CJCE, 27 septembre 1988, n° 81-87
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
The Queen
Défendeur :
Treasury and Commissioners of Inland Revenue, ex parte Daily Mail and General Trust plc.
LA COUR,
1 Par ordonnance du 6 février 1987, parvenue à la Cour le 19 mars suivant, la high court of justice, Queen's Bench division a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, quatre questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 52 et 58 dudit traité et de la directive 73-148 du Conseil, du 21 mai 1973, relative à la suppression des restrictions au déplacement et au séjour des ressortissants des Etats membres à l'intérieur de la communauté en matière d'établissement et de prestation de services (JO L 172, p. 14).
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant la société Daily Mail and General Trust PLC, demanderesse au principal (ci-après la "demanderesse") au trésor public britannique et ayant pour objet, notamment, de faire admettre, de la part de ce dernier, que la demanderesse n'est pas soumise à une quelconque obligation d'obtenir une autorisation au titre de la législation fiscale britannique pour pouvoir cesser d'avoir sa résidence au Royaume-Uni en vue de l'établir aux Pays-Bas.
3 Il ressort du dossier que, selon la législation britannique en matière de droit des sociétés, une société telle que la demanderesse, constituée conformément à cette législation et ayant son siège statutaire (registered office) au Royaume-Uni, peut établir son siège de direction et son administration centrale en dehors du Royaume-Uni sans perdre sa personnalité juridique ou sa qualité de société de droit britannique.
4 Selon la législation fiscale du Royaume-Uni applicable aux faits de l'espèce au principal, seules les sociétés qui ont leur résidence fiscale au Royaume-Uni sont, en règle générale, assujetties aux impôts britanniques sur les sociétés. La résidence fiscale est définie comme l'endroit où le siège de direction est situé.
5 La loi britannique de 1970 sur l'impôt sur le revenu et l'impôt sur les sociétés interdit, en son article 482, paragraphe 1, sous A), aux sociétés ayant leur résidence fiscale au Royaume-Uni de cesser d'y avoir cette résidence sans l'autorisation du trésor.
6 La demanderesse, qui est une société de "holding" et d'investissement, a, en 1984, demande l'autorisation prévue par la disposition nationale précitée en vue de transférer son siège de direction aux Pays-Bas, dont la législation n'empêche pas les sociétés de droit étranger d'y établir leur administration centrale, et ou la société envisageait, notamment, de tenir les réunions de son Conseil d'administration et de louer des locaux pour son administration. Elle a ultérieurement décidé, sans attendre cette autorisation, de procéder à l'ouverture d'un bureau de gestion d'investissements aux Pays-Bas en vue de fournir des prestations de services à des tiers.
7 Il est constant que le but principal du transfert du siège de direction envisage était, pour la demanderesse, de la mettre en mesure, après avoir établi sa résidence fiscale aux Pays-Bas, de vendre une partie importante des titres composant son actif non permanent et de racheter, grâce au produit de cette vente, une partie de ses propres actions, sans avoir à payer les impôts auxquels ces opérations donneraient lieu en vertu de la législation fiscale britannique, notamment en ce qui concerne les importantes plus-values sur les titres que la demanderesse se proposait de vendre. La demanderesse serait, après avoir établi son siège de direction aux Pays-Bas, assujettie à l'impôt néerlandais sur les sociétés, mais les opérations envisagées ne donneraient lieu qu'à une imposition sur les éventuelles plus-values accrues après le transfert de sa résidence fiscale.
8 Apres une longue période de négociations avec le trésor qui lui a proposé de vendre au moins une partie des titres en cause avant de transférer sa résidence fiscale hors du Royaume-Uni, la demanderesse a, en 1986, saisi la high court of justice, Queen's Bench division. Devant cette juridiction, elle a soutenu que les articles 52 et 58 du traité CEE lui confèrent le droit de transférer son siège de direction dans un autre Etat membre sans aucune autorisation préalable ou le droit d'obtenir une telle autorisation sans condition.
9 En vue de résoudre ce litige, la juridiction nationale a sursis à statuer et a posé à la Cour les questions suivantes :
"1°) les articles 52 à 58 du traité CEE s'opposent-ils à ce qu'un Etat membre interdise à une société ou groupe de sociétés doté de la personnalité morale, ayant son siège de direction dans ledit Etat membre, de transférer sans autorisation préalable ni approbation ledit siège dans un autre Etat membre dans l'un et/ou l'autre des cas suivants :
a) lorsque ladite société est susceptible d'échapper au paiement de l'impôt sur des profits et des bénéfices déjà acquis ;
b) lorsque, en transférant son siège de direction, ladite société éviterait de payer un impôt dont elle aurait éventuellement été redevable si elle avait maintenu son siège de direction dans l'Etat membre en cause ?
2°) la directive 73-148-CEE du Conseil confère-t-elle à une société ayant son siège de direction dans un certain Etat membre le droit de transférer ladite direction centrale dans un autre Etat membre sans autorisation préalable ni approbation dans les cas énoncés à la question 1°) ? Dans l'affirmative, les dispositions prévues en la matière sont-elles directement applicables en l'espèce ?
3°) si ladite autorisation ou approbation peut licitement être requise, un Etat membre est-il en droit de la refuser pour les motifs indiqués dans la question 1°) ?
4°) le fait que la législation applicable en la matière de l'Etat membre concerné n'impose pas une autorisation en cas de transfert de résidence dans un autre Etat membre d'un particulier ou d'une société de personnes porte-t-il à conséquence et, le cas échéant, laquelle ?"
10 Pour un plus ample exposé des faits et antécédents du litige au principal, des dispositions de la législation nationale en cause, ainsi que des observations présentées à la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la cour.
Sur la première question
11 En substance, la première question vise d'abord à savoir si les articles 52 et 58 du traité confèrent à une société constituée en conformité de la législation d'un Etat membre et y ayant son siège statutaire le droit de transférer son siège de direction dans un autre Etat membre. Si tel est le cas, la juridiction demande en outre si l'Etat membre d'origine peut faire dépendre ce droit d'une autorisation nationale dont l'octroi est lie a la situation fiscale de la société.
12 En ce qui concerne la première branche de la question, la demanderesse fait valoir, en substance, que l'article 58 du traité confère expressément, aux sociétés qu'il vise, le même droit de s'établir, à titre principal, dans un autre Etat membre que celui qui, en vertu de l'article 52, est reconnu aux personnes physiques. Le transfert du siège de direction d'une société dans un autre Etat membre constituerait l'établissement de cette société dans cet Etat membre, puisque la société y implante son centre de décision, ce qui correspondrait à une activité économique réelle et effective.
13 Le Gouvernement du Royaume-Uni fait valoir, en substance, que les dispositions du traité ne confèrent pas aux sociétés un droit général au déplacement de leur siège de direction d'un Etat membre à l'autre. La fixation du siège de direction dans un Etat membre n'impliquerait pas nécessairement en soi une activité économique réelle et effective sur le territoire de cet Etat membre, et ne saurait, dès lors, être considérée comme un établissement au sens de l'article 52 du traité.
14 La Commission souligne d'abord que, en l'état actuel du droit communautaire, les conditions dans lesquelles une société peut transférer son siège d'un Etat membre à l'autre relèvent toujours du droit national de l'état où elle a été constituée et de celui de l'état d'accueil. A cet égard, la Commission fait état de la disparité des législations nationales en matière de droit des sociétés. Certaines d'entre elles connaîtraient la notion de transfert de siège de direction et, parmi ces législations, certaines n'y attacheraient aucune conséquence juridique, même sur le plan fiscal. Selon d'autres législations, le transfert de l'administration ou du centre de décision d'une société, hors du territoire de l'Etat membre dans lequel elle est constituée, impliquerait la perte de la personnalité juridique. Cependant, toutes les législations admettraient la possibilité de dissoudre une société dans un Etat membre et de la reconstituer dans un autre. La Commission estime que, dans les cas où le déplacement du siège de direction est possible selon la législation nationale, le droit de transférer ce siège dans un autre Etat membre est un droit protégé par l'article 52 du traité.
15 En présence de ces opinions divergentes, il convient tout d'abord de rappeler, ainsi que la Cour l'a fait à maintes reprises, que la liberté d'établissement constitue un des principes fondamentaux de la communauté et que les dispositions du traité garantissant cette liberté sont d'effet direct depuis la fin de la période transitoire. Ces dispositions assurent le droit de s'établir dans un autre Etat membre, non seulement aux ressortissants communautaires, mais également aux sociétés définies à l'article 58.
16 Bien que, selon leur libellé, ces dispositions visent notamment à assurer le bénéfice du traitement national dans l'Etat membre d'accueil, elles s'opposent également à ce que l'état d'origine entrave l'établissement dans un autre Etat membre d'un de ses ressortissants ou d'une société constituée en conformité de sa législation et répondant, par ailleurs, à la définition de l'article 58. Ainsi que la Commission l'a observé à juste titre, les droits garantis par l'article 52 et suivants seraient vidés de leur substance si l'état d'origine pouvait interdire aux entreprises de partir en vue de s'établir dans un autre Etat membre. Pour les personnes physiques, le droit de quitter leur territoire à cette fin est expressément prévu par la directive 73-148 qui fait l'objet de la deuxième question préjudicielle.
17 Pour une société, le droit d'établissement s'exerce, en règle générale, sous forme de création d'agences, de succursales ou de filiales telles que prévues expressément par la deuxième phrase de l'alinea 1 de l'article 52. C'est d'ailleurs a ce type d'établissement qu'en l'espèce la demanderesse a procédé en ouvrant un bureau de gestion d'investissement aux Pays-Bas. Une société peut également faire usage de son droit d'établissement en participant à la constitution d'une société dans un autre Etat membre et, à cet égard, l'article 221 du traité lui assure le traitement national en ce qui concerne la participation financière au capital de cette nouvelle société.
18 Il convient de constater que la disposition législative britannique précitée, en cause dans la procédure au principal, ne pose aucune restriction aux transactions telles que décrites ci-dessus. Elle n'entrave pas non plus le transfert partiel ou même total des activités d'une société de droit britannique à une société nouvellement constituée dans un autre Etat membre, le cas échéant après dissolution et, partant, apurement des comptes fiscaux de la société britannique. Elle n'exige l'autorisation du trésor que dans le cas ou cette société, tout en gardant sa personnalité juridique et sa qualité de société de droit britannique, désire transférer son siège de direction hors du Royaume-Uni.
19 A cet égard, il convient de rappeler que, contrairement aux personnes physiques, les sociétés sont des entités créées en vertu d'un ordre juridique et, en l'état actuel du droit communautaire, d'un ordre juridique national. Elles n'ont d'existence qu'à travers les différentes législations nationales qui en déterminent la constitution et le fonctionnement.
20 Ainsi que la Commission l'a souligné, les législations des Etats membres diffèrent largement en ce qui concerne tant le lien de rattachement au territoire national exigé en vue de la constitution d'une société que la possibilité, pour une société constituée conformément à une telle législation, de modifier ultérieurement ce lien de rattachement. Certaines législations exigent que non seulement le siège statutaire mais également le siège réel, à savoir l'administration centrale de la société, soient situés sur leur territoire et le déplacement de l'administration centrale hors de ce territoire suppose donc la dissolution de la société avec toutes les conséquences qu'une telle dissolution entraîne sur le plan du droit des sociétés et du droit fiscal. D'autres législations reconnaissent aux sociétés le droit de transférer leur administration centrale à l'étranger, mais quelques-unes, tel le Royaume-Uni, soumettent ce droit a certaines restrictions et les conséquences juridiques du transfert, notamment sur le plan fiscal, varient d'un Etat membre à l'autre.
21 Le traité a tenu compte de cette disparité des législations nationales. En définissant, à l'article 58, les sociétés pouvant bénéficier du droit d'établissement, le traité a mis sur le même pied le siège statutaire, l'administration centrale et le principal établissement d'une société en tant que lien de rattachement. En outre, à son article 220, le traité a prévu la conclusion, en tant que de besoin, de conventions entre les Etats membres en vue d'assurer, notamment, le maintien de la personnalité juridique en cas de transfert du siège de pays en pays. Or, il convient de constater qu'aucune convention conclue dans ce domaine n'est a ce jour entree en vigueur.
22 Il convient d'ajouter qu'aucune des directives de coordination des législations sur les sociétés, adoptées en vertu de l'article 54, paragraphe 3, sous G), du traité, n'a trait aux disparités ici en cause.
23 Il y a donc lieu de constater que le traité considère la disparité des législations nationales concernant le lien de rattachement exigé pour leurs sociétés ainsi que la possibilité, et, le cas échéant, les modalités d'un transfert du siège, statutaire ou réel, d'une société de droit national, d'un Etat membre à l'autre, comme des problèmes qui ne sont pas résolus par les règles sur le droit d'établissement, mais qui doivent l'être par des travaux législatifs ou conventionnels lesquels, toutefois, n'ont pas encore abouti.
24 Dans ces conditions, on ne saurait interpréter les articles 52 et 58 du traité comme conférant aux sociétés de droit national un droit de transférer leur siège de direction et leur administration centrale dans un autre Etat membre tout en gardant leur qualité de sociétés de l'Etat membre selon la législation duquel elles ont été constituées.
25 Il convient donc de répondre à la première branche de la première question que les articles 52 et 58 du traité doivent être interprétés en ce sens qu'ils ne confèrent aucun droit, en l'état actuel du droit communautaire, à une société constituée en conformité de la législation d'un Etat membre et y ayant son siège statutaire, de transférer son siège de direction dans un autre Etat membre.
26 Compte tenu de cette réponse, il n'y a pas lieu de répondre à la seconde branche de la première question.
Sur la deuxième question
27 Par sa deuxième question, la juridiction nationale demande si les dispositions de la directive 73-148 du Conseil, du 21 mai 1973, relative à la suppression des restrictions au déplacement et au séjour des ressortissants des Etats membres à l'intérieur de la communauté en matière d'établissement ou de prestation de services, confèrent à une société le droit de transférer son siège de direction dans un autre Etat membre.
28 Il suffit, à cet égard, de relever que la directive précitée, selon son intitule et son texte, ne concerne que le déplacement et le séjour des personnes physiques et que les dispositions de la directive, de par leur contenu, ne se prêtent pas à être appliquées par analogie aux personnes morales.
29 Il y a donc lieu de répondre à la deuxième question que la directive 73-148 doit être interprétée en ce sens que ses dispositions ne confèrent pas à une société le droit de transférer son siège de direction dans un autre Etat membre.
Sur les troisième et quatrième questions
30 Compte tenu des réponses données aux deux premières questions de la juridiction nationale, il n'y a pas lieu de répondre aux troisième et quatrième questions.
Sur les dépens
31 Les frais exposés par le Gouvernement du Royaume-Uni et la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient a celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions à elle soumises par la high court of justice, Queen's Bench division, par ordonnance du 6 février 1987, dit pour droit :
1°) les articles 52 et 58 du traité doivent être interprétés en ce sens qu'ils ne confèrent aucun droit, en l'état actuel du droit communautaire, à une société constituée en conformité de la législation d'un Etat membre et y ayant son siège statutaire, de transférer son siège de direction dans un autre Etat membre.
2°) la directive 73-148, du Conseil, du 21 mai 1973, relative à la suppression des restrictions au déplacement et au séjour des ressortissants des Etats membres à l'intérieur de la communauté en matière d'établissement et de prestation de services, doit être interprétée en ce sens que ses dispositions ne confèrent pas à une société le droit de transférer son siège de direction dans un autre Etat membre.