CJCE, 1re ch., 28 octobre 1982, n° 52-81
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Offene Handelsgesellschaft in Firma Werner Faust
Défendeur :
Commission des Communautés européennes
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Avocats :
Mes Samuel, Horeis, Mankowski, Quack, Hisam
LA COUR,
1. Par requête déposée au greffe de la Cour le 10 mars 1981, la société Offene Handelsgesellschaft in Firma Werner Faust (ci-après Faust) à Hambourg, a introduit, en vertu de l'article 215, alinéa 2, du traité CEE, un recours visant à obtenir, de la Communauté économique européenne, réparation du préjudice qu'elle prétend avoir subi du fait de certains règlements de la Commission concernant soit l'adoption soit la suppression de mesures de sauvegarde relatives à l'importation dans le territoire de la Communauté de conserves de champignons en provenance de pays tiers.
2. Faust est une entreprise établie en République fédérale d'Allemagne, dont l'activité consistait, il y a quelques années, dans une large mesure à importer pour le compte d'autrui des conserves de champignons en provenance de Taïwan.
3. Les importations dans la Communauté de conserves de champignons en provenance de pays tiers ont été soumises pour la première fois à des mesures de sauvegarde à partir du 26 août 1974 par le règlement n° 2107-74 de la Commission du 8 août 1974 (JO L 218, p. 54), qui a subordonné toute importation à la présentation d'un titre d'importation délivré à chaque demandeur pour une quantité calculée par référence aux quantités importées à une époque précédente. Taïwan, qui en 1973 avait acheminé vers la Communauté 25 544,6 tonnes de conserves de champignons, a pu encore y exporter, d'après le système des quantités de référence, 15 808,5 tonnes en 1974, 18 174 tonnes en 1975 et 7 830,8 tonnes en 1976.
4. Les mesures de sauvegarde ont été abrogées, à partir du 1er janvier 1977, par le règlement n° 3096-76 de la Commission du 17 décembre 1976 (JO L 348, p. 26). Suite à cette suppression, Taïwan a pu exporter vers la Communauté, en 1977, 10 353,9 tonnes de conserves de champignons.
5. Le 25 mai 1978, la Commission a adopté, par règlement n° 1102-78 (JO L 139, p. 26), sur la base de l'habilitation que lui avait conférée le règlement n° 516-77 du Conseil du 14 mars 1977, portant organisation commune des marchés dans le secteur des produits transformés à base de fruits et légumes, (JO L 73, p. 1), de nouvelles mesures de sauvegarde, consistant dans la suppression avec effet immédiat de la délivrance de certificats d'importation pour les conserves de champignons. L'articles 2, paragraphe 1, du règlement n° 1102-78 prévoyait que l'interdiction d'importer ne s'appliquait pas 'aux conserves de champignons originaires de pays tiers que la Commission accepte comme étant en mesure d'assurer que leurs exportations vers la Communauté ne dépassent pas une certaine quantité acceptée par la Commission'. Le règlement n° 1213-78 de la Commission du 5 juin 1978 (JO L 150, p. 5) par lequel celle-ci reconnaissait que Taïwan satisfaisait à la condition précitée, a été rapporté presque immédiatement par le règlement n° 1449-78 de la Commission du 28 juin 1978 (JO L 173, p. 25). Pendant l'année 1978, Taïwan a pu exporter vers la Communauté 14 727,2 tonnes de conserves de champignons.
6. En 1979, à défaut d'un accord d'autolimitation entre la Commission et Taïwan, les importations de champignons en provenance de ce pays ont été très réduites (55,3 tonnes), les mesures de sauvegarde ayant continué de s'appliquer aux pays tiers qui n'étaient pas disposés à limiter volontairement leurs exportations vers la Communauté. En 1980, après avoir constaté que la Commission n'entendait pas lui permettre d'introduire dans la Communauté plus de 1 000 tonnes de conserves de champignons, Taïwan a accepté de limiter à ce chiffre ses exportations vers la Communauté.
7. Faust soutient que si l'évolution des courants commerciaux s'était poursuivie normalement, et en particulier, si le système des quantités de référence avait été maintenu, elle aurait pu espérer que sa part de marche atteigne 19,12 % des importations de conserves de champignons en provenance de Taïwan et que, par conséquent, la réduction draconienne de ces importations lui a fait perdre, dans les années 1979 et 1980, des Commissions prévisibles pour un total de 114 930 US dollars. Elle fait valoir que ce préjudice lui a été causé par les règlements de la Commission n° 3096-76, 1102-78 et 1449-78 précités, que ces règlements sont illégaux à la lumière du droit communautaire et que, par conséquent, la responsabilité de la Communauté est engagée en vertu de l'article 215, alinéa 2, du traité CEE.
8. Faust conteste tout d'abord la validité du règlement n° 3096-76, en affirmant que l'abandon du système des quantités de référence viole les principes d'égalité et de non-discrimination qui, à son avis, seraient applicables même dans les relations externes de la Communauté et obligeraient donc celle-ci à consentir, à tous égards, un traitement égal aux pays tiers. De l'avis de Faust, l'invalidité du règlement n° 3096-76 comporte l'invalidité des règlements postérieurs qui le présupposent.
9. La Commission répond à juste titre que les mesures qu'elle a adoptées ne violent pas des règles supérieures de droit communautaire. En effet, les règlements du Conseil en vertu desquels ces mesures ont été prises en autorisaient expressément une application sélective en faveur ou au détriment de certains pays tiers, laissant ainsi à la Commission un large pouvoir d'appréciation. Par ailleurs, il y a lieu de souligner que Faust n'a apporté aucune preuve de ce qu'en adoptant le règlement n° 3096-76 relatif à la suppression des mesures de sauvegarde arrêtées par le règlement n° 2107-74, la Commission a dépassé, de manière manifeste et grave, les limites du pouvoir d'appréciation des données économiques qui est le sien dans ce domaine.
10. Faust conteste ensuite la validité du règlement n° 1102-78, qui a mis en place des mesures de sauvegarde à partir du 25 mai 1978, et le règlement n° 1449-78, qui a réintroduit ces mesures à l'égard de Taïwan trois semaines seulement après que la Commission ait reconnu, pour son règlement n° 1213-78, que Taïwan pouvait être exclue de leur application en vertu de l'article 2, paragraphe 1, du règlement n° 1102-78.
11. Il convient d'observer tout d'abord, pour ce qui est du règlement n° 1449-78, que les effets de ce règlement sont limités à 1978, puisqu'il abroge le règlement n° 1213-78 qui avait été adopté sur la base d'un engagement pris par Taïwan de ne plus effectuer de ventes en 1978 et qui se referait par conséquent à la seule année 1978. Etant donné que Faust demande uniquement la réparation de dommages qu'elle prétend avoir subis en 1979 et 1980, une appréciation de la validité de ce règlement apparaît donc superflue.
12. Dans ces conditions, il ne reste à examiner que le règlement n° 1102-78, dont Faust conteste la validité, en premier lieu au motif que les données en possession de la Commission à la fin du mois de mai 1978 ne justifiaient pas l'adoption de mesures de sauvegarde.
13. Afin de contester l'exactitude des raisons invoquées par la Commission dans les considérants de ce règlement, Faust fait valoir, en particulier, que :
- les demandes de certificats d'importations, qui portaient, au 23 mai 1978, sur une quantité de 40 914 tonnes, ne pouvaient pas fournir des indications sérieuses sur la quantité qui serait effectivement importée, et que la Commission ne pouvait donc se fonder sur ces demandes pour conclure que les importations de 1978 seraient largement supérieures à celles de 1977, qui avaient été de 32 900 tonnes ;
- les prix d'offre des conserves de champignons en provenance de pays tiers n'étaient pas inférieurs aux prix de revient de l'industrie communautaire ;
- les stocks de conserves de champignons fabriquées dans la Communauté n'étaient pas en 1978 largement supérieurs à ceux constatés en 1977.
14. Quant au premier argument, il convient de souligner que, si les demandes de certificats d'importation ne permettaient pas de prévoir avec précision les quantités qui seraient effectivement importées, quelques certificats pouvant par la suite ne pas être utilisés, elles faisaient toutefois ressortir une tendance nette à l'augmentation des importations, susceptible de perturber le marché.
15. Pour ce qui est du niveau des prix, il y a lieu de considérer que la Commission a comparé les prix d'offre à la frontière des produits en provenance des pays tiers avec les prix de revient français (la France étant le plus grand producteur communautaire de conserves de champignons), alors que Faust compare les prix de vente (droits inclus) des produits en provenance des pays tiers avec les prix de vente des produits communautaires. La méthode suivie par la Commission apparaît justifiée, entre autres, du fait que la comparaison entre les prix de vente, telle qu'elle est effectuée par Faust, ne tient pas compte de la baisse que les prix de vente des produits communautaires subissent nécessairement suite à une pression massive et prolongée d'importations meilleur marché. Le prix peu élevé d'un produit communautaire peut en effet indiquer la présence d'une perturbation du marché et non l'inexistence de perturbations. Il convient en outre de remarquer que les données statistiques invoquées par Faust concernent une année entière, alors que la Commission était tenue de prendre en considération la situation du marché à la date où elle a envisagé l'adoption de mesures de sauvegarde et qu'à cette date les prix de vente des produits en provenance des pays tiers étaient inférieurs aux prix de vente des produits communautaires.
16. En ce qui concerne les stocks, l'affirmation de la Commission, selon laquelle à la fin du mois de mai 1978 le niveau des stocks de conserves de champignons produits dans la Communauté était de 40 à 50 % supérieur au niveau de 1977, n'a pas été contestée par Faust de manière concluante et doit donc être considérée exacte.
17. Au vu des considérations qui précèdent, il y a lieu de constater qu'on ne trouve pas d'éléments pour affirmer que les données dont disposait la Commission en mai 1978 ne justifiaient pas l'adoption de mesures de sauvegarde.
18. Faust a toutefois allégué que, même si les mesures de sauvegarde adoptées par le règlement n° 1102-78 étaient justifiées, le règlement serait néanmoins entaché de nullité pour détournement de pouvoir, ainsi que pour violation des principes de proportionnalité, de non-discrimination et du respect de la confiance légitime.
19. En premier lieu, selon Faust, la Commission a commis un détournement de pouvoir en ce qu'elle a structuré et appliqué les mesures de sauvegarde dans le but non seulement d'éviter une perturbation du marché, mais également de favoriser de manière accentuée le développement des échanges commerciaux avec certains pays tiers, notamment avec la République populaire de Chine, avec laquelle un accord commercial avait été conclu par la Communauté le 3 avril 1978. Or, d'après l'article 40, paragraphe 3, du traité, une organisation commune des marchés devrait 'se limiter à poursuivre les objectifs énoncés à l'article 39', parmi lesquels ne figurent pas des objectifs relevant de la politique du commerce extérieur.
20. L'article 39, paragraphe 2, lettre c), du traité, qui précise que 'dans les Etats membres l'agriculture constitue un secteur intimement lié à l'ensemble de l'économie'; l'avant-dernier considérant du règlement n° 516-77 du Conseil, du 14 mars 1977, portant organisation commune des marchés dans le secteur des produits transformés à base de fruits et de légumes, d'après lequel 'l'organisation commune des marchés dans le secteur des produits transformes à base de fruits et de légumes doit tenir compte parallèlement et de manière appropriée des objectifs prévus aux articles 39 et 110 du traité'; l'article 3 du règlement n° 521-77 du Conseil, du 14 mars 1977, définissent des modalités d'application des mesures de sauvegarde dans le secteur des produits transformés à base de fruits et de légumes (JO L 73, p. 28), d'après lequel les mesures de sauvegarde doivent être appliquées 'dans le respect des accords qui engagent la Communauté sur le plan international', contredisent cependant la thèse de la requérante.
21. En ce qui concerne le grief tiré de la violation du principe de proportionnalité, Faust fait valoir que la Commission aurait pu atteindre le but recherché, c'est-à-dire éviter des perturbations du marché, tout simplement par des restrictions quantitatives, en maintenant le système de références sans aucune limite, et qu'il n'existait pas de raison d'abandonner ce système et d'exclure, arbitrairement et de manière générale, des quotas d'importation, des courants commerciaux en voie de développement.
22. Il y a lieu de préciser, à cet égard, que la Commission n'aurait pu, en tout état de cause, 'maintenir' le système des références, le règlement n° 3096-76 ayant supprimé, avec effet à partir du 1er janvier 1977, les mesures de sauvegarde dans le cadre desquelles ce système était appliqué. Le grief de la requérante doit donc être compris en ce sens que la Commission aurait dû poursuivre ses objectifs par des moyens proportionnés, par exemple en accompagnant les nouvelles mesures de sauvegarde adoptées en 1978 d'un système de références aux importations effectuées dans les années précédentes en provenance de chacun des pays tiers intéressés.
23. Compte tenu du fait que la Commission a cherché, par les mesures attaquées, à atteindre deux objectifs également légitimes, à savoir la stabilisation du marché et la mise en œuvre de la politique communautaire en matière de commerce extérieur, les mesures adoptées ne sauraient être considérées comme disproportionnées par rapport aux objectifs poursuivis. Il est en effet inévitable qu'une modification de la politique communautaire en matière de commerce extérieur ait des répercussions sur les perspectives commerciales des opérateurs de la branche touchée.
24. Quant au grief de discrimination, il y a lieu de préciser que la légalité du système de l'autolimitation prévu par le règlement n° 1102-78 n'est pas mise en discussion. Faust conteste, en réalité, la façon dont la Commission a appliqué ce système, notamment le fait que la Commission a fixé arbitrairement le quota d'importation accordé à chaque pays tiers dans le cadre de l'autolimitation, sans aucune référence aux importations en provenance de ce pays effectuées dans les années précédentes. L'appréciation de la validité du règlement n° 1102-78 à la lumière du principe de non-discrimination dépend donc de l'application que la Commission a faite de ce règlement dans les années 1978, 1979 et 1980. Aux fins de la présente affaire, une telle appréciation ne sera toutefois nécessaire que pour les années 1979 et 1980, puisque le recours formé par Faust ne fait pas état du préjudice qu'aurait subi cette firme en 1978.
25. Bien que Taïwan ait de toute évidence été traitée par la Commission de manière moins favorable que certains pays tiers, il importe de rappeler qu'il n'existe pas dans le traité de principe général obligeant la Communauté, dans ses relations extérieures, à consentir à tous égards un traitement égal aux différents pays tiers. Sans qu'il soit donc nécessaire d'examiner à quel titre Faust pourrait invoquer l'interdiction de discrimination entre producteurs ou consommateurs de la Communauté, figurant à l'article 40 du traité, il y a lieu d'observer que, si une différence de traitement entre pays tiers n'est pas contraire au droit communautaire, on ne saurait non plus considérer comme contraire à ce droit une différence de traitement entre opérateurs économiques communautaires qui ne serait qu'une conséquence automatique des différents traitements accordés aux pays tiers avec lesquels ces opérateurs ont noué des relations commerciales.
26. La requérante fait en dernier lieu valoir que l'interdiction presque totale des importations en provenance de Taïwan était contraire au principe de la confiance légitime qui exigerait en l'espèce que les relations commerciales traditionnelles soient maintenues.
27. Ce grief doit aussi être rejeté. Les institutions communautaires disposant d'une marge d'appréciation lors du choix des moyens nécessaires pour la réalisation de leur politique, les opérateurs économiques ne sont pas justifiés à placer leur confiance légitime dans le maintien d'une situation existante qui peut être modifiée par des décisions prises par ces institutions dans le cadre de leur pouvoir d'appréciation. En l'espèce, la violation du principe de la confiance légitime pourrait d'autant moins être admise que l'accord commercial conclu le 3 avril 1978 entre la Communauté et la République populaire de Chine et publié au Journal officiel du 11 mai 1978 (JO L 123, p. 2) était de nature à avertir les opérateurs économiques d'une imminente réorientation de la politique commerciale de la Communauté et que l'absence de toute obligation de la Communauté d'accorder l'égalité de traitement aux pays tiers empêchait tout opérateur avisé d'escompter qu'on respecte les courants d'échanges en vigueur au moment de l'adoption des mesures de sauvegarde.
28. Au vu des considérations qui précèdent, il y a lieu de conclure que la requérante n'a pas été en mesure de prouver que les règlements qui, d'après elle, lui ont causé le préjudice dont elle réclame la réparation sont illégaux. Le recours doit donc être rejeté.
Sur les dépens :
29. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens ; la requérante ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (première chambre),
Déclare et arrête :
1) Le recours est rejeté.
2) La requérante est condamnée aux dépens.