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Décisions

CJCE, 27 octobre 1982, n° 35-82

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Morson, Jhanjan

Défendeur :

Staat der Nederlanden, Hoofd van de Plaatselijke Politie in de zin van de Vreemdelingenwet, Staat der Nederlanden

CJCE n° 35-82

27 octobre 1982

LA COUR,

1. Par arrêts du 15 janvier 1982, parvenus à la Cour le 21 janvier 1982, le hoge raad der nederlanden a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, deux questions préjudicielles, identiques dans les deux affaires jointes, relatives à l'interprétation, d'une part, de l'article 177, alinéa 3, du traité et, d'autre part, de l'article 10 du règlement n° 1612-68 du Conseil, du 15 octobre 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs à l'intérieur de la Communauté (JO L 257, p. 2)

2. Les requérantes au principal, Mmes Morson et Jhanjan, ressortissantes surinamiennes, ont demandé l'autorisation de séjour aux Pays-Bas, en vue de s'installer respectivement chez leur fille et leurs fils, de nationalité néerlandaise et dont elles seraient à la charge. Il ressort du dossier que ces derniers exercent une activité salariée aux Pays-Bas mais n'ont jamais été employés dans un autre Etat membre. Les demandes ayant été rejetées par le secrétaire d'Etat à la justice, Mmes Morson et Jhanjan ont introduit des demandes en révision auprès du secrétaire d'Etat à la justice.

3. En vertu de la législation néerlandaise sur les étrangers, de telles demandes en révision sont, en règle générale, suspensives de l'ordre d'expulsion. Le secrétaire d'Etat à la justice peut, toutefois, refuser de leur reconnaître un effet suspensif, mais dans ce cas une demande en référé peut être formée devant le juge ordinaire. La procédure du référé dont il s'agit est régie par les articles 289 à 297 du 'wetboek van burgerlijke rechtsvordering' (Code de procédure civile néerlandais). L'article 292 de ce Code dispose que 'les décisions exécutoires par provision ne préjudicient pas au principal'.

4. En l'espèce, les requérantes au principal ont demandé en référé qu'il soit interdit à l'Etat néerlandais de les expulser à tout le moins tant qu'il n'aura pas été statué en dernier ressort sur leurs demandes en révision. A cette fin, elles ont invoqué l'article 10, paragraphe 1, du règlement n° 1612-68, précité, lequel confère à certains membres de la famille, dont les ascendants à charge d'un travailleur ressortissant d'un Etat membre employé sur le territoire d'un autre Etat membre, le droit de s'installer avec ce travailleur. Elles se sont également prévalues de l'interdiction de discrimination énoncée aux articles 7 et 48 du traité.

5. Estimant que la décision à rendre dépendait de l'interprétation de dispositions du droit communautaire, le hoge raad, saisi des demandes de référé en cassation, a posé les questions préjudicielles suivantes.

'1) Compte tenu de ce qu'une décision du hoge raad dans une procédure de référé ne lie pas le juge qui sera ultérieurement saisi de l'affaire au fond, le hoge raad est-il, dans une procédure en référé, tenu sur la base de l'article 177, troisième alinéa, du traité instituant la Communauté économique européenne, de saisir la Cour de justice d'une demande de décision préjudicielle, au cas où une question d'interprétation au sens de l'alinéa 1 de cet article se pose en cassation? S'il n'est pas possible de répondre à cette question de façon générale par l'affirmative ou la négative, quelles sont les circonstances auxquelles est liée l'existence d'une telle obligation ?

2) L'article 10 du règlement n° 1612-68 du Conseil, du 15 octobre 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs à l'intérieur de la Communauté, seul ou en relation avec d'autres dispositions du droit communautaire, s'oppose-t-il à ce qu'un Etat membre refuse à l'un des membres de la famille d'un travailleur employé sur son territoire et qui sont visés à l'article 10, paragraphe 1, du règlement, le droit de s'installer avec ce travailleur, lorsque ce dernier possède la nationalité de l'Etat sur le territoire duquel il travaille et le membre de la famille concerne une autre nationalité?'

Sur la première question :

6. La première question tend en substance à savoir si l'article 177, alinéa 3, du traité doit être interprété en ce sens qu'une juridiction nationale, dont les décisions ne sont pas susceptibles d'un recours juridictionnel de droit interne, est tenue de saisir la Cour d'une question d'interprétation au sens de l'alinéa 1 de cet article, lorsque la question est soulevée dans une procédure en référé et que la décision à prendre ne lie pas la juridiction qui sera ultérieurement saisie de l'affaire au fond, même si cette juridiction appartient à un autre ordre juridictionnel.

7. En vertu de l'article 177, alinéa 2, une juridiction d'un Etat membre, devant laquelle une question d'interprétation ou de validité au sens de l'alinéa 1 de cet article est soulevée, peut demander à la Cour de statuer, à titre préjudiciel, sur cette question si elle estime qu'une décision sur ce point est nécessaire pour rendre son jugement. Toutefois, en vertu de l'article 177, alinéa 3, lorsqu'une telle question est soulevée devant une juridiction nationale, dont les décisions ne sont pas susceptibles d'un recours juridictionnel de droit interne, cette juridiction est tenue de saisir la Cour.

8. Ainsi que la Cour l'a déjà constaté dans l'arrêt du 24 mai 1977 (Hoffmann-La Roche, affaire 107-76, Recueil p. 957), l'article 177 vise à assurer que le droit communautaire soit interprété et appliqué de manière uniforme dans tous les Etats membres. Dans cette perspective, son alinéa 3 a notamment pour but de prévenir que s'établisse, dans un Etat membre quelconque, une jurisprudence nationale ne concordant pas avec les règles du droit communautaire. Les exigences découlant de cette finalité sont respectées dans le cadre de procédures sommaires et urgentes, telles que celles de l'espèce, si une procédure ordinaire au fond, permettant le réexamen de toute question de droit communautaire tranchée provisoirement dans la procédure sommaire, doit être engagée soit en toute circonstance, soit lorsque la partie qui a succombé le demande.

9. Dès lors, l'objectif spécifique visé par l'article 177, alinéa 3, est sauvegardé lorsque l'obligation de saisir la Cour de questions préjudicielles s'applique dans le cadre de la procédure au fond, même si celle-ci se déroule devant les juridictions d'un autre ordre juridictionnel que la procédure du référé, pourvu que la possibilité de saisir la Cour des questions de droit communautaire soulevées soit ouverte en vertu de l'article 177.

10. Il y a donc lieu de répondre à la première question posée par le hoge raad que l'article 177, alinéa 3, du traité doit être interprété en ce sens qu'une juridiction nationale, dont les décisions ne sont pas susceptibles d'un recours juridictionnel de droit interne, n'est pas tenue de saisir la Cour d'une question d'interprétation au sens de l'alinéa 1 de cet article, lorsque la question est soulevée dans une procédure en référé et que la décision à prendre ne lie pas la juridiction qui sera ultérieurement saisie de l'affaire au fond, à condition qu'il appartienne à chacune des parties d'ouvrir ou d'exiger l'ouverture d'une procédure au fond, même devant les juridictions d'un autre ordre juridictionnel, au cours de laquelle toute question de droit communautaire tranchée provisoirement dans la procédure sommaire peut être réexaminée et faire l'objet d'un renvoi en vertu de l'article 177.

Sur la seconde question :

11. La seconde question vise en substance à savoir si et, le cas échéant, dans quelles circonstances le droit communautaire interdit à un Etat membre de refuser l'entrée ou le séjour sur son territoire à un membre de la famille, au sens de l'article 10 du règlement n° 1612-68 précité, d'un travailleur employé sur le territoire de cet Etat, lorsque ce travailleur possède la nationalité de cet Etat et le membre de la famille concerne la nationalité d'un pays tiers.

12. En vertu de l'article 48 du traité, la libre circulation des travailleurs à l'intérieur de la Communauté implique l'abolition de toute discrimination fondée sur la nationalité entre les travailleurs des Etats membres. Aux termes de l'article 10 du règlement n° 1612-68 du Conseil, du 15 octobre 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs à l'intérieur de la Communauté, précité, certains membres spécifiés de la famille du travailleur, dont les ascendants à charge, 'ont le droit de s'installer avec le travailleur ressortissant d'un Etat membre employé sur le territoire d'un autre Etat membre, quelle que soit leur nationalité'.

13. Les termes du règlement précité ne couvrant pas les membres de la famille à la charge d'un travailleur ressortissant de l'Etat membre sur le territoire duquel il est employé, la réponse à la question préjudicielle dépend de savoir si un droit d'entrée et de séjour de leur chef peut être inféré à la lumière du contexte de la règlementation et de sa place dans l'ensemble du système du droit communautaire.

14. A cet égard, les requérantes au principal se prévalant du principe de non-discrimination en raison de la nationalité, lequel principe, énoncé de façon générale à l'article 7 du traité, a trouvé une expression spécifique à l'article 48 du traité.

15. Il est toutefois apparent que lesdites dispositions ne peuvent être invoquées que dans la mesure où la situation en cause relève du domaine d'application du droit communautaire, à savoir en l'occurrence celui de la libre circulation des travailleurs à l'intérieur de la Communauté. Cette conclusion ressort non seulement du libellé de ces articles, mais est aussi conforme à leur objectif, qui est de contribuer à l'élimination de tous les obstacles à l'instauration d'un Marché commun dans lequel les ressortissants des Etats membres ont la possibilité de se déplacer librement sur le territoire des Etats membres en vue d'exercer leurs activités économiques.

16. Il s'ensuit que les dispositions du traité, et la règlementation adoptée pour leur exécution, en matière de libre circulation des travailleurs ne sauraient être appliquées à des situations qui ne présentent aucun facteur de rattachement à l'une quelconque des situations envisagées par le droit communautaire.

17. Tel est certainement le cas des travailleurs n'ayant jamais exercé le droit de libre circulation à l'intérieur de la Communauté.

18. Il y a donc lieu de répondre à la seconde question posée par le hoge raad que le droit communautaire n'interdit pas à un Etat membre de refuser l'entrée ou le séjour sur son territoire à un membre de la famille, au sens de l'article 10 du règlement n° 1612-68 du Conseil, du 15 octobre 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs à l'intérieur de la Communauté, d'un travailleur employé sur le territoire de cet Etat, qui n'a jamais exercé le droit de libre circulation à l'intérieur de la Communauté, lorsque ce travailleur possède la nationalité de cet Etat et le membre de la famille la nationalité d'un pays tiers.

Sur les dépens :

19. Les frais exposés par les Gouvernements néerlandais et britannique ainsi que par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur les questions à elle soumises par le hoge raad der nederlanden, par arrêts du 15 janvier 1982, dit pour droit :

1) L'article 177, alinéa 3, du traité doit être interprété en ce sens qu'une juridiction nationale, dont les décisions ne sont pas susceptibles d'un recours juridictionnel de droit interne, n'est pas tenue de saisir la Cour d'une question d'interprétation au sens de l'alinéa 1 de cet article lorsque la question est soulevée dans une procédure en référé et que la décision à prendre ne lie pas la juridiction qui sera ultérieurement saisie de l'affaire au fond, à condition qu'il appartienne à chacune des parties d'ouvrir ou d'exiger l'ouverture d'une procédure au fond, même devant les juridictions d'un autre ordre juridictionnel, au cours de laquelle toute question de droit communautaire tranchée provisoirement dans la procédure sommaire peut être réexaminée et faire l'objet d'un renvoi en vertu de l'article 177.

2) Le droit communautaire n'interdit pas à un Etat membre de refuser l'entrée ou le séjour sur son territoire à un membre de la famille, au sens de l'article 10 du règlement n° 1612-68 du Conseil, du 15 octobre 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs à l'intérieur de la Communauté, d'un travailleur employé sur le territoire de cet Etat, qui n'a jamais exercé le droit de libre circulation à l'intérieur de la Communauté, lorsque ce travailleur possède la nationalité de cet Etat et le membre de la famille la nationalité d'un pays tiers.