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Décisions

CJCE, 7 juillet 1992, n° C-370/90

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

The Queen

Défendeur :

Immigration Appeal Tribunal et Surinder Singh, ex parte Secretary of State for Home Department

CJCE n° C-370/90

7 juillet 1992

LA COUR,

1. Par ordonnance du 19 octobre 1990, parvenue à la Cour le 17 décembre 1990, la High Court of Justice (Queen's Bench Division) a posé à la Cour, en application de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle relative à l'interprétation des dispositions de l'article 52 du traité et de la directive 73-148-CEE du Conseil, du 21 mai 1973, relative à la suppression des restrictions au déplacement et au séjour des ressortissants des États membres à l'intérieur de la Communauté en matière d'établissement et de prestation de services (JO L 172, p. 14, ci-après "directive 73-148").

2. Cette question a été posée dans le cadre d'un litige opposant M. Surinder Singh, de nationalité indienne, au Secretary of State for the Home Department, qui a décidé de l'expulser du territoire britannique le 15 décembre 1988.

3. Il ressort de l'ordonnance de renvoi que M. Surinder Singh a épousé Mlle Rashpal Purewal, ressortissante britannique, le 29 octobre 1982, à Bradford (Royaume-Uni). De 1983 à 1985, les époux Singh ont travaillé en Allemagne en qualité de salariés. A la fin de l'année 1985, ils sont revenus au Royaume-Uni en vue d'y exercer une activité commerciale.

4. En 1986, M. Singh a été autorisé, en tant que mari d'une ressortissante britannique, à séjourner à titre temporaire au Royaume-Uni. En juillet 1987, une ordonnance de non-conciliation (decree nisi) a été rendue, dans le cadre de la procédure de divorce engagée contre lui par son épouse. En raison de cette ordonnance, les autorités britanniques ont réduit la durée de son autorisation de séjour et refusé de lui délivrer un titre permanent de séjour en qualité de conjoint d'une ressortissante britannique.

5. M. Singh a séjourné régulièrement au Royaume-Uni jusqu'au 23 mai 1988, date à laquelle il s'est désisté du recours administratif qu'il avait formé contre la décision lui refusant un titre permanent de séjour. Au delà de cette date, il s'est maintenu sur le territoire britannique sans autorisation.

6. L'ordonnance d'expulsion adoptée le 15 décembre 1988 a été prononcée sur le fondement des dispositions de la section 3(5)(a) de l'Immigration Act de 1971 ("loi sur l'immigration de 1971"), relatives aux étrangers prolongeant illégalement leur séjour au Royaume-Uni.

7. Le 17 février 1989, a été rendu le jugement définitif (decree absolute) de divorce des époux Singh.

8. Le recours formé devant un adjudicator contre la décision du 15 décembre 1988 a été rejeté le 3 mars 1989. Par jugement en date du 17 août 1989, l'Immigration Appeal Tribunal a fait droit à l'appel formé par M. Singh contre la décision de l'adjudicator en retenant qu'il "disposait d'un droit en vertu du droit communautaire en tant qu'époux d'une ressortissante britannique qui disposait elle-même d'un droit d'établissement dans ce pays en vertu du droit communautaire".

9. Saisie d'une requête en "judicial review" (contrôle de légalité des actes administratifs) formée par le Secretary of State for the Home Department contre ce jugement, la High Court of Justice (Queen's Bench Division) a posé à la Cour la question préjudicielle suivante:

"Lorsqu'une femme mariée, ressortissante d'un État membre, a exercé les droits que lui confère le traité dans un autre État membre en y travaillant, entre et demeure dans l'État membre dont elle est ressortissante, dans le but d'y diriger un commerce avec son mari, l'article 52 du traité de Rome et la directive 73-148-CEE du Conseil, du 21 mai 1973, autorisent-ils son époux (qui n'est pas un ressortissant communautaire) à entrer et demeurer dans cet État membre avec son épouse?"

10. Pour un plus ample exposé des faits du litige au principal, de la réglementation communautaire en cause, du déroulement de la procédure ainsi que des observations écrites présentées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

11. La question préjudicielle posée par le juge de renvoi porte sur le point de savoir si les dispositions de l'article 52 du traité et de la directive 73-148 doivent être interprétées en ce sens qu'elles obligent un État membre à autoriser l'entrée et le séjour, sur son territoire, du conjoint, quelle que soit sa nationalité, d'un ressortissant de cet État qui s'est rendu, avec ce conjoint, sur le territoire d'un autre État membre pour y exercer une activité salariée, au sens de l'article 48 du traité, et qui revient s'établir, au sens de l'article 52 du traité, sur le territoire de l'État dont il a la nationalité.

12. Il convient également de relever qu'il n'est pas allégué que le mariage de M. et Mme Singh ait présenté un caractère fictif et que, si ce mariage a été dissout par le jugement définitif de divorce prononcé en 1989, cette circonstance est sans influence sur la question préjudicielle posée, qui porte sur le fondement du droit de séjour de l'intéressé pour la période antérieure à la date de ce jugement.

13. M. Singh et la Commission soutiennent que le ressortissant d'un État membre qui revient s'établir dans cet État après avoir exercé une activité économique dans un autre État membre est dans la même situation qu'un ressortissant d'un autre État membre qui vient s'établir dans ce pays. Selon eux, il doit être traité de la même manière, conformément au principe de non-discrimination énoncé à l'article 7 du traité, et il peut ainsi se prévaloir de l'article 52 du traité, notamment en ce qui concerne le droit de séjour de son conjoint lorsque celui-ci n'est pas ressortissant d'un État membre.

14. Le Gouvernement du Royaume-Uni soutient, au contraire, que le ressortissant communautaire qui revient s'établir dans son pays d'origine n'est pas dans une situation comparable à celle des ressortissants des autres États membres, car il entre et séjourne dans ce pays en vertu du droit national et non du droit communautaire. Les dispositions de l'article 52 du traité et de la directive 73-148 ne lui sont, dès lors, pas applicables. Le Gouvernement du Royaume-Uni fait aussi valoir que l'application du droit communautaire au ressortissant qui revient s'établir dans son pays d'origine a des conséquences paradoxales, puisqu'elle permet notamment son expulsion du territoire national, et que la reconnaissance d'un droit de séjour au conjoint augmente les risques de fraude liés aux mariages fictifs.

15. La Cour a admis, dans l'arrêt du 7 juillet 1976, Watson et Belmann, point 16 (118-75, Rec. p. 1185), que les dispositions des articles 48 et 52 du traité ainsi que celles du règlement (CEE) n 1612-68 du Conseil, du 15 octobre 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs à l'intérieur de la Communauté (JO L 257, p. 2), de la directive 68-360-CEE du Conseil, du 15 octobre 1968, relative à la suppression des restrictions au déplacement et au séjour des travailleurs des États membres et de leur famille à l'intérieur de la Communauté (JO L 257, p. 13), et de la directive 73-148 mettaient en œuvre un principe fondamental consacré par l'article 3, sous c), du traité, où il est dit qu'aux fins énoncées à l'article 2 l'action de la Communauté comporte l'abolition, entre les États membres, des obstacles à la libre circulation des personnes.

16. La Cour a aussi admis, dans l'arrêt du 7 juillet 1988, Stanton, point 13 (143-87, Rec. p. 3877), que l'ensemble des dispositions du traité relatives à la libre circulation des personnes vise à faciliter, pour les ressortissants communautaires, l'exercice d'activités professionnelles de toute nature sur l'ensemble du territoire de la Communauté et s'opposent aux mesures qui pourraient défavoriser ces ressortissants lorsqu'ils souhaitent exercer une activité économique sur le territoire d'un autre État membre.

17. A cette fin, les ressortissants des États membres disposent, en particulier, du droit, qu'ils tirent directement des articles 48 et 52 du traité, d'entrer et de séjourner sur le territoire des autres États membres en vue d'y exercer une activité économique au sens de ces dispositions (voir, notamment, arrêts du 8 avril 1976, Royer, point 31, 48-75, Rec. p. 497, et du 5 février 1991, Roux, point 9, C-363-89, Rec. p. I-273).

18. Pour leur part, les dispositions des règlements et directives du Conseil relatifs à la libre circulation des travailleurs salariés et non salariés à l'intérieur de la Communauté, notamment l'article 10 du règlement n 1612-68, les articles 1er et 4 de la directive 68-360 ainsi que les articles 1er, sous c), et 4 de la directive 73-148, prévoient que les États membres reconnaissent au conjoint et aux enfants du travailleur un droit de séjour équivalent à celui reconnu au travailleur lui-même.

19. Un ressortissant d'un État membre pourrait être dissuadé de quitter son pays d'origine pour exercer une activité salariée ou non salariée, au sens du traité, sur le territoire d'un autre État membre s'il ne pouvait pas bénéficier, lorsqu'il revient dans l'État membre dont il a la nationalité pour exercer une activité salariée ou non salariée, de facilités d'entrée et de séjour au moins équivalentes à celles dont il peut disposer, en vertu du traité ou du droit dérivé, sur le territoire d'un autre État membre.

20. Il serait, en particulier, dissuadé de le faire si son conjoint et ses enfants n'étaient pas autorisés, eux aussi, à entrer et à séjourner sur le territoire de cet État dans des conditions au moins équivalentes à celles qui leur sont reconnues par le droit communautaire sur le territoire d'un autre État membre.

21. Il suit de là qu'un ressortissant d'un État membre, qui s'est rendu sur le territoire d'un autre État membre afin d'y exercer une activité salariée, en vertu de l'article 48 du traité, et qui revient s'établir, pour exercer une activité non-salariée, sur le territoire de l'État membre dont il a la nationalité, tire des dispositions de l'article 52 du traité le droit d'être accompagné sur le territoire de ce dernier État par son conjoint, ressortissant d'un pays tiers, dans les mêmes conditions que celles prévues par le règlement n 1612-68, la directive 68-360 ou la directive 73-148.

22. Il est vrai que, comme le soutient le Gouvernement du Royaume-Uni, le ressortissant d'un État membre entre et séjourne sur le territoire de cet État en vertu des droits qui sont attachés à sa nationalité et non en vertu de ceux que lui confère le droit communautaire. En particulier, ainsi que le prévoit, d'ailleurs, l'article 3 du quatrième protocole additionnel à la convention européenne des droits de l'homme, un État ne peut pas refouler ou expulser de son territoire l'un de ses ressortissants.

23. Cependant, sont ici en cause non pas un droit national mais les droits de circulation et d'établissement reconnus au ressortissant communautaire par les articles 48 et 52 du traité. Ces droits ne peuvent pas produire leurs pleins effets si ce ressortissant peut être détourné de les exercer par les obstacles mis, dans son pays d'origine, à l'entrée et au séjour de son conjoint. C'est pourquoi le conjoint d'un ressortissant communautaire ayant fait usage de ces droits doit, lorsque ce dernier revient dans son pays d'origine, disposer au moins des mêmes droits d'entrée et de séjour que ceux que lui reconnaîtrait le droit communautaire si son époux ou son épouse choisissait d'entrer et de séjourner dans un autre État membre. Les articles 48 et 52 du traité ne font pas pour autant obstacle à ce que les États membres appliquent aux conjoints étrangers de leurs ressortissants des règles d'entrée et de séjour plus favorables que celles prévues par le droit communautaire.

24. Quant aux risques de fraude invoqués par le Gouvernement du Royaume-Uni, il suffit de rappeler que, selon la jurisprudence constante de la Cour (voir, notamment, arrêts du 7 février 1979, Knoors, point 25, 115-78, Rec. p. 399, et du 3 octobre 1990, Bouchoucha, point 14, C-61-89, Rec. p. I-3551), les facilités créées par le traité ne sauraient avoir pour effet de permettre aux personnes qui en bénéficient de se soustraire abusivement à l'emprise des législations nationales et d'interdire aux États membres de prendre les mesures nécessaires pour empêcher de tels abus.

25. Il y a donc lieu de répondre à la question préjudicielle que les dispositions de l'article 52 du traité et celles de la directive 73-148 doivent être interprétées en ce sens qu'elles obligent un État membre à autoriser l'entrée et le séjour sur son territoire du conjoint, quelle que soit sa nationalité, du ressortissant de cet État qui s'est rendu, avec ce conjoint, sur le territoire d'un autre État membre pour y exercer une activité salariée, au sens de l'article 48 du traité, et qui revient s'établir, au sens de l'article 52 du traité, sur le territoire de l'État dont il a la nationalité. Le conjoint doit, au moins, jouir des mêmes droits que ceux qui lui seraient consentis, par le droit communautaire, si son époux ou épouse entrait et séjournait sur le territoire d'un autre État membre.

Sur les dépens

26. Les frais exposés par la Commission des Communautés européennes, qui a soumis des observations à la Cour, ne peuvent pas faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur la question à elle soumise par la High Court of Justice (Queen's Bench Division), par ordonnance du 19 octobre 1990, dit pour droit:

Les dispositions de l'article 52 du traité CEE et celles de la directive 73-148-CEE du Conseil, du 21 mai 1973, relative à la suppression des restrictions au déplacement et au séjour des ressortissants des États membres à l'intérieur de la Communauté en matière d'établissement et de prestation de services, doivent être interprétées en ce sens qu'elles obligent un État membre à autoriser l'entrée et le séjour sur son territoire du conjoint, quelle que soit sa nationalité, du ressortissant de cet État qui s'est rendu, avec ce conjoint, sur le territoire d'un autre État membre pour y exercer une activité salariée, au sens de l'article 48 du traité, et qui revient s'établir, au sens de l'article 52 du traité, sur le territoire de l'État dont il a la nationalité. Le conjoint doit, au moins, jouir des mêmes droits que ceux qui lui seraient consentis, par le droit communautaire, si son époux ou épouse entrait et séjournait sur le territoire d'un autre État membre.