CA Rouen, 2e ch. civ., 2 février 1989, n° 1364-87
ROUEN
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Quille (Sté)
Défendeur :
Gasquet, Pavan
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Marty
Conseillers :
Mme Bellamy, M. Beuzit
Avoués :
Me Couppey, SCP Tissot Colin
Avocats :
Mes Otto, Haure.
La société Quille a fait appel du jugement, auquel la cour se réfère pour exposé, rendu le 2 mars 1987 par le Tribunal de commerce de Rouen, qui a mis hors de cause la société Bouygues, a déclaré nulle la cession par la société Quille à Messieurs Gasquet et Pavan des actions de la société des Carrière du Cotentin (SCC) ainsi que de la créance de Quille sur la SCC, a condamné en conséquence la société Quille à rembourser aux deux demandeurs le prix desdites cessions, soit 1 180 000 F, avec les intérêts au taux légal à compter du 27 avril 1983, l'a condamnée en outre à leur payer 100 000 F, pour rétention abusive de la somme principale susvisée au delà du 26 avril 1985, ainsi que 3 000 F par application de l'article 700 du NCPC.
L'appelante soutient que le consentement de MM. Gasquet et Pavan n'a pas été vicié, comme ils le prétendent, mais qu'ils ont au contraire acheté en connaissance de cause, dans le cadre d'une opération à risques, n'ignorant pas lors de la transaction globale intervenue le 27 avril 1983, l'existence de la convention du 4 mars 1983 par laquelle la SCC avait vendu son fonds de commerce à la société Nouvelle des Entreprises Henry (SNEH). Elle souligne qu'en tout état de cause les acquéreurs ont renoncé à se prévaloir de cette prétendue ignorance puisque, le 7 juin 1983, Monsieur Gasquet a fait connaître par lettre adressée à la SNEH qu'il entendait appliquer strictement la convention du 4 mars. Elle fait aussi valoir que la liquidation judiciaire de la SCC, prononcée postérieurement à la cession critiquée, fait obstacle à l'action en nullité en rendant impossible la restitution des biens cédés dans l'état où ils se trouvaient au jour de la cession et qu'en toute hypothèse, il n'y a pas défaut d'objet, comme a cru pouvoir le dire le tribunal sans en être expressément requis, puisque les actions et le compte courant existaient bien à la date à laquelle ils ont été cédés.
La société Quille demande en conséquence à la cour de confirmer le jugement en ce qu'il a précisé que la cession du 27 avril 1983 est intervenue " dans la bonne foi réciproque des parties " et constitue une "transaction globale", mais de le réformer en ce qu'il a prononcé la nullité de cette transaction, de constater que le dol n'est pas démontré, de débouter MM. Gasquet et Pavan de l'ensemble de leurs demandes et de les condamner à restituer les sommes perçues par eux en exécution du jugement, soit, pour Monsieur Gasquet, 1 312 560 F avec les intérêts de droit à compter du 20 septembre 1987 et capitalisation de ces intérêts à compter du 16 février 1988, date des conclusions formulant ce chef de demande et, pour Monsieur Pavan, la somme de 437 521 F, augmentée des intérêts de droit à compter du 30 septembre 1987, capitalisés à compter du 16 février 1988.
Gilbert Gasquet et Claude Pavan, l'un et l'autre intimés, prient la cour par des conclusions communes, de dire que leur consentement a été vicié par une erreur sur la substance même de la chose acquise, à savoir la nature et l'étendue des droits qu'ils croyaient acquérir, cette erreur étant elle-même la conséquence d'une réticence dolosive de la venderesse. Ils font valoir que, s'ils ont tardé à agir en nullité, c'est qu'ils attendaient qu'une décision de justice définitive ait statué sur la prétention de SNEH à voir appliquer la convention conclue avec SCC, la perte de la substance de la chose vendue n'étant réalisée qu'à ce moment. Ils concluent en conséquence à la confirmation du jugement en ce qu'il a prononcé la nullité de la convention du 27 avril 1983 et réclament en outre 50 000 F par application de l'article 700 du NCPC et 50 000 F de dommages-intérêts pour procédure abusive.
Cela étant exposé,
Attendu que, par acte sous seing privé en date du 4 mars 1983, la SCC a conclu avec la SNEH une convention aux termes de laquelle la première cédait à la seconde son fonds de commerce, deux parcelles avec les constructions y édifiées, les stocks de matériaux et fluides sur le carreau à la date de la convention, l'autorisait à entreprendre toutes démarches pour obtenir le transfert à son nom de la location de terrains et des autorisations de dépôt et d'extraction de matériaux dont bénéficiait la SCC, et lui permettait, jusqu'à la réalisation de ce transfert, d'extraire des matériaux et d'utiliser partiellement les stocks en tant que sous-traitant sous conditions de paiement comptant d'une somme de 80 000 F et de remboursement des droits de correspondants ; que le prix convenu - hors le prix de l'autorisation transitoire - était de 370 000 F au total ; que ce contrat, à l'exception de l'autorisation "transitoire", était soumis aux conditions suspensives suivantes, qui devaient être réalisées avant le 31 décembre 1983, date ramenée ultérieurement par les parties au 31 juillet 1983 obtention par SNEH des droits d'extraction accordés par les propriétaires des terrains, obtention des arrêtés administratifs d'autorisation et obtention de la certitude de disposer du libre accès ; que l'entreprise Jean Lefebvre pour SNEH et l'entreprise Bouygues pour SCC s'étaient portées garantes du respect de ces engagements ;
Attendu qu'il est constant que la SCC avait ainsi cédé, pour le prix de 370 000 F, la quasi-totalité de son actif à la SNEH ;
Attendu que, le 27 avril 1983, la société Quille a cédé à MM. Gasquet et Pavan les actions de la SCC qu'elle détenait, soit 3 994 des 4 000 actions (99,85 %) constituant le capital social de ladite société, pour un prix total de 1 180 000 F payé comptant par les acquéreurs ; que le prix de cession des actions était donc à peu près trois fois supérieur à la valeur réelle de l'actif social, telle qu'elle avait été appréciée lors de la signature de la convention du 4 mars 1983, transférant à SNEH l'essentiel des éléments d'actif de SCC ;
Attendu que la société Quille soutient que c'est en connaissance de cause et "dans le cadre d'une opération à risques" que MM. Gasquet et Pavan ont contracté ; qu'elle verse aux débats à cet égard une lettre adressée le 31 décembre 1987 par Monsieur Laisney, propriétaire indivis d'un des terrains loués à la SCC, à Monsieur Dumont, salarié de la société Quille à l'occasion du procès en cours ; que Monsieur Laisney se borne à indiquer que "lors d'une réunion à laquelle participaient MM. Gasquet, Dumont, bouvet et Laisney, à l'Hôtel Ibis à Hérouville-Saint-Clair (Calvados), à une date que nos recoupements nous permettent de situer entre le 19 et le 23 avril 1983, sans pouvoir le préciser davantage, et au cours de laquelle cette convention (celle du 4 mars 1983 entre SCC et SNEH) a été évoquée, Monsieur Gasquet a convaincu les propriétaires qu'il serait préférable pour l'indivision de traiter avec lui plutôt qu'avec SNEH" ; qu'il n'en résulte pas la preuve que Monsieur Gasquet ait eu connaissance alors de la teneur exacte de la convention du 4 mars 1983 et de l'étendue des droits cédés par la SCC ; qu'au surplus la date indiquée par Monsieur Laisney, résultant de "recoupements", n'apparaît pas certaine ;
Attendu que la circonstance que MM. Gasquet et Pavan, qui admettent avoir eu connaissance de la convention du 4 mars 1983 peu de temps après avoir eux-mêmes contracté avec Quille, n'aient pas aussitôt émis protestation ou exprimé des réserves peut fort bien s'expliquer par leur croyance dans la possibilité de faire annuler la convention SCC-SNEH ou d'obtenir que la condition suspensive ne se réalise pas ;
Que l'assurance donnée par Monsieur Gasquet, agissant en sa qualité de président directeur général de la SCC, à la SNEH de ce que les engagements pris envers celle-ci par la SCC seraient respectés, n'implique pas la reconnaissance par le même Monsieur Gasquet, pris en son nom personnel et comme acquéreur des actions cédées par Quille, de ce qu'il avait connu et accepté, lors de la cession, la convention SCC-SNEH dans son étendue exacte et dans toutes ses conséquences ;
Que les manœuvres de MM. Gasquet et Pavan pour faire échouer la réalisation de la condition suspensive affectant la convention SCC-SNEH n'impliquent pas davantage qu'ils aient connu cette convention lorsqu'ils ont contracté, mais peuvent n'être qu'une tentative maladroite et condamnable de remédier aux conséquences catastrophiques pour eux de la réalisation d'un contrat découvert postérieurement à l'acquisition des parts ;
Attendu qu'il apparaît ainsi que MM. Gasquet et Pavan, lorsqu'ils ont acquis de la société Quille les actions de cette société dans la SCC, n'ont pas connu la convention du 4 mars 1983, élément essentiel affectant la substance même de la chose vendue, et ont de ce fait commis une erreur sur la nature et l'étendue de l'actif de la société dont ils acquéraient la quasi-totalité du capital et, par suite, de leurs droits ; que cette erreur a vicié leur consentement car il est certain qu'ils n'auraient pas acquis s'ils avaient connu la réalité de la situation de la SCC, qui n'avait pas le pouvoir d'empêcher la réalisation de la condition suspensive affectant la vente du fonds ; que les consorts Gasquet Pavan ne pouvaient raisonnablement acquérir en connaissance de cause une société privée non seulement de l'essentiel de son actif mais surtout de la possibilité de réaliser l'objet social, d'avoir une activité économique réelle et donc de toute rentabilité ;
Attendu que MM. Gasquet et Pavan ne démontrent cependant pas qu'il y ait eu de la part de la société Quille une manœuvre dolosive ayant consisté dans le fait de taire sciemment la convention du 4 mars 1982, connaissant ses conséquences exactes, dans le but de tromper ses co-contractants ; que la société Quille a pu elle-même penser en effet qu'il était possible de revenir sur ladite convention d'une manière ou d'une autre, en sorte que MM. Gasquet et Pavan ne soient pas lésés que c'est donc avec raison que le premier juge a écarté le dol invoqué par les acquéreurs ;
Attendu qu'il convient en conséquence de confirmer le jugement, sauf à préciser que la nullité de la convention litigieuse doit être prononcée à raison de l'erreur qui a vicié le consentement des acquéreurs ;
Attendu que la complexité et l'imbrication des conventions intervenues et la nature des relations qui ont existé entre les parties excluent que la société Quille ait fait dégénérer en abus son droit de se défendre en justice contre les prétentions de MM. Gasquet et Pavan et de faire appel du jugement qui l'a condamnée, alors qu'au surplus ses moyens et arguments de défense ne sont dénués ni de sérieux ni de toute pertinence, même si elle succombe ; que la demande en 50 000 F de dommages-intérêts formée en cause d'appel par MM. Gasquet et Pavan sera donc rejetée ;
Attendu que la société Quille, qui succombe, ne peut qu'être condamnée aux dépens d'appel ;
Qu'il serait inéquitable de laisser à la charge de MM. Gasquet et Pavan, à concurrence de 8 000 F, les frais qu'ils ont dû exposer et qui ne sont pas compris dans les dépens ;
Par ces motifs, substitués en tant que de besoin à ceux des premiers juges, LA COUR, statuant contradictoirement, Vu les articles 1109 et 1110 du Code civil, Confirme le jugement attaqué, Déboute MM. Gasquet et Pavan de leur demande en dommages-intérêts pour procédure abusive, Condamne la société Quille à payer à Gilbert Gasquet et Claude Pavan huit mille francs (8 000 F) par application de l'article 700 du NCPC, Condamne ladite société aux dépens d'appel et autorise la SCP d'avoués Colin Voinchet Radiguet à recouvrer ceux dont elle aurait fait l'avance sans avoir reçu provision.