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Décisions

CJCE, 3e ch., 5 février 1991, n° C-363/89

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Roux

Défendeur :

État belge

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Moitinho de Almeida

Avocat général :

M. Tesauro

Juges :

MM. Grévisse, Zuleeg

Avocats :

Mes Misson, Misson, Lucas, Dupont.

CJCE n° C-363/89

5 février 1991

LA COUR,

1 Par ordonnance du 29 novembre 1989, parvenue à la cour le 30 novembre suivant, le Tribunal de première instance de Liège, statuant en référé, a posé, en application de l'article 177 du traité CEE, quatre questions préjudicielles sur l'interprétation de certaines dispositions du droit communautaire relatives à la libre circulation des travailleurs, au droit d'établissement et à la libre prestation des services, et en particulier des articles 3, sous c), 7, 48, 52, 56 et 66 du traité CEE, du règlement (CEE) n° 1612-68 du Conseil, du 15 octobre 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs à l'intérieur de la Communauté (JO L 257, p. 2), et des directives du Conseil 68-360-CEE, du 15 octobre 1968, relative à la suppression des restrictions au déplacement et au séjour des travailleurs des États membres et de leur famille à l'intérieur de la Communauté (JO L 257, p. 13), 73-148-CEE, du 21 mai 1973, relative à la suppression des restrictions au déplacement et au séjour des ressortissants des États membres à l'intérieur de la Communauté en matière d'établissement et de prestation de services (JO L 172, p. 14), et 64-221-CEE, du 25 février 1964, pour la coordination des mesures spéciales aux étrangers en matière de déplacement et de séjour justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique (JO 56, p. 850).

2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant la demanderesse au principal, Mme Danielle Roux, de nationalité française, à l'État belge, qui a refusé de lui délivrer un titre de séjour en Belgique.

3 Mme Danielle Roux est arrivée en Belgique à la fin de l'année 1988 et a, le 10 janvier 1989, sollicité, auprès de l'administration communale de la ville de Liège, la délivrance d'un titre de séjour en déclarant exercer l'activité de serveuse indépendante.

4 Par décision administrative notifiée à Mme Roux le 12 avril 1989, l'Office des étrangers a rejeté cette demande au motif que l'intéressée n'exerçait pas l'activité de serveuse indépendante, mais qu'elle travaillait, au contraire, pour un patron vis-à-vis duquel elle se trouvait dans un lien de subordination. Cette activité salariée n'aurait pas été exercée en conformité avec la législation sociale en vigueur en Belgique. En conséquence, les autorités belges ont ordonné à Mme Roux de quitter le territoire.

5 Mme Roux a introduit un recours contre cette décision devant le tribunal de première instance de Liège en demandant, en référé, la délivrance d'un permis de séjour à titre provisoire et la non-exécution de l'ordre de quitter le territoire.

6 Par ordonnance du 29 novembre 1989, le président du tribunal, statuant en référé, a ordonné à l'État belge de délivrer à Mme Roux un titre de séjour provisoire en Belgique valable tant que la procédure de référé n'aurait pas été vidée. Constatant, par ailleurs, que les autorités compétentes belges ne contestaient pas que Mme Roux exerçait effectivement une activité économique en Belgique et considérant qu'il existait dans cet État deux titres distincts de séjour, selon que l'intéressé exerçait son activité en tant que salarié ou en tant que travailleur indépendant, le président du tribunal de première instance de Liège a, par la même ordonnance, demandé à la cour de justice de statuer à titre préjudiciel sur les quatre questions suivantes :

"1) Les articles 3, sous c), 7, 48 et suivants, 52 et suivants du traité de Rome, les directives 68-360, 73-148 et 64-221 du Conseil imposent-ils ou non de considérer que l'inscription préalable d'un travailleur ressortissant d'un État membre de la Communauté à un régime de sécurité sociale instauré par la législation de l'État d'accueil constitue une condition de son droit de séjour dans cet État et de son droit d'obtenir un titre de séjour ou d'établissement dans cet État?

Plus spécialement, en cas de contestation de la qualification de l'activité économique de l'intéressé, dont l'effectivité n'est pas contestée, son inscription à la sécurité sociale des travailleurs non salariés plutôt qu'à celle des travailleurs salariés ou vice versa peut-elle être invoquée pour justifier une mesure d'éloignement du territoire, pour justifier un refus de délivrance de titre de séjour ou d'établissement?

2) Les articles 4 de la directive 68-360 et 6 de la directive 73-148 (ou toute autre disposition du droit communautaire) interdisent-ils ou non à un État membre d'exiger, pour la délivrance du titre de séjour ou d'établissement, soit une attestation patronale ou une attestation de travail indiquant l'inscription de l'employeur à l'organisme national chargé de la gestion de la sécurité sociale des travailleurs salariés, soit la preuve de l'inscription à un régime d'assurances sociales pour travailleurs indépendants, selon que l'intéressé est considéré comme travailleur salarié ou indépendant, et ce à l'exclusion de toute autre preuve de l'activité économique?

3) Les articles 3, sous c), 48 et suivants, 52 et suivants du traité de Rome, le règlement n° 1612-68, les directives 68-360, 73-148 et 64-221 imposent-ils ou non aux États membres de délivrer à un travailleur ressortissant d'un autre État membre de la CEE un titre de séjour ou d'établissement valable 5 ans ou, à tout le moins, d'une durée suffisante pour ne pas constituer un obstacle à l'exercice de son activité professionnelle lorsque la réalité de son activité économique n'est pas contestée et/ou qu'il a été établi qu'elle relève soit de l'article 48, soit de l'article 52, mais lorsque la qualification de l'activité au regard de ces deux catégories est contestée?

4) Les articles 48, paragraphe 3, 56 et 66 du traité de Rome, la directive 64-221 du Conseil, les articles 10 de la directive 68-360 et 8 de la directive 73-148 du Conseil permettent-ils ou non aux États membres d'adopter à l'encontre d'un ressortissant communautaire, revendiquant le bénéfice de la libre circulation des personnes une mesure de refus de séjour ou d'établissement au motif qu'il n'exerce pas son activité économique en conformité avec la législation sociale en vigueur, alors que la législation sociale applicable aux travailleurs salariés dans l'État membre d'accueil ne prévoit une obligation d'inscription et une sanction corrélative qu'à charge de l'employeur de l'intéressé?"

7 Pour un plus ample exposé des faits de l'affaire au principal, du déroulement de la procédure et des observations écrites présentées à la cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la cour.

Sur la première question :

8 La première question préjudicielle vise, en substance, à savoir si le droit de séjour et, partant, la délivrance d'un titre de séjour, au sens de la réglementation communautaire applicable, sont subordonnés à l'inscription préalable du ressortissant d'un État membre de la Communauté à un régime de sécurité sociale instauré par la législation de l'État d'accueil et, en particulier, si la circonstance que ce ressortissant est inscrit à un régime de sécurité sociale alors qu'il aurait dû l'être à un autre peut justifier un refus de délivrance du titre de séjour ainsi qu'une mesure d'éloignement du territoire.

9 Il y a lieu de relever que la cour a déjà constaté à différentes reprises que le droit de séjour constitue un droit directement conféré par le traité et qu'il n'est soumis qu'à la condition de l'exercice d'une activité économique au sens des articles 48, 52 ou 59 du traité (voir, notamment, l'arrêt du 8 avril 1976, Royer, point 31, 48-75, Rec. p. 457).

10 Il faut en conclure que l'inscription d'un ressortissant d'un autre État membre de la Communauté à un régime de sécurité sociale instauré par la législation de l'État d'accueil ne peut être imposée comme condition préalable à l'exercice du droit de séjour.

11 Par conséquent, l'inobservation de dispositions nationales relatives à l'inscription à un régime de sécurité sociale ne peut justifier une décision d'éloignement. En effet, une telle décision constitue la négation même du droit de séjour conféré et garanti par le traité CEE.

12 Quant à la délivrance d'un titre de séjour, elle doit, comme la cour l'a affirmé dans l'arrêt Royer, précité (point 33), être considérée non comme un acte constitutif de droits, mais comme un acte destiné à constater, de la part d'un État membre, la situation individuelle d'un ressortissant d'un autre État membre au regard des dispositions du droit communautaire.

13 Les modalités pratiques qui régissent la délivrance du titre de séjour sont réglées, en ce qui concerne les travailleurs salariés, par la directive 68-360 et, en ce qui concerne les travailleurs indépendants, par la directive 73-148.

14 Or, il résulte de l'article 4 de la directive 68-360 que les États membres ne peuvent soumettre la délivrance des titres de séjour à d'autres conditions que la présentation du document (passeport ou pièce d'identité) sous le couvert duquel l'intéressé a pénétré sur leur territoire et celle d'une déclaration d'engagement de l'employeur ou d'une attestation de travail. L'inscription préalable d'un salarié au régime de sécurité sociale ne peut donc, en aucun cas, être imposée comme condition de la délivrance du titre de séjour.

15 Par ailleurs, aux termes de l'article 6 de la directive 73-148, les États membres ne peuvent exiger, pour la délivrance du titre de séjour d'un travailleur indépendant, outre la présentation d'une des pièces d'identité précitées, que la preuve que l'intéressé "entre dans l'une des catégories visées aux articles 1er et 4 ".

16 De l'absence de précision quant au mode de preuve admis à ce sujet, il faut conclure que celle-ci peut être faite par tout moyen approprié. Par conséquent, l'inscription préalable d'un travailleur indépendant au régime de sécurité sociale ne peut être considérée comme condition de la délivrance du titre de séjour.

17 Il résulte de ce qui précède que l'inobservation de dispositions nationales relatives à l'inscription à un régime de sécurité sociale, et, en particulier, la circonstance que l'intéressé soit inscrit au régime de sécurité sociale des travailleurs indépendants plutôt qu'à celui des salariés, ne peut justifier le refus de délivrance du titre de séjour.

18 Ainsi, il y a lieu de répondre à la première question que l'inscription préalable d'un ressortissant d'un État membre de la Communauté à un régime de sécurité sociale instauré par la législation de l'État d'accueil ne peut être imposée comme condition ni à l'obtention du droit de séjour ni à la délivrance du titre correspondant et que l'inscription à un régime de sécurité sociale plutôt qu'à un autre ne peut justifier ni le refus de délivrance du titre de séjour ni une décision d'éloignement du territoire.

Sur la deuxième question :

19 La deuxième question préjudicielle porte sur le point de savoir si la réglementation communautaire, notamment les articles 4 de la directive 68-360 et 6 de la directive 73-148, interdit aux États membres de n'admettre comme preuve que l'intéressé entre dans l'une des catégories des bénéficiaires de la libre circulation des personnes et doit, ainsi, se voir délivrer un titre de séjour que celle de l'inscription préalable à un régime de sécurité sociale.

20 A cet égard, il convient de rappeler que la seule condition exigée du ressortissant d'un État membre de la Communauté pour la délivrance du titre de séjour est qu'il prouve son appartenance à la catégorie des bénéficiaires de la libre circulation des personnes. Or, ni l'article 4 de la directive 68-360 ni l'article 6 de la directive 73-148 ne font dépendre la reconnaissance des droits qu'ils accordent à une preuve tenant à l'inscription préalable de l'intéressé à un régime de sécurité sociale.

21 Il convient, dès lors, de répondre à la deuxième question que l'article 4 de la directive 68-360 et l'article 6 de la directive 73-148 interdisent aux États membres de n'admettre comme preuve que l'intéressé entre dans l'une des catégories des bénéficiaires de la libre circulation des personnes et doit ainsi se voir délivrer un titre de séjour que celle de l'inscription préalable à un régime de sécurité sociale.

Sur la troisième question :

22 La troisième question porte sur le point de savoir si la réglementation communautaire applicable impose aux États membres de délivrer un titre de séjour à un ressortissant d'un autre État membre lorsque l'exercice d'une activité économique n'est pas contesté, seule étant litigieuse sa qualification comme activité salariée au sens de l'article 48 du traité ou comme activité indépendante au sens de l'article 52 du traité.

23 A cet égard, il convient d'observer que les articles 48 et 52 du traité CEE assurent la même protection juridique et que, ainsi, la qualification d'une activité économique demeure sans conséquence.

24 Il y a donc lieu de répondre à la troisième question que les États membres ont l'obligation de délivrer un titre de séjour à un ressortissant d'un autre État membre dès lors qu'il n'est pas contesté que ce ressortissant exerce une activité économique, sans qu'il soit nécessaire, à cet égard, de qualifier l'activité exercée comme activité salariée ou indépendante.

Sur la quatrième question :

25 Par la quatrième question, il est demandé, en substance, si les États membres sont autorisés, sur la base de la réglementation communautaire, à refuser à un ressortissant communautaire revendiquant le bénéfice de la libre circulation des personnes la délivrance du titre de séjour en raison du fait qu'il n'exerce pas son activité en conformité avec la législation sociale en vigueur.

26 A cet égard, il y a lieu de rappeler que la délivrance du titre de séjour, qui constate l'existence d'un droit conféré et garanti par le traité même, n'a qu'un effet déclaratif et qu'elle ne peut donc être soumise qu'aux conditions expressément prévues par la réglementation communautaire applicable en la matière. Or, l'observation des dispositions nationales relatives à la sécurité sociale ne constitue pas, ainsi que cela résulte de la réponse qui vient d'être donnée à la première question, une condition pour l'obtention du titre de séjour.

27 Il en découle que les autorités nationales ne sont pas autorisées à sanctionner le non-respect de la législation sociale par le refus de la délivrance du titre de séjour à un ressortissant communautaire auquel s'applique le régime de libre circulation des personnes.

28 Il convient d'ajouter que, en revanche, le droit communautaire ne saurait, selon une jurisprudence constante de la cour, s'opposer à l'application des sanctions ou d'autres mesures de contrainte se rattachant à l'inobservation de dispositions nationales en matière de sécurité sociale comparables à celles qui s'appliquent également à l'égard des nationaux de l'État d'accueil (voir les arrêts de la cour du 7 juillet 1976, Watson et Belmann, point 21, 118-75, Rec. p. 1185, du 3 juillet 1980, Pieck, point 19, 157-79, Rec. p. 2171, et du 12 décembre 1989, Messner, point 14, C-265-88, Rec. p. 4209).

29 Au cours de la procédure orale devant la cour, le gouvernement belge a, cependant, soutenu que le respect des dispositions en matière de sécurité sociale, notamment celles régissant l'inscription à un régime de sécurité sociale, relevait de la notion d'ordre public et constituait, dès lors, une condition pour l'octroi du droit de séjour et la délivrance du titre correspondant.

30 Cette thèse ne peut être retenue. La réserve, prévue aux articles 48, paragraphe 3, et 56, paragraphe 1, du traité CEE, concernant des limitations justifiées par des raisons d'ordre public doit être comprise non comme une condition préalable posée à l'acquisition du droit d'entrée et de séjour, mais comme ouvrant la possibilité d'apporter, dans des cas individuels et en présence d'éléments justificatifs, des restrictions à l'exercice d'un droit directement dérivé du traité.

31 Dès lors, la réserve d'ordre public ne saurait, en tout état de cause, justifier des mesures administratives exigeant de façon générale, pour la délivrance du titre de séjour, d'autres conditions que celles expressément prévues par la réglementation communautaire concernant la libre circulation des personnes.

32 Il convient donc de répondre à la quatrième question que les États membres ne sont pas autorisés, sur la base de la réglementation communautaire concernant la libre circulation des personnes, à refuser à un ressortissant communautaire la délivrance du titre de séjour en raison du fait qu'il n'exerce pas son activité en conformité avec la législation sociale en vigueur.

Sur les dépens :

33 Les frais exposés par le gouvernement belge et la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (troisième chambre),

statuant sur les questions à elle soumises par le tribunal de première instance de Liège, par ordonnance du 29 novembre 1989, dit pour droit :

1) L'inscription préalable d'un ressortissant d'un État membre de la Communauté à un régime de sécurité sociale instauré par la législation de l'État d'accueil ne peut être imposée comme condition ni à l'obtention du droit de séjour ni à la délivrance du titre correspondant. L'inscription à un régime de sécurité sociale plutôt qu'à un autre ne peut justifier ni le refus de délivrance du titre de séjour ni une décision d'éloignement du territoire.

2) L'article 4 de la directive 68-360-CEE et l'article 6 de la directive 73-148-CEE interdisent aux États membres de n'admettre comme preuve que l'intéressé entre dans l'une des catégories des bénéficiaires de la libre circulation des personnes et doit ainsi se voir délivrer un titre de séjour que celle de l'inscription préalable à un régime de sécurité sociale.

3) Les États membres ont l'obligation de délivrer un titre de séjour à un ressortissant d'un autre État membre dès lors qu'il n'est pas contesté que ce ressortissant exerce une activité économique, sans qu'il soit nécessaire, à cet égard, de qualifier l'activité exercée comme activité salariée ou indépendante.

4) Les États membres ne sont pas autorisés, sur la base de la réglementation communautaire concernant la libre circulation des personnes, à refuser à un ressortissant communautaire la délivrance du titre de séjour en raison du fait qu'il n'exerce pas son activité en conformité avec la législation sociale en vigueur.