CA Paris, 2e ch. B, 19 janvier 1996, n° 94-017908
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
La Petite Grenade (SCI)
Défendeur :
Comex (Sté), Michelez Doyon Motel (SCP)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Germain
Conseillers :
Mmes Kamara, Schoendoerffer
Avoués :
SCP Garrbos Alizard, SCP Gaultier Kistner
LA COUR statue sur l'appel de la société civile immobilière "La Petite Grenade", voie de recours tendant à la réformation du jugement rendu le 2 juin 1994 par le Tribunal de grande instance de Paris dans le litige l'opposant à la SCP notariale Michelez-Doyon-Motel et à la société Comex.
Faits et prétentions
Suivant acte authentique reçu le 19 avril 1989, la société Cabinet France Promotion, représentée par M. Riahi, et la société Ferin, représentée par M. Rimbaud, agissant comme mandataire de Mme Rimbaud, ont constitué à hauteur de 75 % des parts pour la première et de 25 % pour la seconde, la société civile immobilière "La Petite Grenade" avec pour objet la construction d'un ensemble immobilier en vue de sa vente situé à Le Vauclin (Martinique).
Le même jour, le notaire a reçu l'acte par lequel la société Compagnie Martinique d'Expansion (Comex), représentée par M. Rimbaud, a vendu la société civile immobilière "La Petite Grenade", en cours d'immatriculation, représentée par M. Riahi, un immeuble ainsi désigné " une terre rurale affectée à l'élevage située au Vauclin (Martinique), au beau milieu d'un îlet dit l"îlet Petite Grenade" situé lui-même à la sortie du cul de sac "Petite Grenade", au Nord-Ouest de la pointe du Vauclin, figurant au cadastre sous les références suivantes : section C numéro 24, lieu-dit "Petite Grenade" pour une contenance de un hectare soixante seize ares cinquante centiares (1Ha 76a 50 Ca).
" Cette terre est entourée par la réserve domaniale cite zone des cinquante pas géométriques, constituée par bande de terrain d'une largeur de quatre vingt un mètres vingt qui occupe le circuit de l'îlet.
" Cet îlet aura son accès à la Route Nationale n° 1 François Vauclin, par le servitude de passage qui existe sur la propriété de M. Raymond Asselin et qui aboutit à la propriété de "Petite Grenade."
La vente était consentie moyennant le prix de 4 000 000 F payable par moitié le 31 mai 1989 et le 31 août 1989 sans intérêt. En réalité, la société Cabinet France Promotion avait dès le 15 février 1989 et le 13 mars 1989 remis à la société Comex, en règlement de ce prix, deux lettres de change d'un montant de 1 500 000 F chacune à échéance des 30 mai et 30 août 1989.
L'acte de vente, qui mentionnait que les parties avaient signé après lecture faite, précisait à la clause Urbanisme:
"Absence de document d'urbanisme - Avertissement.
L'acquéreur reconnaît que, bien qu'averti par le notaire soussigné de la nécessité d'obtenir des renseignement d'urbanisme, il a requis l'établissement de l'acte sans la production de ces pièces.
" Il déclare être parfaitement informé de la situation de l'immeuble à cet égard, et se reconnaît seul responsable des conséquences entraînées par l'existence de servitudes particulières, renonçant à tous recours contre vendeur ou le notaire."
La vente a été réitérée aux termes d'un acte notarié reçu par le même officier ministériel le 14 août 1990, après l'immatriculation de la société civile immobilière "La Petite Grenade".
Aux termes d'une lettre du 11 décembre 1991 le maire du Vauclin, répondant à la lettre du 21 novembre 1991 par laquelle la société civile immobilière "La Petite Grenade" avait sollicité communication de la partie du plan d'occupation des sols concernant l'île de la Petite Grenade, a adressé à cette dernière le POS et le règlement applicable aux zones 2ND - dont dépendait l'îlet en cause - duquel il ressort que sont interdits dans ces zones les constructions, installations et lotissements de toute nature. Le plan d'occupation des sols du Vauclin a été approuvé par le conseil municipal le 24 août 1984, ainsi que l'a précisé le maire dans un pli du 18 août 1993.
Alléguant que le notaire avait manqué à son obligation de conseil et ne l'ayant pas avertie de l'impossibilité de réaliser le projet de construction, l'îlet étant classé en zone naturelle non constructible, la société civile immobilière "La Petite Grenade" l'a assigné en paiement de la somme de 5 000 000 F à titre de dommages-intérêts. Elle a également sollicité la condamnation conjointe et solidaire au paiement de cette somme de la société Comex avec la SCP notariale, qui l'avait appelée en garantie.
Par le jugement dont appel, le Tribunal de grande instance de Paris a débouté la demanderesse de toutes ses prétentions; dit sans objet l'appel en garantie formé par la SCP Michelez-Doyon-Motel à l'encontre de la société Comex; dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile; condamné la demanderesse aux dépens.
La société civile immobilière "La Petite Grenade", appelante, demande à la cour d'infirmer cette décision et, statuant à nouveau, de :
- dire que la SCP Michelez Doyon Motel, notaires associés, ne pouvait se faire dispenser de fournir les renseignements d'urbanisme qui sont obligatoires, notamment eu égard au droit de péremption de la SAFER;
- juger inopposable à la société civile immobilière "La Petite Grenade" la décharge de responsabilité intégrée à l'acte de vente du 19 avril 1989;
- dire qu'en s'abstenant d'informer la société civile immobilière "La Petite Grenade" de l'existence du plan d'occupation des sols approuvé par le conseil municipal de la Mairie du Vauclin le 24 août 1984 et de ses conséquences notamment en ce qui concerne la valeur réelle du terrain, objet de la vente signée le 9 avril 1989, et la réalisation de l'opération immobilière envisagée, la SCP Michelez Doyon Motel a manqué à son devoir de conseil et commis des fautes engageant sa responsabilité sur le fondement de l'article 1382 du Code civil et qu'elle doit donc être condamnée à réparer le préjudice causé;
- juger que la société civile immobilière "La Petite Grenade" a été victime d'une véritable tromperie imputable à la société Comex, venderesse, qui l'a intentionnellement tenue dans l'ignorance du caractère définitivement inconstructible du terrain "îlet de la Petite Grenade", notamment quant à sa valeur;
- en conséquence, prononcer sur le fondement de l'article 1116 du Code civil la nullité de la vente;
- dire la société Comex responsable sur le fondement de l'article 1382 du Code civil causé;
- condamner conjointement et solidairement la SCP Michelez Doyon Motel et la société Comex en réparation de ce préjudice, à verser la somme de 5 millions de francs, ainsi que celle de 50 000 F en application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Elle prie en outre la cour de sommer la société Comex de communiquer l'acte notarié du 31 mai 1988, par lequel elle a acquis le terrain litigieux ainsi que tous actes afférents à cette vente; de sommer M. Rimbaud de justifier du versement de la somme de 1 000 000 F représentant 25 % du prix de vente du bien en cause; de débouter la SCP Michelez Doyon Motel et la société Comex de leurs prétentions.
La SCP Michelez Doyon Motel conclut à la confirmation du jugement entrepris et à sa mise hors de cause aux motifs qu'elle n'a commis aucune faute susceptible d'engager sa responsabilité; qu'en effet la société civile immobilière acquéreur, dont les associés étaient tous deux marchands de biens, l'avait, en connaissance de cause, dispensé de requérir les renseignements d'urbanisme; que M. Riahi avait émis dans une précipitation extrême les deux lettres de change de 1 500 000 F sans aucun support écrit, ce hors la vue de l'officier ministériel, et qu'il a attendu plus de deux ans et demi pour se préoccuper de la constructibilité du terrain acheté.
Elle soutient de surcroît que la demande en nullité de vente formée par la société civile immobilière "La Petite Grenade" en cause d'appel est nouvelle; qu'elle est dès lors irrecevable en vertu de l'article 564 du nouveau Code de procédure civile; qu'elle est en outre prescrite comme ayant été formée plus de cinq ans après la cession; qu'elle est en tous cas mal fondée.
Subsidiairement, si par impossible la cour recevait la société civile immobilière "La Petite Grenade" en sa demande, la SCP notariale Michelez-Doyon-Motel requiert la garantie de la société Comex.
Enfin, elle sollicite l'allocation de la somme de 10 000 F en vertu de l'article 700 précité.
La société Comex demande à la cour de déclarer irrecevable comme nouvelle au sens de l'article 564 du nouveau Code de procédure civile la demande d'annulation de la vente du 19 avril 1989 et, subsidiairement, de la juger irrecevable comme prescrite en application de l'article 1304 du Code civil pour n'avoir été formée que par les conclusions d'appel du 10 novembre 1994.
Soulignant que la société civile immobilière "La Petite Grenade" a renoncé, aux termes d'une clause claire de l'acte de vente, à invoquer contre son vendeur un manquement à l'obligation précontractuelle de renseignement au sujet de l'urbanisme et qu'en toute hypothèse aucun dol ne peut être allégué par celui qui, du fait de sa profession, a l'obligation de s'informer, la société Comex conclut à la confirmation de la décision déférée.
Elle requiert au surplus un donné acte de ce qu'elle se réserve d'agir contre la SCP Michelez Doyon Motel dans l'éventualité où la Cour jugerait la vente nulle et/ou sa responsabilité engagée.
Sur quoi, LA COUR,
Qui, pour un plus ample exposé des faits de la cause et de la procédure antérieure, s'en réfère expressément à la décision attaquée,
Sur la nullité de la vente
Considérant que la demande de la société civile immobilière "La Petite Grenade" tendant à voir prononcer la nullité de la vente du 19 avril 1989 ne tend pas aux mêmes fins que la demande d'indemnisation pour faute soumise au premier juge et qu'elle n'en constitue pas l'accessoire, la conséquence ou le complément;
Qu'en effet, cette prétention vise à faire perdre à l'appelante la propriété du bien acquis en contrepartie de la restitution du prix tandis que la demande en réparation formulée en première instance avait pour effet de lui conserver la propriété de l'immeuble tout en lui procurant des dommages-intérêts;
Que la prétention à l'annulation de la vente est donc irrecevable par application de l'article 564 du nouveau Code de procédure civile;
Considérant qu'à supposer qu'elle n'est pas nouvelle en appel, cette demande serait irrecevable comme prescrite en vertu des dispositions de l'article 1307 du Code civil comme ayant été formée par conclusions du 10 novembre 1994, soit plus de cinq ans après la vente litigieuse;
Considérant qu'en toute hypothèse la demande tendant à voir prononcer la nullité de la vente sur le fondement de l'article 1116 du Code civil serait mal fondée dès lors que la société civile immobilière "La Petite Grenade" ne démontre pas l'existence de manœuvres dolosives de la société Comex;
Qu'en effet est inopérante à cet égard la seule affirmation que cette dernière l'aurait tenue intentionnellement dans l'ignorance du caractère définitivement inconstructible du terrain vendu en lui dissimulant dolosivement l'existence du plan d'occupation des sols alors que ce document public, approuvé en 1984, était accessible à tous; qu'il est donc invraisemblable, et même inexcusable, que l'appelante, société à vocation immobilière, dont les deux associés fondateurs étaient marchands de biens et professionnels de l'immobilier, ait pu acquérir une parcelle en vue d'y édifier un ensemble d'immeubles sans vérifier les prescriptions du plan susdit;
Qu'au surplus l'appelante ne rapporte la preuve d'aucune manœuvre de la société Comex ou de l'un de ses représentants destinée à la convaincre illusoirement de la constructibilité du terrain cédé en nature de terre rurale affectée à l'élevage, le fait que M. Rimbaud ait agi à la fois comme mandataire de son épouse, gérante de la société Ferim, pour la constitution de la société civile immobilière "La Petite Grenade" et comme représentant de la société Comex, venderesse du terrain, pour la signature de l'acte, ne suffisant pas à caractériser de telles manœuvres alors que M. Rimbaud a pu lui-même espérer de bonne foi faire modifier le POS et qu'il n'est de surcroît pas établi que cette modification serait impossible;
Considérant qu'il convient en conséquence de déclarer irrecevable, et en tous cas mal fondée, la demande d'annulation de la vente;
Sur la demande en responsabilité à l'égard du notaire
Considérant que l'acte de vente notarié du 19 avril 1989 indique que les parties ont signé après lecture faite;
Que cette mention fait foi jusqu'à inscription de faux;
Qu'en l'absence de toute inscription de faux, il doit être retenu que l'acte authentique a été lu aux parties;
Considérant qu'en dressant, avant l'obtention des renseignements d'urbanisme, l'acte de vente du terrain situé dans l'îlet "Petite Grenade" au profit de la société civile immobilière "La Petite Grenade", qui entendait y construire un ensemble immobilier, le notaire Doyon, associé de la SCP Michelez Doyon Motel, n'a pas commis de faute dès lors qu'il résulte des énonciations de l'acte, dont la lecture a été donnée aux parties, que, bien qu'averti par lui de la nécessité d'obtenir ces renseignements, l'acquéreur avait requis l'établissement du contrat sans la production de ces pièces, avait déclaré être parfaitement informé de la situation de l'immeuble à cet égard et s'était reconnu seul responsable des conséquences entraînées par l'existence de servitudes particulières renonçant à tous recours contre le vendeur ou le notaire;
Que dans ces circonstances l'officier ministériel qui a appelé l'attention de la société civile immobilière "La Petite Grenade" sur l'importance des documents relatifs à l'urbanisme, n'a pas failli à son obligation de conseil; que l'on ne peut davantage lui reprocher de ne pas s'être opposé à la vente alors que, d'une part, cette dernière était formée dès le 15 février 1989, date de l'émission de la première lettre de change, établissant l'accord des parties sur la chose et sur le prix, et que, d'autre part, l'acquéreur, spécialisé dans l'immobilier, était apte à comprendre l'avertissement délivré par le notaire, lequel avait, en le donnant, rempli à la fois son obligation d'information et son devoir de conseil;
- à l'égard de la Comex
Considérant que la preuve d'une faute de la société Comex n'est pas davantage rapportée; qu'en effet, pour les motifs sus énoncés, aucune manœuvre dolosive ni aucune tromperie n'est démontrée, étant relevé que le seul fait que la susnommée ait revendu à l'appelante au prix de 4 000 000 F un bien qu'elle avait acquis moyennant le prix de 600 000 F moins d'un an plus tôt, aux termes d'un acte authentique du 31 mai 1988 régulièrement versé aux débats, ne démontre ni la fraude ni un comportement fautif, alors au surplus que M. Riahi, mandataire sociale de la société Cabinet France Promotion, devenue elle-même associée majoritaire et gérant de la société civile immobilière "La Petite Grenade", s'était fait présenter l'île en cause dès le mois de juin 1988 en sorte qu'il avait disposé, avant la conclusion de la vente, de plusieurs mois pour s'informer sur la situation du terrain regard des règles d'urbanisme;
Considérant que le défaut de justification par M. Rimbaud du versement de la somme de 1 000 000 F représentant 25% du prix de vente du terrain litigieux n'est pas de nature à prouver une quelconque faute de la société Comex, dès lors que si la susnommée représentait cette dernière lors de la signature de l'acte de vente, il n'était ni l'acquéreur du terrain dont s'agit, ni un associé de la société civile immobilière "La Petite Grenade", ni encore le mandataire social de la société Ferim, associé de cette dernière; qu'il n'y a donc pas lieu de le sommet de produire cette justification;
Considérant que de l'ensemble de ces éléments il suit que c'est à bon droit que le premier juge a débouté la société civile immobilière "La Petite Grenade" de ses demandes d'indemnisation à l'encontre du notaire et de la société Comex;
Considérant que ni l'équité, ni la situation économique des parties ne justifient l'application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
Par ces motifs, - Confirme en toutes ses dispositions le jugement entrepris; - Rejette toute autre demande; - Met les dépens d'appel à la charge de l'appelante et dit qu'ils pourront être recouvrés conformément à l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.