

6. Le litige au principal concerne les recours que M. Gullung a intentés contre ces deux délibérations. A l'appui de ces recours, il a invoqué les dispositions de la directive 77-249 garantissant la libre prestation de services par les avocats établis dans d'autres Etats membres, ainsi que celles du traité relatives au droit d'établissement qui auraient pour effet que l'établissement en tant qu'avocat serait possible sans obligation d'inscription à un Barreau.

7. La Cour d'appel de Colmar, saisie de ces deux recours, a sursis à statuer pour poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

"1°) un ressortissant de deux Etats membres de la communauté par l'effet d'une double nationalité peut-il, après avoir été admis à la profession d'avocat dans l'un de ces deux états, se prévaloir de la directive du conseil des communautés européennes du 22 mars 1977 'tendant à faciliter l'exercice effectif de la libre prestation de services par les avocats', pour exercer la libre prestation de ses services sur le territoire de l'autre état où l'accès à la profession d'avocat lui a été interdit par une juridiction de cet état pour des raisons tenant à la dignité, à l'honorabilité et à la probité ? Plus généralement, au regard de ce qui précède, la directive du 22 mars 1977 n'est-elle pas limitée par l'ordre public national?

2°) l'établissement, par l'application de l'article 52 du traité de Rome, d'un avocat ressortissant d'un Etat membre de la communauté sur le territoire d'un état autre suppose-t-il l'inscription de cet avocat à un Barreau du pays d'accueil, lorsqu'une telle inscription est requise par la législation de ce pays ?

Dans la négative, un avocat ressortissant d'un état de la communauté établi dans un état autre, sans être toutefois inscrit a un Barreau de ce dernier état, peut-il se prévaloir de la directive ci-dessus du 22 mars 1977 relative à la libre prestation des services ?"

8. Pour un plus ample exposé des antécédents du litige et pour un résumé des observations écrites déposées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la cour.

9. La première question préjudicielle concerne la libre prestation de services par les avocats, la seconde leur droit d'établissement. La première question soulevé en outre l'incidence de la double nationalité, problème qu'il convient d'examiner d'abord.

La double nationalité

10. Le problème soulevé par la double nationalité est celui de savoir si le ressortissant de deux Etats membres, admis à la profession d'avocat dans l'un de ces états, peut se prévaloir, sur le territoire de l'autre état, des dispositions de la directive 77-249.

11. Il y a lieu de rappeler que la Cour a considéré, dans son arrêt du 7 février 1979 (Knoors, 115-78, Rec. p. 399), à propos d'une directive dans le domaine du droit d'établissement, que celle-ci peut être invoquée par les ressortissants de tous les Etats membres se trouvant dans les conditions d'application définies par la directive, et cela même à l'égard de l'état dont ils sont les nationaux. La même considération s'applique à une directive dans le domaine de la libre prestation de services.

12. En effet, la libre circulation des personnes, la liberté d'établissement et la libre prestation de services, fondamentales dans le système de la communauté, ne seraient pas pleinement réalisées si un Etat membre pouvait refuser ce bénéfice des dispositions du droit communautaire a ceux de ses ressortissants qui, etablis dans un autre Etat membre dont ils ont également la nationalité, font usage des facilites offertes par le droit communautaire pour exercer, sur le territoire du premier état, leurs activités sous forme de prestations de services.

13. Il convient, dès lors, de constater que le ressortissant de deux Etats membres, admis à la profession d'avocat dans l'un de ces états, peut se prévaloir, sur le territoire de l'autre état, des dispositions de la directive 77-249 lorsque les conditions d'application définies par celle-ci sont réunies.

La prestation de services

14. La première question préjudicielle vise en particulier à savoir si les dispositions de la directive 77-249 peuvent être invoquées par un avocat établi dans un Etat membre en vue d'exercer, sur le territoire d'un autre Etat membre, ses activités sous forme de prestations de services lorsque, dans ce dernier Etat membre, l'accès à la profession d'avocat lui avait été interdit pour des raisons tenant à la dignité, à l'honorabilité et à la probité. En cas de réponse affirmative, la juridiction nationale souhaite savoir si l'ordre public ne fait pas obstacle à l'application de la directive.

15. La directive 77-249 a pour objet de faciliter l'exercice effectif de la libre prestation de services par les avocats. A cet effet, elle oblige les Etats membres à reconnaître comme avocat, pour l'exercice de ces activités, toute personne établie dans un autre Etat membre en tant qu'avocat, sous l'une des dénominations figurant à l'article 1er, paragraphe 2, dont celle de "Rechtsanwalt" en République Fédérale d'Allemagne.

16. Toutefois, l'article 4, paragraphe 1, prévoit que les activités relatives à la représentation et à la défense d'un client en justice ou devant les autorités publiques sont exercées dans chaque Etat membre d'accueil dans les conditions prévues pour les avocats établis dans cet état, à l'exclusion de toute condition de résidence ou d'inscription à une organisation professionnelle dans ledit état. Le paragraphe 2 du même article précise que, dans l'exercice de ces activités de prestataire de services, l'avocat doit respecter les règles professionnelles de l'Etat membre d'accueil, sans préjudice des obligations qui lui incombent dans l'Etat membre de provenance.

17. Quant aux autres activités du prestataire de services, le paragraphe 4 de l'article 4 indique que l'avocat reste soumis aux conditions et règles professionnelles de l'Etat membre de provenance, sans préjudice, cependant, du respect des règles régissant la profession dans l'Etat membre d'accueil, dans la double mesure ou, d'une part, ces dernières peuvent être respectées par un avocat non établi dans l'état d'accueil et ou, d'autre part, elles se justifient objectivement pour assurer l'exercice correct des activités d'avocat, la dignité de la profession et le respect des incompatibilités.

18. Il découle de ces dispositions que les avocats prestataires de services sont tenus d'observer les règles déontologiques telles qu'elles sont en vigueur dans l'Etat membre d'accueil.

19. Cette interprétation est confortée par la teneur de l'article 7, paragraphe 2, de la directive, qui prévoit que, "en cas de manquement aux obligations en vigueur dans l'Etat membre d'accueil", l'autorité compétente de cet Etat membre en détermine les conséquences "suivant ses propres règles de droit et de procédure ". Elle doit en informer l'autorité compétente de l'Etat membre de provenance.

20. Au cours de la procédure devant la Cour a été relevée la circonstance que les dispositions précitées de la directive semblent imposer le respect des règles déontologiques lors de l'accomplissement de la prestation de services alors que la question posée par la juridiction nationale vise une infraction à ces règles qui est antérieure à la prestation de services.

21. Cet argument n'emporte toutefois pas conviction. En imposant le respect des règles déontologiques de l'Etat membre d'accueil, la directive postule la capacité pour le prestataire de services d'observer de telles règles. Si l'autorité compétente de l'Etat membre d'accueil a déjà constaté, à l'occasion de procédures relatives à l'accès à la profession d'avocat, que pareille capacité fait défaut, l'intéressé s'étant vu interdire pour cette raison l'accès à cette profession, il y a lieu de considérer qu'il ne remplit pas les conditions mêmes que la directive pose pour la libre prestation de services.

22. Il s'ensuit que la directive 77-249 doit être interprétée en ce sens que ses dispositions ne peuvent pas être invoquées par un avocat établi dans un Etat membre en vue d'exercer, sur le territoire d'un autre Etat membre, ses activités en tant que prestataire de services lorsque, dans ce dernier Etat membre, l'accès à la profession d'avocat lui avait été interdit pour des raisons tenant à la dignité, à l'honorabilité et à la probité.

23. Au vu de cette réponse, il n'est pas nécessaire d'examiner la question relative à la possibilité de recourir à la notion d'ordre public pour refuser le bénéfice de la liberté de prestations de services à l'avocat établi dans un autre Etat membre qui n'a pas été admis au Barreau de l'Etat membre d'accueil pour non-respect de règles déontologiques.

Le droit d'établissement

24. La seconde question posée par la juridiction nationale concerne l'interprétation de l'article 52 du traité. Elle vise plus particulièrement le point de savoir si l'établissement d'un avocat sur le territoire d'un autre Etat membre, au sens de cette disposition, suppose l'inscription de cet avocat à un Barreau de l'Etat membre d'accueil, lorsqu'une telle inscription est requise par la législation de cet Etat membre. En cas de réponse négative, la juridiction nationale pose encore une question relative à l'application de la directive 77-249 à l'égard d'un avocat non inscrit.

25. Il y a lieu de préciser à titre liminaire la portée de la question posée, au vu, notamment, des débats menés devant la Cour.

26. La commission a signalé que la situation de fait qui a donné lieu au litige au principal peut paraître ambiguë, dans la mesure où une personne établie en République Fédérale d'Allemagne en tant que "Rechtsanwalt" a également ouvert une officine de "jurisconsulte" sur le territoire français ; on pourrait donc se demander si cette personne n'était pas déjà "établie", pour l'exercice de ses activités, sur le territoire français, de sorte que les dispositions relatives au droit d'établissement ne pourraient lui être appliquées. Toutefois, il n'appartient pas à la Cour de résoudre le litige dont se trouve saisie la juridiction nationale, et la question posée par celle-ci n'envisage que la situation ou un avocat établi dans un Etat membre à l'intention de s'établir dans un autre Etat membre ou l'inscription au Barreau est requise pour pouvoir exercer en tant qu'avocat.

27. Par ailleurs, dans leurs interventions à l'audience, les deux conseils de l'ordre des avocats et le Gouvernement britannique ont discuté le point de savoir si un avocat établi dans un Etat membre peut s'établir sur le territoire d'un autre Etat membre où l'inscription des avocats à un Barreau est requise, sans être inscrit à un Barreau, lorsqu'il se présente en tant qu'avocat au sens de la législation de l'Etat membre de provenance, par exemple en France en tant que "Rechtsanwalt" allemand ou "solicitor" britannique. Ce problème ne fait pas non plus partie de la question posée, qui vise, selon les termes mêmes dans lesquels elle est libellée, le cas ou un juriste qui est avocat au sens de la législation de l'Etat membre où il est établi envisage de s'installer dans un autre Etat membre en tant qu'avocat au sens de la législation de ce dernier Etat membre.

28. En vue de répondre à la question ainsi précisée, il y a lieu de souligner qu'en vertu de l'article 52, alinéa 2, du traité la liberté d'établissement comporte l'accès aux activités non salariées et leur exercice "dans les conditions définies par la législation du pays d'établissement pour ses propres ressortissants ". Il résulte de cette règle, comme la Cour l'a constaté dans son arrêt du 12 juillet 1984 (Klopp, 107-83, Rec. p. 2971), qu'en l'absence de règles communautaires spécifiques en la matière chaque Etat membre reste, en principe, libre de régler l'exercice de la profession d'avocat sur son territoire.

29. Il convient d'ajouter que l'obligation d'inscription des avocats à un Barreau imposée par certains Etats membres doit être considérée comme licite par rapport au droit communautaire, à la condition, toutefois, qu'une telle inscription soit ouverte aux ressortissants de tous les Etats membres sans discrimination. En effet, cette obligation vise, notamment, à garantir la moralité et le respect des principes déontologiques ainsi que le contrôle disciplinaire de l'activité des avocats ; elle poursuit donc un objectif digne de protection.

30. Il résulte de ce qui précède que les Etats membres dont la législation impose l'obligation d'être inscrit à un Barreau à ceux qui veulent s'établir sur leur territoire en tant qu'avocat, au sens de leur législation nationale, peuvent prévoir la même exigence à l'égard des avocats provenant d'autres Etats membres qui invoquent le droit d'établissement prévu par le traité en vue de se prévaloir de cette même qualité.

31. Dès lors, il convient de répondre à la seconde question préjudicielle que l'article 52 du traité doit être interprété en ce sens qu'un Etat membre dont la législation impose aux avocats l'inscription a un Barreau peut prévoir la même exigence à l'égard des avocats d'autres Etats membres qui bénéficient du droit d'établissement garanti par le traité pour s'établir en tant qu'avocat sur le territoire du premier Etat membre.

32. Etant donné cette réponse, la question subsidiaire posée par la juridiction nationale est devenue sans objet.

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Sur les dépens

33. Les frais exposés par le Gouvernement de la République Fédérale d'Allemagne, par le Gouvernement hellénique, par le Gouvernement espagnol, par le Gouvernement du Royaume-Uni, par le Gouvernement français, par le Gouvernement néerlandais et par la Commission des communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

La Cour (sixième chambre),

Statuant sur les questions à elle soumises par la Cour d'appel de Colmar, par arrêt du 17 novembre 1986, dit pour droit :

1°) le ressortissant de deux Etats membres, admis à la profession d'avocat dans l'un de ces états, peut se prévaloir, sur le territoire de l'autre état, des dispositions de la directive 77-249, tendant à faciliter l'exercice effectif de la libre prestation de services par les avocats, lorsque les conditions d'application définies par celle-ci sont réunies.

2°) la directive 77-249 doit être interprétée en ce sens que ses dispositions ne peuvent pas être invoquées par un avocat établi dans un Etat membre en vue d'exercer, sur le territoire d'un autre Etat membre, ses activités en tant que prestataire de services lorsque, dans ce dernier Etat membre, l'accès a la profession d'avocat lui avait été interdit pour des raisons tenant a la dignité, à l'honorabilité et a la probité.

3°) l'article 52 du traité doit être interprété en ce sens qu'un Etat membre dont la législation impose aux avocats l'inscription a un Barreau peut prévoir la même exigence à l'égard des avocats d'autres Etats membres qui bénéficient du droit d'établissement garanti par le traité pour s'établir en tant qu'avocat sur le territoire du premier Etat membre.