CA Rennes, 1re ch. B, 8 septembre 1994, n° 1695-94
RENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Valet de Reganhac
Défendeur :
Bordelaise de CIC (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Alessandra
Conseillers :
Mme Segondat, Mme Citray
Avocats :
Mes Voisin, SCP Chevallier-Treguier.
Expose du litige
La société Bordelaise de CIC a saisi le Tribunal de grande instance de Rennes d'une demande en paiement dirigée contre Monsieur François Géraud Valet de Reganhac, en exposant, d'une part, qu'elle a consenti un prêt personnel de 100 000 F au taux de 16 % sous la forme authentique et qu'en vertu de ce prêt, elle est créancière en capital et intérêts de la somme de 47 440,64 F et, d'autre part, qu'elle est créancière de la somme de 26 291,53 F au titre du compte de dépôt;
Monsieur François Géraud Valet de Reganhac a demandé au tribunal de se déclarer incompétent au profit du Tribunal d'instance de Rennes sur le fondement de l'article 26 de la loi du 10 janvier 1978;
Par jugement en date du 15 février 1994, le Tribunal de grande instance de Rennes a rejeté l'exception d'incompétence présentée par Monsieur François Géraud Valet de Reganhac au motif qu'un acte authentique a été signé entre les parties le 5 mai 1986 et a ordonné la réouverture des débats à l'audience du 10 mai 1994 afin que le défendeur puisse faire valoir les arguments sur le fond du litige;
Le 28 février 1994, Monsieur François Géraud Valet de Reganhac a formé contredit au sujet de l'exception d'incompétence rejetée par jugement du Tribunal de grande instance de Rennes en date du 15 février 1994, aux motifs :
A) Sur les effets de l'acte notarié du 5 mai 1986 :
- que le tribunal a rejeté à tort l'exception d'incompétence, au motif que l'acte signé le 3 mai 1986 était créateur de droits
- que cette argumentation ne peut prospérer dans la mesure où :
1) l'opération de crédit menée en application de l'acte sous seing privé du 23 avril 1986 a été exécutée, les fonds ayant été versés sur le compte ouvert par Monsieur François Géraud Valet de Reganhac le 3 mai 1986, avant la signature de l'acte authentique;
2) l'acte authentique a été établi en exécution de l'offre de prêt du 23 avril 1986 qui prévoyait la constitution d'une inscription d'hypothèque;
3) le bien hypothéqué était un bien personnel de Madame Valet de Reganhac, alors que les époux étaient mariés sous le régime de la séparation de biens et que le bien était utilisé au logement de la famille, de sorte qu'aux termes de l'article 215, alinéa 3 du Code civil " les époux ne peuvent l'un sans l'autre disposer des droits par lesquels est assuré le logement de la famille ", et que l'intervention de Monsieur François Géraud Valet de Reganhac était donc nécessaire à l'acte constitutif de sûreté pour rendre opposable au créancier inscrit l'hypothèque prise tant du consentement du propriétaire que du conjoint protégé par l'article 215 du Code civil;
4) le fait de déclarer que l'acte notarié du 5 mai 1986 est créateur de droits implique nécessairement la reconnaissance d'une novation du contrat de prêt conclu par acte sous seing privé du 23 avril 1986 ; qu'aux termes de l'article 1273 du Code civil la novation ne se présume pas et l'adjonction d'une sûreté à une créance préexistante ne constitue pas une novation (Cass. crim. 5 nov. 1969 ; Gaz. Pal. 1970, 1, 113) ; qu'en l'espèce, l'acte notarié n'a pas entraîné la création d'une obligation nouvelle ; que l'acte notarié du 5 mai 1986 ne comporte aucune renonciation expresse au bénéfice de la loi du 10 janvier 1978, dont le caractère d'ordre public est rappelé par les dispositions de l'article 28;
5) dans une correspondance du 17 janvier 1990, la Banque Hirigoyen, aux droits de laquelle intervient la société Bordelaise de CIC, a adressé au conseil du concluant le décompte détaillé de sa créance ["résultant du contrat de dépôt et de prêt. En ce qui concerne ce dernier (le contrat de prêt) nous joignons également un exemplaire de l'offre qu'avait acceptée Monsieur de Reganhac prévoyant la perception d'une indemnité de 8 et que cette correspondance traduit le fait que, dans l'esprit de la banque, les obligations de Monsieur François Géraud Valet de Reganhac prenaient leur source, non dans l'acte notarié, mais bien dans l'acte sous seing privé du 23 avril 1986 ; que l'acte authentique n'emportait donc, dans l'esprit des parties, que constitution d'une inscription hypothécaire mais non création d'une nouvelle situation juridique;
B) Sur la compétence du tribunal
- que le prêt consenti par la Banque Hirigoyen à Monsieur François Géraud Valet de Reganhac était soumis aux dispositions de la loi du 10 janvier 1978, de sorte que, par application de l'article 26 de la dite loi, le tribunal de grande instance est incompétent pour connaître de la demande et devait se dessaisir au profit du Tribunal d'instance de Rennes;
C) Sur la demande présentée au titre du compte de dépôt
- que les avances de fonds consenties par une banque à son client pendant plus de trois mois constituaient une ouverture de crédit soumise aux dispositions d'ordre public de la loi de 1978;
- que la demande présentée au titre du solde du compte de dépôt relève donc également de la compétence du Tribunal d'instance de Rennes;
La société Bordelaise de CIC demande à la cour de débouter Monsieur François Géraud Valet de Reganhac de son contredit, de renvoyer les parties devant le Tribunal de grande instance de Rennes, de condamner Monsieur François Géraud Valet de Reganhac à payer à la société concluante la somme de 5 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et de le condamner en tous les dépens du contredit;
Elle soutient, pour l'essentiel
1) En ce qui concerne le prêt
- que, même si le prêt a été qualifié de prêt personnel et a pu faire l'objet d'un avant-contrat sous forme d'une offre préalable de crédit, ce prêt a été concrétisé par un acte authentique apportant à Monsieur François Géraud Valet de Reganhac toutes les garanties de l'acte notarié;
- qu'en vertu des dispositions d'ordre public de la loi du 10 janvier 1978, l'article 3 de cette dernière exclut de son champ d'application toute opération de crédit passée en la forme authentique;
- que le prêt a bien été passé en la forme authentique ; qu'à compter de la signature du dit acte qui concrétisait le prêt ou même subsidiairement le confirmait, l'article 3 de la loi de 1978 s'appliquait, de sorte que Monsieur François Géraud Valet de Reganhac ne peut pas, pour échapper au paiement de ses dettes, après avoir d'une part effectué un dépôt de bilan technique, arguer de la prescription de la loi de 1978;
- que l'acte n'est pas un acte d'affectation hypothécaire mais bien un acte qui concrétise le prêt de 100 000 F aux conditions qui avaient fait l'objet de l'offre;
2) En ce qui concerne le compte de dépôt
- que ce compte de dépôt était ouvert dans le cadre de l'activité de marchand de biens, de sorte qu'il s'agit d'un compte professionnel;
- que de plus le solde débiteur du compte était arrêté en 1987, alors que les dispositions de l'article 2 de la loi de 1978 étendant la protection de la dite loi au solde débiteur des comptes résulte de la loi du 23 juin 1989 nullement applicables en l'espèce; Monsieur François Géraud Valet de Reganhac demande à la cour de déclarer bien fondé le contredit formé par lui et de condamner la société Bordelaise de CIC à lui payer la somme de 6 000 au titre des frais irrépétibles;
Il répond pour l'essentiel
I) Sur l'acte créateur de droits
- que l'acte du 23 avril 1986 est qualifié, à tort, par la partie adverse d'avant-contrat, alors que ce prétendu avant-contrat a été dressé sur une formule contractuelle particulière, intégralement régie par une loi d'ordre public ; qu'un avant-contrat ne pourrait s'entendre que d'une lettre d'intention n'ayant aucun effet définitif;
- que cette affirmation est en pleine contradiction avec la correspondance en date du 17 janvier 1990, dans laquelle la Banque Hirigoyen se prévalait de l'acte sous seing privé du 23 avril 1986;
- que la société Bordelaise de CIC, à l'insu de son conseil, a produit dans une procédure judiciaire une pièce tronquée amputée d'une correspondance et d'un contrat sous seing privé, dont la connaissance risquait de ruiner son argumentation ; qu'en effet la Banque Hirigoyen a produit sa créance à la date du 22 septembre 1989 entre les mains de Maître Leclerc, représentant des créanciers de Monsieur François Géraud Valet de Reganhac, en y joignant un extrait de compte 11352 et une copie du prêt personnel de 100 000 F accordé le 23 avril 1986 avec tableau d'amortissement;
- que par lettre du 6 novembre 1991, la société Bordelaise de CIC répondait au concluant, qui demandait une confirmation de la nature du prêt, "le prêt en cause a été qualifié d'immobilier en raison de l'inscription hypothécaire qui avait été prise aux termes d'un acte en date du 5 mai 1986, passé par devant Maître Callige. Cela étant, nous vous confirmons qu'il s'agit bien d'un prêt personnel de 100 000 F";
- qu'en définitive, l'obligation du concluant prend sa source dans l'acte sous seing privé du 23 avril 1986, soumis aux dispositions de la loi du 10 janvier 1978 et non de l'acte notarié;
2) Sur les effets de l'acte notarié
- qu'il reprend les arguments formulés dans son contredit;
3) Sur le compte de dépôt
- que le compte de dépôt était un compte purement privé, sur lequel les opérations étaient limitées ; qu'il a été ouvert pour assurer le remboursement du prêt personnel;
- que le compte n'a jamais été utilisé à des fins professionnelles puisque le concluant était salarié de la SCSO lors de la signature de l'acte, et qu'il l'est demeuré jusqu'à son inscription au registre du commerce pour effectuer son activité de marchand de biens;
- que le fait que le solde ait donné lieu à une déclaration entre les mains du représentant des créanciers n'établit pas le caractère professionnel du compte, alors que s'agissant d'un commerçant en nom personnel, l'ensemble des créances doivent donner lieu à une déclaration (article 50 du 25 janvier 1985)
Motifs de l'arrêt
I) Sur le contredit, en ce qui concerne le prêt
Attendu que Monsieur François Géraud Valet de Reganhac considère que l'acte authentique du 5 mai 1986, intitulé ouverture de crédit, n'a emporté aucune obligation contractuelle pour les parties, ayant pour seul effet de garantir par une inscription hypothécaire les concours bancaires ; qu'une hypothèque conventionnelle a été consentie sur un immeuble de l'épouse, qui constituait le logement familial;
Qu'il en déduit que, par application de l'article 26 de la loi de 1978, seul le tribunal d'instance sera compétent;
Attendu que la société Bordelaise de CIC soutient, de son coté, que le prêt litigieux conclu sous forme authentique du 5 mai 1986 est expressément exclu de la loi du 10 janvier 1978 par l'article 3 de la dite loi;
Qu'elle prétend, en effet, que si le prêt personnel a pu faire l'objet d'un avant-contrat sous forme d'une offre préalable de crédit, ce prêt a été concrétisé par un acte authentique apportant à Monsieur François Géraud Valet de Reganhac toutes les garanties de l'acte notarié;
Qu'elle ajoute que le prêt a bien été passé en la forme authentique ; qu'à compter de la signature du dit acte qui concrétisait le prêt ou même subsidiairement le confirmait, l'article 3 de la loi de 1978 s'appliquait, de sorte que Monsieur François Géraud Valet de Reganhac ne peut pas, pour échapper au paiement de ses dettes, après avoir d'une part effectué un dépôt de bilan technique, arguer de la prescription de la loi de 1978 que l'acte n'est pas un acte d'affectation hypothécaire mais bien un acte qui concrétise le prêt de 100 000 F aux conditions qui avaient fait l'objet de l'offre;
Attendu que, d'une part, le prêt de 100 000 F au taux de 16 % (TEG), remboursable en 60 mensualités à compter du 5 mai 1986, a été consenti selon l'acte sous seing privé produit par Monsieur François Géraud Valet de Reganhac, étant précisé que la date approximative de mise à disposition était celle du 3 mai 1986 et que le prêteur bénéficiait d'une hypothèque 3e rang sur un immeuble;
Que ce prêt d'un montant de 100 000 F était soumis aux dispositions de la loi Scrivener du 10 janvier 1978 ; qu'en effet, les conditions générales du prêt rappelaient les dispositions de la dite loi et des décrets d'application relativement à la clause pénale, à la compétence du tribunal d'instance et au délai de forclusion pour engager une action en justice ; que la Banque Hirigoyen, aux droits desquels vient la société Bordelaise de CIC, a fait cette offre préalable de prêt, offre qui a été acceptée à la date du 23 avril 1986 qu'un tableau d'amortissement était joint à l'offre de prêt;
Qu'à compter du 23 avril 1986, le prêt de 100 000 F était donc parfait, l'offre de prêt ayant été acceptée par l'emprunteur (écoulement du délai de 15 jours ; délai de rétractation de 7 jours ; pas de rétractation de l'offre)
Qu'à compter de cette date Monsieur François Géraud Valet de Reganhac bénéficiait irrévocablement des dispositions de la loi du 10 janvier 1978;
Que l'opération de crédit menée en application de l'acte sous seing privé du 23 avril 1986 a été exécutée, les fonds ayant été versés sur le compte ouvert par Monsieur François Géraud Valet de Reganhac le 3 mai 1986, avant la signature de l'acte authentique du 5 mai;
Que la créance relative au prêt est préexistante à la convention notariée;
Attendu que, d'autre part, l'acte authentique du 5 mai 1986 a été établi en exécution de l'offre de prêt du 23 avril 1986, qui prévoyait la constitution d'une inscription hypothécaire, le bien hypothéqué étant un bien personnel de l'épouse et servant au logement de la famille;
Que l'acte notarié n'était pas créateur de droit en ce qui concerne le prêt lui-même, qui avait déjà été exécuté avant la signature du dit acte;
Qu'il constitue un simple acte réitéré de l'acte sous seing privé en ce qui concerne le prêt de 100 000 F afin que l'épouse puisse accepter de devenir caution hypothécaire de son mari, avec autorisation de ce dernier s'agissant du logement familial (article 215, alinéa 3 du Code civil " les époux ne peuvent l'un sans l'autre disposer des droits par lesquels est assuré le logement de la famille ") ;
Que l'hypothèque prévue par l'acte sous seing prive n'est que l'accessoire du principal (prêt); que ne constitue pas une novation l'adjonction d'une sûreté voire même de l'engagement d'un tiers à une créance préexistante;
Qu'il s'ensuit nécessairement que le prêt consenti, antérieurement à l'acte notarié, par la Banque Hirigoyen à Monsieur François Géraud Valet de Reganhac restait soumis aux dispositions de la loi du 10 janvier 1978, nonobstant la signature du dit acte notarié, de sorte que, par application de l'article 26 de la dite loi, le Tribunal de grande instance de Rennes est incompétent pour connaître de la demande et aurait du se dessaisir au profit du Tribunal d'instance de Rennes;
Qu'il convient, dans ces conditions, de déclarer bien fondé le contredit formé par Monsieur François Géraud Valet de Reganhac, en ce qui concerne le prêt de 100 000 F;
Attendu que la cour observe que, lorsque la banque a déclaré sa créance entre les mains de Maître Leclerc, représentant des créanciers de Monsieur François Géraud Valet de Reganhac, elle a bien joint une copie du prêt personnel de 100 000 F accordé le 23 avril 1986 avec tableau d'amortissement ; que, par ailleurs, à la date du 17 janvier 1990, elle faisait état de la clause pénale au taux de 8 %, conformément aux dispositions de l'article 5 des conditions générales de l'acte sous seing privé;
Qu'à l'évidence, antérieurement à la signature de l'acte du 5 mai 1986, Monsieur François Géraud Valet de Reganhac bénéficiait déjà des dispositions de la loi du 10 janvier 1978 ; que l'acte du 5 mai 1986, prévu par l'acte sous seing privé du 23 avril 1986, n'est que l'accessoire de celui-ci ; que la créance relative au prêt est préexistante à l'acte notarié;
II) Sur le contredit en ce qui concerne la demande présentée au titre du compte de dépôt
Attendu que Monsieur François Géraud Valet de Reganhac soutient que les avances de fonds consenties par la banque à son client pendant plus de trois mois constituaient une ouverture de crédit soumise aux dispositions d'ordre public de la loi du 10 janvier 1978;
Mais attendu que ce compte de dépôt était ouvert dans le cadre de l'activité de marchand de biens, de sorte qu'il s'agissait d'un compte professionnel, n'entrant pas dans le cadre de la loi susvisée, et ce, à supposer même qu'en l'espèce le compte de dépôt n'aurait pas été affecté "en réalité" à un usage professionnel qu il en avait "la potentialité" ;
Que cette demande est donc la compétence du Tribunal de grande instance de Rennes, et le contredit doit être rejeté de ce chef de demande;
III) Sur les frais irrépétibles
Attendu que l'équité ne justifie aucunement qu'il soit fait une application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile au profit de l'une ou l'autre des parties;
Par ces motifs, LA COUR, statuant publiquement et contradictoirement, Déclare bien fondé le contredit formé par Monsieur François Géraud Valet de Reganhac, en ce qui concerne uniquement la demande de prêt, Déclare le Tribunal de grande instance de Rennes incompétent pour statuer sur cette demande de prêt mais compétent, en revanche, pour la demande relative au compte de dépôt, Renvoie les parties à se pourvoir comme ci-dessus, Dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile au profit de l'une ou l'autre des parties, Fait masse des dépens dans les proportions suivantes la moitié à la charge de la société Bordelaise de CIC et l'autre à celle de Monsieur François Géraud Valet de Reganhac.