CJCE, 18 mai 1982, n° 115-81
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Adoui, Cornuaille
Défendeur :
État belge, Ville de Liège
LA COUR,
1. Par ordonnances du 8 mai 1981, parvenues à la Cour le 12 mai suivant, le président du Tribunal de première instance de Liège, siégeant en référé, a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une série de questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 7, 48, paragraphe 3, 56, paragraphe 1, et 66 du traité et de la directive 64-221 du Conseil, du 25 février 1964, pour la coordination des mesures spéciales aux étrangers en matière de déplacement et de séjour justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique (JO 1964, p. 850), et notamment ses articles 3, 6, 8 et 9.
2. Ces questions ont été soulevées dans le cadre de litiges opposant à l'Etat belge les requérantes au principal, de nationalité française, à l'occasion du refus par l'autorité administrative d'une autorisation de séjour sur le territoire belge, refus fondé sur le comportement des intéressées, estimé contraire à l'ordre public en raison de la circonstance qu'elles étaient serveuses dans un bar suspect du point de vue des moeurs.
3. La loi belge du 21 août 1948 supprimant la réglementation officielle de la prostitution interdit le racolage, l'incitation à la débauche, l'exploitation de la prostitution, le fait de tenir une maison de débauche ou de prostitution et l'activité de souteneur. Elle prévoit que des règlements complémentaires peuvent être arrêtés par les conseils communaux, s'ils ont pour objet d'assurer la moralité ou la tranquillité publiques. Le règlement de police de la Ville de Liège du 25 mars 1957 et les arrêtés subséquents disposent qu'il est interdit aux personnes qui se livrent à la prostitution de s'exposer à la vue des passants, qu'au lieu de leur activité les portes et fenêtres seront fermées et garnies de façon à ce qu'on ne puisse voir à l'intérieur, et que les mêmes personnes ne pourront se tenir dans la rue à proximité de leur lieu d'établissement.
4. Les questions posées par la juridiction nationale, dont le libellé est, dans les deux affaires, pratiquement identique, sont réparties par le tribunal de renvoi en deux groupes, intitulés respectivement 'quant à la notion d'ordre public' et 'quant aux garanties procédurales'. Eu égard à la quasi-identité des questions dans les deux affaires, il convient de joindre celles-ci aux fins de l'arrêt.
I - Sur la notion d'ordre public :
Sur les questions 1 à 9, 11 et 12 :
5. Les questions 1 à 9, 11 et 12 concernent, en substance, le problème de savoir si un Etat membre peut, en vertu des réserves inscrites aux articles 48 et 56 du traité, éloigner de son territoire le ressortissant d'un autre Etat membre, ou lui refuser l'accès du territoire en raison d'activités qui, dans le chef de ses propres ressortissants, ne donnent pas lieu à des mesures répressives.
6. Les questions ainsi posées sont motivées par le fait que la prostitution en elle-même n'est pas prohibée par la législation belge, étant entendu que tombent sous le coup de la loi certaines activités accessoires, particulièrement nuisibles du point de vue social, telles que l'exploitation de la prostitution par des tiers et diverses formes d'incitation à la débauche.
7. Les réserves insérées aux articles 48 et 56 du traité permettent aux Etats membres de prendre, à l'égard des ressortissants d'autres Etats membres, pour les motifs énoncés par ces dispositions, et notamment ceux justifiés par l'ordre public, des mesures qu'ils ne sauraient appliquer à leurs propres ressortissants, en ce sens qu'ils n'ont pas le pouvoir d'éloigner ces derniers du territoire national ou de leur en interdire l'accès. Si cette différence de traitement, qui porte sur la nature des mesures susceptibles d'être prises, doit donc être admise, il y a lieu toutefois de souligner que, dans un Etat membre, l'autorité compétente pour prendre ces mesures ne saurait fonder l'exercice de ses pouvoirs sur des appréciations de certains comportements qui auraient pour effet d'opérer une distinction arbitraire à l'encontre de ressortissants d'autres Etats membres.
8. Il y a lieu de rappeler à ce sujet que le recours par une autorité nationale à la notion d'ordre public suppose, comme la Cour l'a constaté dans son arrêt du 27 octobre 1977 (Bouchereau, affaire 30-77, Recueil p. 1999), l'existence 'd'une menace réelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société'. Bien que le droit communautaire n'impose pas aux Etats membres une échelle uniforme des valeurs en ce qui concerne l'appréciation des comportements pouvant être considérés comme contraires à l'ordre public, il y a lieu cependant de constater qu'un comportement ne saurait être considéré comme ayant un degré suffisant de gravité pour justifier des restrictions à l'admission ou au séjour, sur le territoire d'un Etat membre, d'un ressortissant d'un autre Etat membre dans le cas où le premier Etat ne prend pas, à l'égard du même comportement, quand il est le fait de ses propres ressortissants, des mesures répressives ou d'autres mesures réelles et effectives destinées à combattre ce comportement.
9. Il y a donc lieu de répondre aux questions 1 à 9, 11 et 12 qu'un Etat membre ne saurait, en vertu de la réserve relative à l'ordre public inscrite aux articles 48 et 56 du traité, éloigner de son territoire un ressortissant d'un autre Etat membre ou lui refuser l'accès du territoire en raison d'un comportement qui, dans le chef des ressortissants du premier Etat membre, ne donne pas lieu à des mesures répressives ou à d'autres mesures réelles et effectives destinées à combattre ce comportement.
Sur la 10 question :
10. Par la 10 question, la juridiction nationale demande si l'action d'un Etat membre qui, 'soucieux d'éliminer de son territoire les prostituées provenant d'un pays déterminé parce qu'elles pourraient être un support pour le banditisme, le fait systématiquement en déclarant leur profession de prostituée comme présentant un danger pour l'ordre public, et sans prendre la peine d'examiner si les intéressées peuvent ou non être suspectées de rapports avec le 'milieu'', constitue une mesure de prévention générale au sens de l'article 3 de la directive 64-221.
11. Il y a lieu de rappeler que l'article 3, paragraphe 1, de la directive dispose que les mesures d'ordre public ou de sécurité publique doivent être fondées exclusivement sur le comportement personnel de l'individu qui en fait l'objet. Il suffit de renvoyer à ce sujet à l'arrêt du 26 février 1975 (Bonsignore, affaire 67-74, Recueil p. 297), où la Cour a constaté 'que ne sauraient être retenues, à l'égard des ressortissants des Etats membres de la Communauté, en ce qui concerne les mesures visant à la sauvegarde de l'ordre public et de la sécurité publique, des justifications détachées du cas individuel, ainsi qu'il ressort notamment de l'exigence formulée par le paragraphe 1, aux termes duquel c'est 'exclusivement' le 'comportement personnel' de ceux qui en font l'objet qui doit être déterminant'.
Sur la 13 question :
12. En ce qui concerne la possibilité pour une personne qui fait l'objet d'une décision d'éloignement du territoire d'un Etat membre d'avoir à nouveau accès au territoire de l'Etat concerné et d'y solliciter un nouveau permis de séjour, il est à souligner que tout ressortissant d'un Etat membre désireux de chercher un emploi dans un autre Etat membre peut demander à nouveau un permis de séjour. Une telle demande, lorsqu'elle est présentée après un délai raisonnable, doit être examinée par l'autorité administrative compétente de l'Etat d'accueil, qui doit tenir compte, en particulier, des moyens avancés par l'intéressé tendant à établir un changement matériel des circonstances qui avaient justifié la première décision d'éloignement. Cependant, lorsqu'il existe à son égard une décision d'éloignement, valablement prise au sens du droit communautaire, qui continue à sortir des effets juridiques de manière à exclure l'intéressé du territoire de l'Etat concerné, le droit communautaire ne prévoit en sa faveur aucun droit d'accès à ce territoire pendant l'examen de sa nouvelle demande.
Sur la 14 question :
13. L'article 6 de la directive 64-221 prévoit que les raisons d'ordre public, de sécurité publique ou de santé publique qui sont à la base d'une décision le concernant sont portées à la connaissance de l'intéressé, à moins que des motifs intéressant la sûreté de l'Etat ne s'y opposent. Il ressort de la finalité de la directive que la communication des motifs doit être suffisamment détaillée et précise pour permettre à l'intéressé de défendre ses intérêts. En ce qui concerne la langue à employer, il ressort du dossier que les requérantes au principal sont de nationalité française, et que les décisions à leur égard ont été rédigées en français, de sorte que la pertinence de la question n'est pas évidente. Il suffit, en tout cas, que la notification soit faite dans des conditions permettant à l'intéressé d'en saisir le contenu et l'effet.
II - Sur les questions relatives aux garanties procédurales :
14. Ces questions visent essentiellement la composition de 'l'autorité compétente' à laquelle il est fait référence à l'article 9 de la directive 64-221, la qualification et la durée du mandat de ses membres, le lien éventuel entre ces membres et l'autorité qui assure leur rémunération, le mode de saisine de l'autorité, et la procédure devant cette autorité.
15. L'article 9, paragraphe 1, de la directive a pour objet d'assurer une garantie procédurale minimale aux personnes frappées d'une mesure d'éloignement. Dans l'hypothèse où les recours juridictionnels contre les actes administratifs ne portent que sur la légalité de la décision, l'intervention de l'autorité compétente doit permettre d'obtenir un examen des faits et circonstances, y compris les éléments d'opportunité justifiant la mesure envisagée, avant que la décision soit définitivement arrêtée. L'intéressé doit pouvoir faire valoir ses moyens de défense devant cette autorité et se faire assister ou représenter dans les conditions de procédure prévues par la législation nationale. Le paragraphe 2 du même article prévoit que les personnes qui font l'objet des décisions de refus de délivrance du premier titre de séjour ainsi que des décisions d'éloignement avant toute délivrance d'un tel titre peuvent demander l'examen de ces décisions par l'autorité compétente.
16. La directive ne précise pas la manière dont est désignée l'autorité compétente visée à son article 9. Elle n'exige pas que cette autorité soit une juridiction ou soit composée de magistrats. Elle n'exige pas non plus que les membres de l'autorité compétente soient désignés pour une période déterminée. L'essentiel est qu'il soit clairement établi que l'autorité exerce ses fonctions en toute indépendance, et qu'elle n'est pas soumise, directement ou indirectement, dans l'exercice de ses fonctions, au contrôle de l'autorité appelée à prendre des mesures prévues par la directive. A condition que cette exigence soit remplie, rien dans les dispositions de la directive, ni dans sa finalité, ne s'oppose à ce que les membres de l'autorité soient rémunérés à la charge du budget établi pour le service de l'Administration dont relève l'autorité appelée à prendre des décisions éventuelles, ou que le secrétariat de l'autorité compétente soit assuré par un fonctionnaire appartenant à la même Administration.
17. En ce qui concerne la saisine de l'autorité compétente dans le cas visé à l'article 9, paragraphe 2, de la directive, celle-ci ne contient aucune disposition contraignante quant aux modalités de cette saisine. Si elle n'exclut pas la saisine directe de l'autorité par l'intéressé, elle ne l'impose cependant pas et laisse aux Etats membres un choix à cet égard, du moment que cette saisine est assurée lorsque l'intéressé l'a demandée.
18. En ce qui concerne la forme de l'avis de l'autorité compétente, il résulte des finalités du système prévu par la directive que cet avis doit être dûment notifié à l'intéressé, mais la directive n'exige pas que l'avis identifie nommément les membres de l'autorité ou leur qualité.
19. En ce qui concerne les questions portant sur le déroulement de la procédure devant l'autorité compétente, y compris non seulement les règles procédurales mais aussi les règles de la preuve, il suffit de rappeler, comme il a été indiqué ci-dessus, que la directive 64-221 prévoit expressément dans son article 9, paragraphe 1, que l'intéressé doit pouvoir faire valoir ses moyens de défense devant cette autorité et se faire assister ou représenter dans les conditions de procédure prévues par la législation nationale. Ces conditions ne sauraient être moins favorables à l'intéressé que les conditions applicables devant d'autres instances nationales du même type.
Sur les dépens :
20. Les frais exposés par le Gouvernement belge, le Gouvernement français, le Gouvernement italien, le Gouvernement néerlandais, le Gouvernement britannique et la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet de remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions à elle soumises par le président du Tribunal de première instance de Liège, siégeant en référé, par ordonnances du 8 mai 1981, dit pour droit :
1) Un Etat membre ne saurait, en vertu de la réserve relative à l'ordre public inscrite aux articles 48 et 56 du traité, éloigner de son territoire un ressortissant d'un autre Etat membre ou lui refuser l'accès du territoire en raison d'un comportement qui, dans le chef des propres ressortissants du premier Etat, ne donne pas lieu à des mesures répressives ou à d'autres mesures réelles et effectives destinées à combattre ce comportement.
2) Ne sauraient être retenues, à l'égard des ressortissants de la Communauté, en ce qui concerne les mesures visant à la sauvegarde de l'ordre public et de la sécurité publique, des justifications détachées du cas individuel.
3) Tout ressortissant d'un Etat membre désireux de chercher un emploi dans un autre Etat membre peut, s'il a fait précédemment l'objet d'une mesure d'éloignement du territoire de cet Etat, demander à nouveau un permis de séjour. Une telle demande, lorsqu'elle est présentée après un délai raisonnable, doit être examinée par l'autorité administrative appropriée de l'Etat d'accueil, qui doit tenir compte, en particulier, des moyens avancés par l'intéressé tendant à établir un changement matériel des circonstances qui avaient justifié la première décision d'éloignement.
4) La communication des motifs invoqués pour justifier une décision d'éloignement ou de refus de permis de séjour doit être suffisamment détaillée et précise pour permettre à l'intéressé de défendre ses intérêts.
5) Le droit communautaire n'exige pas que l'autorité compétente visée à l'article 9 de la directive 64-221 soit une juridiction ou soit composée de magistrats, ni que ses membres soient désignés pour une période déterminée. Le droit communautaire ne s'oppose pas à ce que les membres de l'autorité soient rémunérés à la charge du budget établi pour le service de l'Administration dont relève l'autorité appelée à prendre des décisions éventuelles ni à ce que le secrétariat de l'autorité compétente soit assuré par un fonctionnaire appartenant à la même Administration.
6) Si la directive 64-221 n'exclut pas la saisine directe de l'autorité compétente par l'intéressé, elle ne l'impose cependant pas et laisse aux Etats membres un choix à cet égard, du moment que cette saisine est assurée lorsque l'intéressé l'a demandée.
7) L'avis de l'autorité compétente doit être dûment notifié à l'intéressé.
8) L'intéressé doit pouvoir faire valoir ses moyens de défense devant l'autorité compétente et se faire assister ou représenter dans les conditions de procédure prévues par la législation nationale. Ces conditions ne sauraient être moins favorables à l'intéressé que les conditions applicables devant d'autres instances nationales du même type.