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Décisions

CJCE, 6e ch., 1 février 1996, n° C-177/94

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Défendeur :

Gianfranco Perfili

CJCE n° C-177/94

1 février 1996

LA COUR,

1. Par ordonnance du 2 juin 1994, parvenue à la Cour le 28 juin suivant, le Vice Pretore de la Pretura circondariale di Roma, sezione distaccata di Frascati, a posé, en vertu de l'article 177 du traité CE, deux questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 3, 5 et 6 du même traité et de l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 (ci-après la "Convention européenne des Droits de l'Homme").

2. Ces questions ont été soulevées à l'occasion d'une constitution de partie civile par la compagnie d'assurances Lloyd's of London (ci-après "Lloyd's") dans le cadre d'une action pénale introduite devant la juridiction de renvoi contre M. Perfili.

3. Il ressort du dossier transmis par la juridiction nationale ainsi que des observations écrites présentées par les parties au principal et par la Commission que Lloyd's a désigné pour l'Italie un représentant général en vertu d'un mandat authentifié (power of attorney) établi selon le droit anglais et conforme à la Convention de La Haye, du 5 octobre 1961, supprimant l'exigence de la légalisation des actes publics étrangers.

4. M. Perfili, joaillier à Colonna (Rome), a souscrit une police d'assurance contre le vol auprès de Lloyd's. Deux années après la conclusion du contrat d'assurance, l'assuré a fait auprès de la compagnie d'assurances une déclaration de vol de bijoux.

5. A la suite d'une enquête, les autorités judiciaires italiennes ont cité M. Perfili devant la Pretura di Roma du chef de délit de simulation aggravée d'acte illicite et de tentative d'escroquerie aggravée. Le représentant général de Lloyd's pour l'Italie a donné un mandat spécial, conforme aux règles procédurales italiennes, à un avocat en vue de se constituer partie civile pour la compagnie d'assurances dans le cadre de l'action pénale introduite contre M. Perfili.

6. Selon le juge de renvoi, l'article 78 du Code de procédure pénale italien relatif à la constitution de partie civile impose à la victime d'une infraction pénale, qui veut intenter une action civile dans le cadre d'un procès pénal par l'intermédiaire d'un représentant, de délivrer à celui-ci un mandat spécial. Lloyd's ne pourrait pas se constituer partie civile, dans la mesure où le mandat général délivré à son représentant général en Italie n'aurait pas conféré à ce dernier un mandat spécial en vue de la constitution de partie civile dans la procédure pénale engagée contre M. Perfili. Or, d'après le droit anglais, la déclaration de volonté visant à conférer un tel pouvoir au représentant pourrait être incluse dans le mandat général.

7. Le juge national conclut qu'il existe une inégalité de traitement manifeste entre une victime de nationalité italienne et une victime de nationalité britannique qui entend défendre ses intérêts civils par l'intermédiaire d'un mandataire spécial. Le ressortissant anglais serait en effet empêché d'exprimer sa volonté et verrait ses possibilités d'action limitées du fait de l'existence en Italie d'une institution qui n'est pas prévue dans son propre ordre juridique national.

8. S'interrogeant sur la conformité des règles procédurales italiennes avec les articles 3, 5 et 6 du traité ainsi qu'avec l'article 6 de la convention européenne garantissant le droit d'accès à un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, pour les contestations en matière civile et les accusations en matière pénale, le Vice Pretore a posé à la Cour les deux questions suivantes:

1) "L'article 78 du Code de procédure pénale italien en vigueur est-il contraire aux dispositions des articles 3, 5 et 6 du traité de Rome en ce qu'il oblige un citoyen communautaire, en l'espèce un ressortissant britannique qui est la victime d'un délit et entend se constituer partie civile, à rédiger un acte juridique particulier qui n'est pas prévu dans son ordre juridique national, à savoir un mandat spécial pour la constitution de partie civile, qui pourrait être superflu en droit anglais parce qu'il pourrait être compris dans le mandat général (power of attorney)?"

2) "L'article 78 précité est-il contraire à l'article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, du 4 novembre 1950, et celle-ci s'applique-t-elle en l'espèce?"

Sur la première question

9. Il convient de relever, à titre liminaire, que, selon une jurisprudence constante, la Cour n'est pas compétente, dans le cadre de la procédure préjudicielle prévue par l'article 177 du traité, pour statuer sur la compatibilité d'une mesure nationale avec le droit communautaire (voir arrêt du 6 juillet 1995, BP Soupergaz, C-62-93, Rec. p. I-1883, point 13). Par contre, la Cour est compétente pour fournir à la juridiction nationale tous les éléments d'interprétation relevant du droit communautaire qui peuvent lui permettre de juger la compatibilité avec le droit communautaire des dispositions nationales.

10. Il convient de constater ensuite que l'article 2 du traité décrit la mission et les objectifs de la Communauté qui sont énoncés à l'article 3 (voir arrêts du 24 novembre 1982, Commission-Irlande, 249-81, Rec. p. 4005, point 28, et du 29 septembre 1987, Giménez Zaera, 126-86, Rec. p. 3697, point 10).

11. Les articles 2 et 3 du traité visent, en particulier, la création d'un Marché commun où les marchandises, les personnes, les services et les capitaux peuvent circuler librement dans des conditions de concurrence non faussée. Cet objectif est assuré, notamment, par l'interdiction de toute forme de discrimination exercée en raison de la nationalité, prévue à l'article 6 du traité et faisant l'objet de la question de la juridiction de renvoi.

12. Dans ces circonstances, la première question doit être entendue comme visant à savoir si l'article 6 du traité doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à ce qu'une réglementation d'un État membre impose à la victime d'une infraction pénale, qui voudrait se constituer partie civile dans le cadre d'une procédure pénale, de délivrer à son représentant un mandat spécial, alors que le droit de l'État membre dont la victime est le ressortissant ne prévoit pas cette formalité.

13. Aux termes de l'article 6, premier alinéa, du traité, dans le domaine d'application de celui-ci, et sans préjudice des dispositions particulières qu'il prévoit, est interdite toute discrimination exercée en raison de la nationalité.

14. Le principe général de non-discrimination édicté à cet article ne peut dès lors s'appliquer que sous réserve des dispositions particulières prévues par le traité (voir arrêt du 14 juillet 1977, Sagulo e.a., 8-77, Rec. p. 1495, point 11).

15. Dans le domaine de la libre circulation, cette règle a été mise en œuvre, en ce qui concerne le droit d'établissement, par les articles 52 à 58 et, en ce qui concerne les services, par les articles 59 à 66 du traité.

16. Une réglementation nationale régissant les modalités de constitution de partie civile concerne la faculté pour une compagnie d'assurances établie dans un autre État membre de défendre ses intérêts civils dans l'État d'accueil et doit être examinée au regard des dispositions du traité relatives à la liberté d'établissement ou à la libre prestation de services dans l'État d'accueil.

17. Il est toutefois de jurisprudence constante que, en interdisant à chaque État membre d'appliquer, dans le champ d'application du traité, son droit différemment en raison de la nationalité, les articles 6, 52 et 59 ne visent pas les éventuelles disparités de traitement qui peuvent résulter, d'un État membre à l'autre, des divergences existant entre les législations des différents États membres du moment que celles-ci affectent toutes personnes tombant sous leur application, selon des critères objectifs et sans égard à leur nationalité (voir, en ce sens, arrêts du 28 juin 1978, Kenny, 1-78, Rec. p. 1489, point 18; du 7 mai 1992, Wood et Cowie, C-251-90 et C-252-90, Rec. p. I-2873, point 19, et du 3 juillet 1979, Van Dam en Zonen e.a., 185-78 à 204-78, Rec. p. 2345, point 10).

18. La question formulée par la juridiction de renvoi ainsi que les éléments juridiques et factuels qu'elle a fournis à la Cour ne permettent pas à celle-ci d'examiner si et sous quelles conditions une telle réglementation nationale, indistinctement applicable, pourrait constituer une entrave non justifiée à la liberté d'établissement ou à la libre prestation des services.

19. Il y a lieu dès lors de répondre à la première question que l'article 6, lu en combinaison avec les articles 52 et 59 du traité, qui consacre le principe de non-discrimination en raison de la nationalité, doit être interprété en ce sens qu'il ne s'oppose pas à ce qu'une réglementation d'un État membre impose à la victime d'une infraction pénale, qui voudrait se constituer partie civile dans le cadre d'une procédure pénale, de délivrer à son représentant un mandat spécial, même si le droit de l'État membre dont la victime est le ressortissant ne prévoit pas cette formalité.

Sur la seconde question

20. Il est de jurisprudence que, dès lors qu'une réglementation nationale entre dans le champ d'application du droit communautaire, la Cour, saisie à titre préjudiciel, doit fournir tous les éléments d'interprétation nécessaires à l'appréciation, par la juridiction nationale, de la conformité de cette réglementation avec les droits fondamentaux dont la Cour assure le respect, tels qu'ils résultent, en particulier, de la Convention européenne des Droits de l'Homme. En revanche, elle n'a pas cette compétence à l'égard d'une réglementation nationale qui ne se situe pas dans le cadre du droit communautaire (voir arrêt du 4 octobre 1991, Society for the protection of unborn children Ireland, C-159-90, Rec. p. I-4685, point 31).

21. Eu égard à la réponse donnée à la première question, il n'y a donc pas lieu de répondre à la seconde.

Sur les dépens

22. Les frais exposés par la Commission des Communautés européennes, qui a soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (sixième chambre),

Statuant sur les questions à elle soumises par le Vice Pretore de la Pretura circondariale di Roma, sezione distaccata di Frascati, par ordonnance du 2 juin 1994, dit pour droit:

L'article 6, lu en combinaison avec les articles 52 et 59 du traité CE, qui consacre le principe de non-discrimination en raison de la nationalité, doit être interprété en ce sens qu'il ne s'oppose pas à ce qu'une réglementation d'un État membre impose à la victime d'une infraction pénale, qui voudrait se constituer partie civile dans le cadre d'une procédure pénale, de délivrer à son représentant un mandat spécial, même si le droit de l'État membre dont la victime est le ressortissant ne prévoit pas cette formalité.