CJCE, 3 février 1982, n° 62-81
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Seco (SA), Desquenne & Giral (SA)
Défendeur :
Etablissement d'assurance contre la vieillesse et l'invalidité
LA COUR,
1. Par ordonnance du 26 février 1981, parvenue à la Cour le 19 mars 1981, la Cour de cassation du Grand-duché de Luxembourg a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, deux questions préjudicielles relatives à l'interprétation des dispositions du traité en matière de libre prestation des services au regard de la législation luxembourgeoise régissant les cotisations de l'assurance vieillesse et invalidité.
2. Ces questions ont été soulevées dans le cadre de litiges opposant deux entreprises établies en France et spécialisées dans les travaux de construction et d'entretien de l'infrastructure du réseau des chemins de fer, les sociétés anonymes Seco et Desquenne & Giral, à l'Etablissement d'assurance contre la vieillesse et l'invalidité, organisme de sécurité sociale luxembourgeois. Ces entreprises ont effectué, respectivement en 1977 et 1974, divers travaux au Grand-duché de Luxembourg. Elles avaient à cette fin détaché temporairement des travailleurs, non-ressortissants d'un Etat membre et ne venant pas non plus d'un pays lié, pendant la période en cause, au Luxembourg par une convention internationale en matière de sécurité sociale, lesdits travailleurs étant, pendant toute la durée des travaux effectués au Luxembourg, obligatoirement affiliés au régime de sécurité sociale français.
3. En vertu des dispositions du Code des assurances sociales luxembourgeois, les travailleurs occupés sur le territoire luxembourgeois sont en principe obligatoirement soumis au régime d'assurance vieillesse et invalidité. Les cotisations incombent pour moitié aux employeurs et pour moitié aux travailleurs. Toutefois, en vertu de l'article 174, alinéa 2, de ce Code, le Gouvernement luxembourgeois peut dispenser de l'assurance les étrangers ne résidant que temporairement au Grand-duché. Dans ce cas, en vertu de l'article 174, alinéa 3, du même Code, le patron doit néanmoins la part de cotisation qui lui incombe personnellement, sans que pour autant ces cotisations ouvrent droit à un avantage social pour les travailleurs concernés.
4. Il ressort du dossier que les dispositions précitées ont été arrêtées au motif, d'une part, qu'il ne serait pas équitable de percevoir des cotisations de la part de travailleurs qui ne résident que temporairement sur territoire luxembourgeois et, d'autre part, qu'il convient d'empêcher que l'employer ne soit incité à recourir à une main-d'œuvre étrangère en vue d'alléger sa propre charge sociale. En pratique, toutefois, le paiement de la part patronale n'est plus demandé aux employeurs du chef de leurs travailleurs résidant temporairement sur territoire luxembourgeois lorsque ceux-ci sont ressortissants d'un Etat membre ou personnes assimilées.
5. En l'espèce, les entreprises Seco et Desquenne & Giral ont obtenu une dispense de la part salariale des cotisations sociales en application de l'article 174, alinéa 2, du Code des assurance sociales mais ont été déclarées débitrices, par l'organisme luxembourgeois, de la part patronale de ces cotisations en application de l'article 174, alinéa 3, de ce Code. Elles ont formé un recours contre cette dernière décision en soutenant que la législation luxembourgeoise en cause leur était inapplicable comme étant discriminatoire et de nature à entraver la libre prestation des services à l'intérieur de la Communauté.
6. Estimant que la décision à rendre dépendait de la question de savoir si la législation nationale en cause était compatible avec les règles du droit communautaire dans le domaine de la libre prestation des services, la Cour de cassation du Grand-duché de Luxembourg a posé les questions suivantes :
1) 'Les dispositions de l'article 60 du traité de Rome sont-elles à interpréter en ce sens qu'un Etat membre des Communautés européennes peut exiger, selon sa loi nationale, le paiement de la part patronale des cotisations sociales de l'assurance vieillesse et invalidité, tout comme de ses propres ressortissants, d'une personne physique ou morale étrangère, ressortissante d'un pays membre des Communautés, exécutant temporairement des travaux dans l'Etat premier nommé en y occupant des ouvriers ressortissants d'Etats qui n'ont aucun lien avec la Communauté, ou cette exigence est-elle contraire aux dispositions communautaires précitées, ou à toutes autres, comme constituant une pratique discriminatoire et préjudiciable à la libre circulation des services, ce prestataire communautaire étant soumis une première fois, dans son pays d'origine et d'établissement, au paiement, entre autres, de la part patronale pour ses ouvriers étrangers, et, une seconde fois, au paiement de la part patronale dans l'Etat où il effectue temporairement ses prestations au moyen de la main-d'œuvre étrangère ?
2) Si la réponse à la première question va dans le sens que la pratique prédécrite constitue en principe une pratique discriminatoire prohibée, la solution sera-t-elle nécessairement la même, ou peut-elle être différente, si le prestataire compense en fait le désavantage du double paiement de la part patronale par d'autres facteurs économiques, tels que salaires payés à sa main-d'œuvre étrangère inférieurs au salaire social minimum fixé dans le pays où les prestations de services sont fournies ou aux salaires imposés par les conventions collectives de travail en vigueur dans ce pays ?'
7. Ces questions tendent en substance à savoir si le droit communautaire fait obstacle à ce qu'un Etat membre oblige un employeur, établi dans un autre Etat membre et exécutant temporairement, par le moyen de travailleurs ressortissants de pays tiers, des travaux dans le premier Etat, à verser la part patronale des cotisations de sécurité sociale du chef de ces travailleurs, alors que cet employeur est déjà redevable de cotisations comparables du chef des mêmes travailleurs et pour les mêmes périodes d'activité, en vertu de la législation de son Etat d'établissement, et que les cotisations versées dans l'Etat où s'effectue cette prestation n'ouvrent droit à aucun avantage social pour ces travailleurs. En particulier, il est demandé si une telle obligation pourrait être justifiée dans la mesure où elle compenserait les avantages économiques que l'employeur a pu tirer de l'inobservation de la réglementation en matière de salaire social minimum de l'Etat où s'effectue la prestation.
8. Aux termes des articles 59 et 60, alinéa 3, du traité, le prestataire peut, pour l'exécution de sa prestation, exercer, à titre temporaire, son activité dans le pays où la prestation est fournie, dans les mêmes conditions que celles que ce pays impose à ses propres ressortissants. Ces dispositions comportent, ainsi que la Cour l'a itérativement souligné, en dernier lieu par l'arrêt du 17 décembre 1981 (Webb, 279-80, non encore publié), l'élimination de toutes discriminations à l'encontre du prestataire en raison de sa nationalité ou de la circonstance qu'il est établi dans un Etat membre autre que celui où la prestation doit être fournie. Ce faisant, elles prohibent non seulement les discriminations ouvertes fondées sur la nationalité du prestataire mais encore toutes formes dissimulées de discrimination qui, bien que fondées sur des critères en apparence neutres, aboutissent en fait au même résultat.
9. Tel est le cas d'une règlementation nationale du genre de celle en cause, lorsque l'obligation de payer la part patronale des cotisations de sécurité sociale, imposée aux prestataires établis sur le territoire national est étendue aux employeurs établis dans un autre Etat membre et déjà redevables de cotisations comparables du chef des mêmes travailleurs et pour les mêmes périodes d'activité, en vertu de la législation de cet Etat. En effet, dans de telles conditions, la règlementation de l'Etat où s'effectue la prestation se révèle économiquement comme une charge supplémentaire pour les employeurs établis dans un autre Etat membre, lesquels sont en fait frappés plus lourdement que les prestataires établis sur le territoire national.
10. En outre, une règlementation qui impose aux employeurs une charge sociale du chef de leurs travailleurs, à laquelle ne correspond aucun avantage social pour ces travailleurs, lesquels sont d'ailleurs dispensés de l'assurance de l'Etat membre où s'effectue la prestation et restent, de plus, pendant toute la période des travaux effectués, obligatoirement affiliés au régime de sécurité sociale de l'Etat membre où l'employeur est établi, ne peut être raisonnablement considérée comme justifiée par des raisons d'intérêt général tenant à la protection sociale des travailleurs.
11. L'établissement d'assurance contre la vieillesse et l'invalidité a soutenu à ce sujet que, puisque les Etats membres sont libres de refuser totalement aux travailleurs ressortissants de pays tiers tant l'entrée sur leur territoire que l'exercice d'une activité salariée, ils peuvent à plus forte raison assortir une éventuelle permission de travailler, librement accordée, de conditions ou de restrictions telles que le paiement obligatoire de la part patronale des cotisations sociales.
12. Ce raisonnement ne saurait être admis. En effet, un Etat membre ne saurait utiliser les pouvoirs de contrôle qu'il exerce sur l'emploi de ressortissants de pays tiers pour imposer une charge discriminatoire à une entreprise d'un autre Etat membre, bénéficiaire de la liberté de prestation de services en vertu des articles 59 et 60 du traité.
13. L'établissement d'assurance contre la vieillesse et l'invalidité a fait valoir, de plus, que l'extension d'une règlementation nationale, telle que celle de l'espèce, aux prestataires établis dans un autre Etat membre est en tout état de cause justifiée dans la mesure où elle compense en fait les avantages économiques que ceux-ci ont pu tirer d'une éventuelle inobservation de la réglementation de l'Etat où s'effectuent leurs prestations, notamment en matière de salaire social minimum. Il a invoqué à cet égard les difficultés particulières que l'Etat où s'effectue la prestation éprouverait à faire respecter une telle réglementation par des employeurs établis en dehors du territoire national.
14. Il est constant que le droit communautaire ne s'oppose pas à ce que les Etats membres étendent leur législation ou les conventions collectives du travail conclues par les partenaires sociaux, relatives aux salaires minimaux, à toute personne effectuant un travail salarié, même de caractère temporaire, sur leur territoire, quel que soit le pays d'établissement de l'employeur, de même que le droit communautaire n'interdit pas aux Etats membres d'imposer le respect de ces règles par les moyens appropriés. On ne saurait toutefois qualifier de moyen approprié une réglementation ou pratique imposant de façon générale une charge sociale ou parasociale, restrictive de la libre prestation des services, à tous les prestataires établis dans un autre Etat membre et employant des travailleurs ressortissants de pays tiers, qu'ils aient ou non respecté la réglementation en matière de salaire social minimal de l'Etat membre où s'effectue la prestation, étant donné qu'une telle mesure générale ne serait de par sa nature pas apte à faire respecter cette réglementation ni à profiter, de quelque façon que ce soit, à la main-d'œuvre dont il s'agit.
15. Il y a donc lieu de répondre aux questions posées par la Cour de cassation du Grand-duché de Luxembourg que le droit communautaire fait obstacle à ce qu'un Etat membre oblige un employeur, établi dans un autre Etat membre et exécutant temporairement, par le moyen de travailleurs ressortissants de pays tiers, des travaux dans le premier Etat, à verser la part patronale des cotisations de sécurité sociale du chef de ces travailleurs, alors que cet employeur est déjà redevable de cotisations comparables du chef des mêmes travailleurs et pour les mêmes périodes d'activité, en vertu de la législation de son Etat d'établissement, et que les cotisations versées dans l'Etat où s'effectue cette prestation n'ouvrent droit à aucun avantage social pour ces travailleurs. Une telle obligation ne serait pas non plus justifiée au cas où elle aurait pour objet de compenser les avantages économiques que l'employeur aurait pu tirer de l'inobservation de la réglementation en matière de salaire social minimal de l'Etat où s'effectue la prestation.
Sur les dépens
16. Les frais exposés par la Commission, qui a soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions à elle soumises par la Cour de cassation du Grand-duché de Luxembourg par ordonnance du 26 février 1981, dit pour droit :
Le droit communautaire fait obstacle à ce qu'un Etat membre oblige un employeur, établi dans un autre Etat membre et exécutant temporairement, par le moyen de travailleurs ressortissants de pays tiers, des travaux dans le premier Etat, à verser la part patronale des cotisations de sécurité sociale du chef de ces travailleurs, alors que cet employeur est déjà redevable de cotisations comparables du chef des mêmes travailleurs et pour les mêmes périodes d'activité, en vertu de la législation de son Etat d'établissement, et que les cotisations versées dans l'Etat où s'effectue cette prestation n'ouvrent droit à aucun avantage social pour ces travailleurs. Une telle obligation ne serait pas non plus justifiée au cas où elle aurait pour objet de compenser les avantages économiques que l'employeur aurait pu tirer de l'inobservation de la réglementation en matière de salaire social minimum de l'Etat où s'effectue la prestation.