CJCE, 14 janvier 1988, n° 63-86
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Commission des Communautés européennes
Défendeur :
République italienne
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Bosco (faisant fonction)
Présidents de chambre :
MM. Due, Rodriguez Iglesias
Avocat général :
M. da Cruz Vilaca
Juges :
MM. Koopmans, Everling, Bahlmann, Galmot, Kakouris, Joliet, O'Higgins, Schockweiler
Avocat :
Me Ferri
LA COUR,
1. Par requête déposée au greffe de la Cour le 6 mars 1986, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CEE, un recours visant à faire reconnaître que la République italienne, en réservant aux seuls ressortissants italiens l'accession à la propriété et à la location de logements construits ou restaurés à l'aide de fonds publics, ainsi que l'accession au crédit foncier à taux réduit, a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 48, 52 et 59 du traité CEE ainsi que de l'article 9, paragraphe 1, du règlement n° 1612-68 du Conseil, du 15 octobre 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs à l'intérieur de la Communauté (JO L 257, p. 2). Plus précisément, la Commission fait grief à la République italienne d'exclure les ressortissants des autres Etats membres desdites facultés par l'exigence de la nationalité italienne contenue dans les décrets du président de la République n° 655 du 23 mai 1964 et n° 1035 du 30 décembre 1972, dans la loi n° 33 du 24 avril 1980 de la région des Pouilles, dans la loi n° 38 du 7 mai 1980 de la région de Toscane, dans la loi n° 15 du 25 mai 1981 de la région d'Emilie-Romagne et dans le plan décennal de la même région en faveur de la construction à usage d'habitation, approuvé le 8 septembre 1981, ainsi que dans la loi n° 22 du 23 avril 1982 de la région de Ligurie.
2. Il ressort du dossier que, le 10 décembre 1984, à la suite d'une plainte déposée par un ressortissant belge qui s'est vu refuser, par les autorités de la région d'Emilie-Romagne, une demande de crédit foncier à taux réduit dans la perspective de l'achat d'une habitation à Mordano (Bologne), où il résidait et exerçait des activités non-salariées, la Commission a adressé une lettre de mise en demeure au Gouvernement italien, engageant ainsi la procédure prévue à l'article 169 du traité contre la législation précitée en tant que contraire aux articles 48, 52 et 59 du traité et au règlement n° 1612-68, précité.
3. Le 16 avril 1985, la Commission a transmis au Gouvernement italien l'avis motivé prévu par l'article 169, paragraphe 1, du traité.
4. Par télex du 24 avril 1985, le Gouvernement italien a attiré l'attention de la Commission sur le fait que, déjà en décembre 1984, il avait transmis copie d'une circulaire ministérielle du 24 novembre 1984, selon laquelle les ressortissants des Etats membres de la Communauté qui exercent leur activité professionnelle principale en Italie et qui y résident doivent être considérés à tous égards comme assimilés aux ressortissants italiens quant à l'accès aux logements sociaux.
5. Le 4 septembre 1985, la Commission a émis un avis complémentaire, estimant que cette circulaire ne suffisait pas pour mettre fin à l'infraction constatée au motif, notamment, qu'elle ne liait pas les autorités régionales et n'avait pas fait l'objet d'une publication appropriée.
6. Au cours de la procédure écrite devant la Cour, le Gouvernement italien a reconnu l'insuffisance de la circulaire ministérielle et, le 15 mai 1987, le président du conseil des ministres italien a pris un décret aux termes duquel les ressortissants des autres Etats membres de la Communauté qui résident en Italie, y exercent des activités salariées et remplissent les conditions subjectives et objectives de la législation sur les logements sociaux sont assimilés aux ressortissants italiens aux fins de ladite législation.
7. Lors de la procédure orale et après avoir constaté que ce décret s'impose également aux autorités régionales et a été publié dans la Gazzetta Ufficiale della Repubblica Italiana, l'agent de la Commission a déclaré que le recours est ainsi devenu sans objet pour ce qui concerne les rapports entre la législation litigieuse, d'une part, et les dispositions communautaires contenues dans l'article 48 du traité et dans le règlement n° 1612-68, d'autre part. La Commission s'est donc désistée de son recours sur ce point.
8. Pour un plus ample exposé de la législation italienne, de la procédure et des moyens et arguments des parties, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
9. En vue de circonscrire l'objet du litige, il convient de constater que le recours ne concerne que la condition de nationalité prévue par la législation italienne en matière de logements sociaux. Ainsi que la Commission l'a reconnu lors de la procédure orale, les autres conditions prescrites par cette législation ne sont pas mises en cause. Par conséquent, après l'intervention du décret précité du président du Conseil des ministres italien, du 15 mai 1987, et le désistement de la Commission d'une partie de ses conclusions, le seul problème posé par la présente affaire est de savoir si, dans le champ d'application des articles 52 et 59 du traité, le droit communautaire s'oppose à ce que l'accès aux logements sociaux soit réservé aux ressortissants nationaux.
10. A cet égard, le Gouvernement italien a fait valoir l'absence de lien direct entre l'exercice d'activités professionnelles et la faculté d'accéder à un logement social ou à un crédit foncier à taux réduit en vue de la construction ou de l'acquisition d'un tel logement. La condition de nationalité en cause ne constituerait pas une restriction au droit d'établissement ou à la libre prestation des services; elle ne ferait que limiter une faculté susceptible de favoriser et faciliter l'exercice de ces droits. Or, les obligations découlant des articles 52 et 59 du traité, tels qu'ils ont été interprétés par la Cour, ne s'étendraient pas à de telles facultés pour lesquelles la suppression des conditions de nationalité présupposerait une coordination des législations nationales comme prévue par le règlement n° 1612-68 relatif aux travailleurs salariés.
11. Lors de la procédure orale, le Gouvernement italien a toutefois reconnu qu'on peut considérer la condition de nationalité en cause comme contraire à l'article 52 du traité pour ce qui est du droit à l'établissement à titre principal. Par contre, en ce qui concerne le droit d'établissement dit "secondaire" et la libre prestation des services, le Gouvernement italien soutient que l'exercice de ces droits n'implique pas la présence permanente de la personne intéressée au lieu d'exercice des activités professionnelles. Il serait donc exclu que les règles communautaires de non-discrimination s'appliquent à l'accès de telles personnes aux logements sociaux. D'ailleurs, ces personnes ne pourraient pas remplir les autres conditions prévues par la législation en cause, conditions qui seraient non-discriminatoires et liées aux finalités sociales de cette législation.
12. En présence de ces arguments, il convient de rappeler que les articles 52 et 59 du traité visent essentiellement à mettre en œuvre, dans le domaine des activités non salariées, le principe de traitement égal consacré à l'article 7 selon lequel, "dans le domaine d'application du présent traité et sans préjudice des dispositions particulières qu'il prévoit, est interdite toute discrimination exercée en raison de la nationalité".
13. Ces deux articles tendent ainsi à assurer le bénéfice du traitement national au ressortissant d'un Etat membre désireux d'exercer une activité non-salariée dans un autre Etat membre et ils interdisent toute discrimination fondée sur la nationalité, résultant des législations nationales ou régionales et faisant obstacle à l'accès ou à l'exercice d'une telle activité.
14. Ainsi qu'il ressort des programmes généraux arrêtés par le Conseil le 18 décembre 1961 (JO 1962, p. 32 et 36) et fournissant, comme la Cour l'a relevé à plusieurs reprises, des indications utiles en vue de la mise en œuvre des dispositions du traité relatives au droit d'établissement et à la libre prestation des services, ladite interdiction ne concerne pas uniquement les règles spécifiques relatives à l'exercice des activités professionnelles, mais également celles relatives aux diverses facultés générales, utiles à l'exercice de ces activités. Parmi les exemples mentionnés par les deux programmes figurent la faculté d'acquérir, d'exploiter ou d'aliéner des droits et biens meubles ou immeubles et celle d'emprunter, et notamment d'accéder aux diverses formes de crédits.
15. Pour une personne physique, l'exercice d'une activité professionnelle ne présuppose pas seulement la possibilité d'avoir accès à des locaux à partir desquels l'activité peut être exercée, le cas échéant en empruntant le montant nécessaire pour leur acquisition, mais également celle de pouvoir se loger. Il s'ensuit que des restrictions contenues dans la législation du logement, au lieu où l'activité est exercée, sont susceptibles de constituer un obstacle à cet exercice.
16. Pour assurer la parfaite égalité de concurrence, le ressortissant d'un Etat membre désireux d'exercer une activité non-salariée dans un autre Etat membre doit donc pouvoir se loger dans des conditions équivalant à celles dont bénéficient ses concurrents nationaux de ce dernier Etat. De ce fait, toute restriction apportée non seulement au droit d'accès au logement, mais également aux diverses facilités accordées à ces nationaux pour en alléger la charge financière doit être regardée comme un obstacle à l'exercice de l'activité professionnelle elle-même.
17. Dans ces conditions, une législation relative au logement, même lorsqu'elle concerne les logements sociaux, doit compter parmi les législations soumises au principe de traitement national tel qu'il découle des dispositions du traité relatives aux activités non-salariées.
18. Il est vrai, ainsi que le Gouvernement italien l'a fait valoir, qu'en pratique tous les cas d'établissement ne suscitent pas le même besoin de trouver un logement permanent et qu'en règle générale ce besoin ne se fait pas sentir en cas de prestations de services. Il est également exact que le prestataire de services, dans la majorité des cas, ne remplira pas les conditions, non-discriminatoires, liées aux finalités de la législation sur les logements sociaux.
19. On ne saurait cependant exclure a priori qu'une personne, tout en gardant son lieu d'établissement principal dans un Etat membre, soit amenée à exercer ses activités professionnelles dans un autre Etat membre pendant une période si prolongée qu'elle ait besoin d'y disposer d'un logement stable et qu'elle remplisse les conditions non-discriminatoires pour avoir accès à un logement social. Il en résulte qu'on ne saurait distinguer entre différentes formes d'établissement, ni exclure les prestataires de services du bénéfice du principe fondamental de traitement national.
20. Il convient donc de reconnaître qu'en réservant aux seuls ressortissants italiens, par diverses dispositions de sa législation, l'accession à la propriété et à la location de logements construits ou restaurés à l'aide de fonds publics, ainsi que l'accession au crédit foncier à taux réduit, la République italienne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 52 et 59 du traité CEE.
Sur les dépens :
21. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. Selon le paragraphe 4 du même article, la partie qui se désiste est condamnée aux dépens, sauf si ce désistement est justifié par l'attitude de l'autre partie.
22. La Commission a renoncé, lors de l'audience, à un des griefs formulés dans sa requête en raison du fait que la République italienne s'est conformée sur ce point postérieurement à l'introduction du recours.
23. Il en résulte que le désistement partiel de la Commission est justifié par l'attitude de la République italienne, qui a, par ailleurs, succombé pour le reste du recours.
24. Il y a donc lieu de mettre les dépens à charge de la République italienne.
Par ces motifs,
LA COUR,
Déclare et arrête :
1) La République italienne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 52 et 59 du traité CEE en réservant aux seuls ressortissants italiens, par diverses dispositions de sa législation, l'accession à la propriété et à la location de logements construits ou restaurés à l'aide de fonds publics, ainsi que l'accession au crédit foncier à taux réduit.
2) La République italienne est condamnée aux dépens.