CJCE, 7 juillet 1976, n° 118-75
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Défendeur :
Watson, Belmann
LA COUR,
1. Attendu que, par ordonnance du 18 novembre 1975, parvenue au greffe de la Cour le 1er décembre 1975, le Pretore de Milan a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une série de questions concernant, pour l'essentiel, l'interprétation des articles 7 et 48 à 66 dudit traité ;
2. Que ces questions ont été soulevées dans le cadre d'une poursuite pénale engagée, d'une part, contre une ressortissante britannique qui s'était rendue en Italie pour un séjour de quelques mois et, d'autre part, contre un ressortissant italien qui l'avait hébergée ;
3. Qu'il est reproché à ladite ressortissante britannique de ne pas avoir satisfait à l'obligation de se présenter dans les trois jours à compter de son entrée sur le territoire de la République italienne à l'autorité de police du lieu où elle se trouvait, 'afin de se faire connaître et d'effectuer la déclaration de séjour', obligation imposée par la législation italienne à tous les étrangers à l'exception de certaines catégories de travailleurs salariés des autres Etats membres et dont l'inobservation est sanctionnée, d'une part, par des peines comportant une amende de 80 000 lires au maximum ou un emprisonnement de trois mois au maximum et, d'autre part, par l'expulsion éventuelle du territoire national impliquant interdiction d'y rentrer sans l'autorisation du ministre de l'Intérieur ;
4. Qu'en ce qui concerne le ressortissant italien, il est accusé de ne pas avoir communiqué à ladite autorité, dans les 24 heures, l'identité de la ressortissante britannique en cause, obligation imposée par la législation italienne à 'quiconque, à quelque titre que ce soit, loge ou héberge un ressortissant étranger ou un apatride... ou pour quelque cause que ce soit le prend à son service' et dont l'inobservation rend l'intéressé passible d'une amende de 240 000 lires au maximum et d'un emprisonnement de six mois au maximum ;
5. Que, pour l'essentiel, les questions soulevées tendent à savoir si une telle réglementation est contraire aux dispositions de l'article 7 et des articles 18 à 66 du traité comme établissant une discrimination en raison de la nationalité et une restriction à la libre circulation des personnes à l'intérieur de la Communauté ;
6. Qu'il est demandé en outre si les normes communautaires susvisées constituent des principes fondamentaux engendrant des droits en faveur des particuliers et primant les normes nationales contraires ;
7. 1. Attendu qu'il convient de traiter ces questions dans leur ensemble ;
8. Que la juridiction nationale, sans indiquer le motif du séjour de la prévenue au principal en Italie et sans qualifier la situation de celle-ci au regard des dispositions du droit communautaire qui pourraient lui être applicables, a envisagé indistinctement les trois premiers chapitres du titre III de la deuxième partie du traité, chapitres concernant respectivement les travailleurs, le droit d'établissement et les services ;
9. Qu'il apparaît cependant d'un rapprochement entre ces différentes dispositions que, dans la mesure où celles-ci sont susceptibles d'être d'application dans des cas tels que celui d'espèce, elles sont fondées sur les mêmes principes en ce qui concerne tant l'entrée et le séjour, sur le territoire des Etats membres, des personnes relevant du droit communautaire, que l'interdiction de toute discrimination exercée à leur égard en raison de la nationalité ;
10. Qu'il appartient à la juridiction nationale de juger si, et le cas échéant en quelle qualité, la prevenue au principal beneficie des dispositions de l'un ou l'autre des chapitres sus-indiqués ;
11. 2. Attendu qu'aux termes de l'article 48, la libre circulation des travailleurs est assurée à l'intérieur de la Communauté ;
Qu'elle comporte le droit, selon le troisième paragraphe du même article, de trouver accès au territoire des Etats membres, de s'y déplacer librement, d'y séjourner afin d'y exercer un emploi et d'y demeurer après la fin de celui-ci ;
Qu'aux termes des articles 52 et 59, les restrictions à la liberté d'établissement et à la libre prestation des services à l'intérieur de la Communauté sont progressivement supprimées, cette suppression devant être complète au terme de la période de transition ;
12. Que ces dispositions, qui s'analysent en une prohibition, pour les Etats membres, d'opposer des restrictions à l'entrée des ressortissants des autres Etats membres sur leur territoire, ont pour effet de conférer directement des droits à toute personne relevant du champ d'application personnel des articles cités, tels qu'ils ont été ultérieurement précisés par certaines dispositions prises par le Conseil en application du traité ;
13. Qu'ainsi, l'article 1 du règlement n° 1612-68, du 15 octobre 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs à l'intérieur de la Communauté (JO n° L 257, p. 2) dispose que tout ressortissant d'un Etat membre, quel que soit le lieu de sa résidence, a 'le droit d'accéder à une activité salariée et de l'exercer sur le territoire d'un autre Etat membre';
14. Que l'article 4 de la directive 68-360, du 15 octobre 1968, relative à la suppression des restrictions au déplacement et au séjour des travailleurs des Etats membres et de leur famille à l'intérieur de la Communauté (loc. cit., p. 13), dispose que les Etats membres reconnaissent 'le droit de séjour sur leur territoire' aux personnes visées, en ajoutant que ce droit est 'constaté' par la délivrance d'un titre de séjour particulier ;
15. Qu'à son tour, la directive 73-148 du 21 mai 1973, relative à la suppression des restrictions au déplacement et au séjour des ressortissants des Etats membres à l'intérieur de la Communauté en matière d'établissement et de prestation de services (JO n° L 172, p. 14), constate dans son préambule que la liberté d'établissement ne peut être pleinement réalisée que 'si un droit de séjour permanent est reconnu aux personnes appelées à en bénéficier' et que la libre prestation de services implique que le prestataire et le destinataire soient assurés' d'un droit de séjour correspondant à la durée de la prestation';
16. Que les dispositions du traité et du droit communautaire dérivé qui viennent d'être citées mettent en œuvre un principe fondamental consacré par l'article 3, lettre c), du traité où il est dit qu'aux fins énoncées à l'article 2, l'action de la Communauté comporte l'abolition, entre les Etats membres, des obstacles à la libre circulation des personnes et des services ;
Que ces dispositions priment toute norme nationale qui leur serait contraire ;
17. Attendu que le droit communautaire, en établissant la libre circulation des personnes et en conférant à toute personne relevant de son champ d'application le droit de trouver accès au territoire des Etats membres, aux fins voulues par le traité, n'a pas écarté la compétence des Etats membres en ce qui concerne les mesures destinées à assurer la connaissance exacte, par les autorités nationales, des mouvements de population affectant leur territoire ;
18. Que, selon les articles 8, paragraphe 2, de la directive 68-360 et 4, paragraphe 2, de la directive 73-148, les autorités compétentes des Etats membres peuvent imposer aux ressortissants des autres Etats membres l'obligation de signaler leur présence aux autorités de l'Etat concerné ;
Qu'une telle obligation ne saurait être considérée comme portant en soi atteinte aux règles relatives à la libre circulation des personnes ;
Qu'une telle atteinte pourrait toutefois résulter des formalités légales en question si les modalités du contrôle auquel elles visent étaient conçues de manière à restreindre la liberté de circulation voulue par le traité ou à limiter le droit conféré par le traité aux ressortissants des Etats membres d'entrer et de séjourner sur le territoire de tout autre Etat membre aux fins voulues par le droit communautaire ;
19. Qu'en ce qui concerne plus particulièrement le délai mis à la déclaration d'arrivée des étrangers, il ne serait porté atteinte aux dispositions du traité que dans le cas où le délai ne serait pas fixé dans des limites raisonnables ;
20. Que, parmi les sanctions rattachées à l'inobservation des formalités de déclaration et d'enregistrement prescrites, l'expulsion serait certainement incompatible, pour les personnes protégées par le droit communautaire, avec les dispositions du traité, étant donné qu'une telle mesure constitue la négation du droit même conféré et garanti par le traité, ainsi que la Cour l'a déjà affirmé dans d'autres circonstances ;
21. Que, quant aux autres sanctions, telles que l'amende et l'emprisonnement, si les autorités nationales peuvent soumettre le non-respect des dispositions relatives à la déclaration de présence des étrangers à des sanctions comparables à celles qui s'appliquent à des infractions nationales de même importance, il ne serait cependant pas justifié d'y rattacher une sanction si disproportionnée à la gravité de l'infraction qu'elle deviendrait une entrave à la libre circulation des personnes ;
22. Que, dans la mesure où une réglementation nationale relative au contrôle des étrangers ne comporte pas de restrictions à la libre circulation des personnes et au droit, conféré par le traité aux personnes protégées par le droit communautaire, d'entrer et de séjourner sur le territoire des Etats membres, l'application d'une telle législation, fondée sur des éléments objectifs, ne saurait constituer une 'discrimination exercée en raison de la nationalité', interdite en vertu de l'article 7 du traité ;
23. Attendu, quant à l'obligation imposée aux résidents de l'Etat membre d'accueil de communiquer aux autorités publiques l'identité des étrangers qu'ils hébergent, que de telles dispositions, qui relèvent pour l'essentiel de l'ordre interne de l'Etat, ne sauraient être appréhendées sous l'angle du droit communautaire que dans la mesure où elles apporteraient indirectement une restriction à la libre circulation des personnes ;
Que, dès lors, les constatations exposées plus haut à propos des obligations frappant les ressortissants des autres Etats membres valent également au regard de l'obligation susvisée ;
Sur les dépens :
24. Attendu que les frais exposés par les Gouvernements britannique et italien ainsi que la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement et que, la procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens ;
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions à elle soumises par le Pretore de Milan, dit pour droit :
1) Les articles 48 à 66 du traité et les actes de la Communauté pris en leur application mettent en œuvre un principe fondamental du traité, confèrent aux personnes qu'ils concernent des droits individuels que les juridictions nationales doivent sauvegarder et priment toute norme nationale qui leur serait contraire ;
2) Une réglementation nationale
- imposant aux ressortissants des autres Etats membres qui bénéficient des dispositions des articles 48 à 66 du traité CEE l'obligation de se présenter aux autorités de cet Etat, et
- enjoignant aux résidents qui hébergent de tels ressortissants de communiquer l'identité de ces derniers auxdites autorités est compatible en principe avec ces dispositions, étant toutefois entendu que, d'une part, les délais dans lesquels il faut remplir lesdites obligations doivent être fixés dans des limites raisonnables et, d'autre part, que les sanctions rattachées à l'inobservation de ces obligations ne doivent pas être disproportionnées à la gravité de celle-ci et ne peuvent pas inclure l'expulsion ;
3) Dans la mesure où une telle réglementation ne comporte pas de restrictions à la libre circulation des personnes, elle ne constitue pas une discrimination interdite en vertu de l'article 7 du traité.