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Décisions

CA Paris, 4e ch. A, 24 novembre 2004, n° 03-13972

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Marionnaud parfumeries (SA)

Défendeur :

LVMH Moet Hennesy Louis Vuitton (SA) ; Sephora (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Mageur

Conseillers :

Mme Rosenthal-Rolland, M. Marcus

Avoués :

SCP Hardouin, SCP Narrat-Peytavi

Avocats :

Mes Brault, Aknin

T. com. Paris, du 16 mai 2003

16 mai 2003

Vu l'appel interjeté par la société Marionnaud parfumeries, ci-après Marionnaud, du jugement rendu le 16 mai 2003 par le Tribunal de commerce de Paris, qui a:

- Déclaré la société LVMH - Moet Hennessy Louis Vuitton- et la société Sephora recevables en ce qu'elles fondent leur action sur l'article 1382 du Code civil,

- Débouté la société Marionnaud de ses demandes liées à l'application des dispositions de la loi du 29 juillet 1881,

- Dit que la société Marionnaud a, par les déclarations publiques de son président et la diffusion de celles-ci sur son site Internet, commis des actes de concurrence déloyale par dénigrement et volonté de gêner l'organisation de la société LVMH et de la société Sephora,

- Condamné la société Marionnaud à verser un euro symbolique à chacune des sociétés demanderesses en réparation du préjudice par elles subi,

- Ordonné à la société Marionnaud de cesser toute diffusion sur son site Internet de l'interview donnée à Anne Sinclair le 13 avril 2002, sous astreinte de 10 000 euro par jour à compter de la signification du jugement,

- Ordonné la publication du jugement dans trois journaux, au choix des demanderesses et a leurs frais,

- Condamné la société Marionnaud à payer à la société LVMH et à la société Sephora la somme de 8 000 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et aux dépens;

Vu les dernières écritures signifiées le 19 mars 2004 par lesquelles la société Marionnaud parfumeries, poursuivant l'infirmation du jugement entrepris, demande à la cour de:

- Constater que les propos tenus par Monsieur Frydman, son président, ont fait l'objet d'une erreur volontaire de qualification par les sociétés LVMH et Sephora, qu'ils ne contiennent pas des appréciations dénigrantes à l'encontre des produits et services de la société Sephora, ni de l'organisation de l'entreprise, mais traitent de faits précis susceptibles d'une offre de preuve au sens de la loi du 29 juillet 1881,

- Constater qu'il est impossible de requalifier, la prescription de l'action étant acquise,

- Débouter les sociétés LVMH et Sephora de l'ensemble de leurs prétentions,

- Condamner solidairement les sociétés LVMH et Sephora à lui verser la somme de 8 000 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;

Vu les dernières conclusions signifiées le 18 mai 2004 aux termes desquelles la société LVMH et la société Sephora demandent à la cour de:

- Dire que la société Marionnaud a commis à leur encontre des actes de concurrence déloyale par dénigrement et volonté de désorganiser les entreprises,

- Condamner la société Marionnaud à leur verser la somme de 100 000 euro à titre de dommages-intérêts,

- Faire injonction à la société Marionnaud de cesser toute diffusion sur son site de l'interview donnée à Anne Sinclair dans laquelle se trouvent les propos incriminés, sous astreinte de 10 000 euro par jour à compter du prononcé de l'arrêt à intervenir,

- Faire injonction à la société Marionnaud de cesser tout acte de concurrence déloyale, sous astreinte de 10 000 euro par jour à compter de l'arrêt à intervenir,

- Ordonner la publication de la décision à intervenir dans trois journaux de son choix,

- Condamner la société Marionnaud à lui verser la somme de 10 000 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;

Sur ce, LA COUR,

Considérant que la société LVMH et la société Sephora reprochent à la société Marionnaud les propos tenus par son président, Marcel Frydman, dans une interview donnée au magazine "News Bourse" daté du 14 au 20 avril 2002 et lors d'un entretien avec la journaliste Anne Sinclair dans le cadre de l'émission, diffusée le 13 avril 2002, sur la chaîne de radio RTL, reproduite sur le site Internet "www.marionnaud.com", qu'elles estiment constitutifs de concurrence déloyale par dénigrement et désorganisation de l'entreprise d'un concurrent ;

Que la société Marionnaud conteste la qualification donnée aux propos incriminés relevant qu'il s'agit de faits précis susceptibles d'une offre de preuve au sens de la loi du 29 juillet 1881 ;

- Sur la qualification des propos incriminés

Considérant que les propos litigieux rapportés dans le magazine "News Bourse" font état, pour les comparer, des méthodes de vente de la société Marionnaud et de la société Sephora, des choix stratégiques de ces deux entreprises, de leurs implantations et projets de développement sur le plan international ; que lors de l'interview donnée à la journaliste Anne Sinclair, Marcel Frydman relate le projet de cession de la société Sephora par le Groupe LVMH;

Considérant qu'aux termes de l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881, toute allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation;

Considérant que la diffamation suppose pour être constituée l'articulation de faits susceptibles de porter atteinte à l'honneur et à la considération de la personne physique ou morale à laquelle ils sont imputés et de faire l'objet d'une preuve et d'un débat contradictoire;

Considérant que ne répondent pas à une telle qualification, ces allégations générales qui s'analysent comme en une critique de la politique et des concepts commerciaux du groupe LVMH et sont insuffisamment précis pour faire l'objet d'une preuve; que dès lors, ne peuvent être invoqués utilement en l'espèce les dispositions de la loi du 29 juillet 1881 ;

Qu'il importe donc d'examiner si les propos incriminés peuvent être considérés comme fautifs au sens de l'article 1382 du Code civil, seul fondement invoqué par les sociétés intimées ;

- Sur le dénigrement et la désorganisation de l'entreprise

Considérant que la société Sephora, dont le capital est détenu en totalité par la société LVMH, exploite un réseau de magasins vendant des produits de parfumerie et des cosmétiques ; que la société Marionnaud parfumeries, créée en 1984, introduite en bourse en 1998, est également spécialisée dans la vente de produits de parfumerie et de cosmétiques, de sorte que ces deux sociétés sont en situation de concurrence;

Considérant que, analysant les concepts de vente des deux sociétés, Marcel Frydman a répondu au journaliste du magazine "News Bourse":

"Marionnaud tente de procurer du bien-être, voire un peu de bonheur à nos clients en les conseillant . Un concept à l'inverse de celui de Sephora (Groupe L VMH). Nous, nous menons une politique de fidélisation axée sur l'amour ";

Qu'après avoir rappelé la situation de leader de la société Marionnaud sur le marché français devant Sephora, interrogé sur les choix et les méthodes d'implantation et de développement à l'international de la société Marionnaud, il poursuivait: "Contrairement à Sephora, nous n'allons pas dans les pays risqués. Nous préférons réfléchir avant de nous implanter. Par exemple, Sephora a ouvert sept boutiques au Japon. Mais ce pays, pour des raisons culturelles, ne consomme pas de parfums ! Aux Etats-Unis, la distribution de parfums se fait dans les grands magasins et non dans des boutiques spécialisées. Pénétrer le marché américain implique donc de casser ces habitudes, ce qui prend du temps et des moyens... Allonger la liste des groupes français qui ont échoué outre-atlantique ne nous intéresse pas";

Qu'à une question relative aux relations de sa société avec la société LVMH, il a répondu en ces termes :

"Certes LVMH détient quatre de nos fournisseurs (Dior, Givenchy, Kenzo, Guerlain), mais ceux-ci n'écoulent que 20 % de leur production chez Sephora. Ils n'ont donc pas intérêt à s'aliéner les autres distributeurs";

Que sur la poursuite de négociations entre Sephora et le groupe allemand Douglas, leader européen sur le marché, il a déclaré :

"Il y a eu des négociations entre Sephora et Douglas qui n'ont pas abouti. Ce n'était pas à mon avis la bonne combinaison. Je ne pense pas que Douglas soit capable de faire tourner Sephora. Je ne sais pas, d'ailleurs, qui saurait le faire, à part nous, peut-être... " ;

"Pour des raisons de monopole, il y a peu de chance que l'on puisse mettre la main sur Sephora. Quant à se partager Sephora avec Douglas, ce n'est pas à l'ordre du jour. D'autant que LVMH souhaite d'abord redresser son distributeur avant de le vendre. Plus ils vont attendre, plus la situation va empirer. Les salariés de Sephora ne risquent pas, en effet, d'être motivés, en sachant qu'ils seront, à terme, cédés" ;

Qu'interrogé par la journaliste, Anne Sinclair, Marcel Frydman analyse de la même manière le marché américain de la parfumerie et des cosmétiques :

"Les Etats-Unis c'est une distribution particulière. Tout se passe dans les grands magasins. Quand j'ai vu Sephora partir là-bas, je me suis dit : ils vont peut-être casser les habitudes. Une fois qu'ils auront réussi, on ira après ; tout le monde sait maintenant qu'ils n'ont réussi qu'à moitié aux Etats-Unis. Ils ont perdu beaucoup d'argent là-bas. Monsieur Arnault a dit qu'il vendrait Sephora dans deux ou trois ans quand on sera redressé. C'est dans les journaux" ;

Que comparant les méthodes de vente des deux sociétés, il a déclaré:

"D'abord, nous n'avons pas de concurrent. Je considère Sephora comme un contraire. Nous vendons les mêmes produits, nous ne faisons pas le même métier. Chez les uns, c'est le libre-service pur et dur, ou plutôt chez les autres ... chez nous, c'est du service qui va aussi loin que l'on peut le faire" ;

Considérant que ces propos, modérés en la forme, s'analysent en une appréciation critique de la politique commerciale d'un concurrent, s'agissant de ses méthodes de vente et de sa stratégie de développement à l'étranger; que si l'accent est mis sur une conception différente des services offerts à la clientèle, les termes employés ne sont pas outranciers; qu'aucune critique n'est portée sur les produits qui sont pour la plupart identiques en raison de leur provenance commune;

Considérant que le principe de la liberté de la presse commande que puissent être divulguées des informations sur tous les sujets dans la mesure où le traitement de ceux-ci est opéré sans intention malveillante et avec la prudence nécessaire;

Que l'annonce des négociations entre la société LVMH et la société Douglas sur une éventuelle cession de la société Sephora, déjà relatée puis démentie dans la presse économique, n'excède pas ce qu'autorise l'expression de la liberté d'opinion dans la mesure où ils ne sont pas dénigrants;

Que la relation des difficultés d'implantation de la société Sephora aux Etats- Unis, des pertes financières sur ce marché ressortit à une analyse économique critique des particularités de ce marché sans toutefois suffire à caractériser la manifestation d'une volonté de désorganisation du concurrent;

Qu'en l'absence de faute, de tels propos ne peuvent ouvrir droit à réparation au titre de l'article 1382 du Code civil ; que les sociétés LVMH et Sephora seront en conséquence déboutées de l'ensemble de leurs demandes ;

Qu'il s'ensuit que le jugement entrepris sera infirmé;

Considérant que les dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile doivent bénéficier à la société Marionnaud, la somme de 8 000 euro devant lui être allouée à ce titre;

Que la solution du litige commande de rejeter la demande formée sur ce même fondement par les sociétés LVMH et Sephora ;

Par ces motifs, Infirme le jugement entrepris, Statuant à nouveau, Déboute la société LVMH et la société Sephora de l'ensemble de leurs demandes, Condamne in solidum la société LVMH et la société Sephora à verser à la société Marionnaud Parfumerie la somme de 8 000 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, Condamne in solidum la société LVMH et la société Sephora aux dépens qui pourront être recouvrés conformément à l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.