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Décisions

CJCE, 2e ch., 10 juillet 1986, n° 79-85

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Segers

Défendeur :

Bestuur van de Bedrijfsvereniging voor Bank- en Verzekeringswezen, Groothandel en Vrije Beroepen

CJCE n° 79-85

10 juillet 1986

LA COUR (2e chambre),

1. Par ordonnance du 29 janvier 1985, parvenue à la Cour le 1er avril 1985, le Centrale Raad van Beroep a posé à la Cour, en vertu de l'article 177 du traité CEE, deux questions préjudicielles, relatives à l'interprétation, la première, des articles 52, 58, 60 et 66 du traité CEE, et la seconde, de l'article 3 du règlement du Conseil n° 1408-71, en vue d'apprécier la compatibilité, avec ces dispositions, d'une application de la Ziektewet (loi néerlandaise portant régime général d'assurance maladie) conduisant à traiter différemment, quant à l'admission à ce régime, un directeur de société selon que la société est ou non de droit néerlandais.

2. Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un recours intenté par M. Segers, de nationalité néerlandaise, directeur d'une société de droit anglais, contre le refus des autorités néerlandaises, en l'occurrence la Bedrijfsvereniging voor Bank - en Verzekeringswezen, Groothandel en Vrije Beroepen (association professionnelle du secteur bancaire, des assurances, du commerce de gros et des professions libérales, ci-après la " Bedrijfsvereniging "), de lui accorder des prestations d'assurance maladie au titre de la Ziektewet.

3. En avril 1981, la société à responsabilité limitée " Slenderose Limited ", ayant son siège social à Londres, a été constituée en conformité du droit anglais. En juin 1981, M. Segers et son épouse ont repris cette société à parts égales. En juillet 1981, M. Segers a fait l'apport intégral à la société " Slenderose Limited ", en tant que succursale, de son entreprise unipersonnelle - la " Free Promotion International " -, dont le siège social est aux Pays-Bas. En même temps, M. Segers a été nommé directeur de cette société. C'est en fait la filiale qui exerce toutes les activités commerciales de la société " Slenderose Limited " et cela uniquement aux Pays-Bas.

4. Pour obtenir des prestations d'assurance maladie, M. Segers a fait, en juillet 1981, une déclaration de maladie auprès de la Bedrijfsvereniging. Celle-ci a refusé de les lui accorder au motif qu'il n'avait pas travaillé dans la société " Slenderose Limited " sur la base d'un contrat de travail et que, par conséquent, le lien de subordination nécessaire à cet égard faisait défaut. En effet, en vertu de la Ziektewet est, entre autres, assurée toute personne ayant un lien de subordination à l'égard d'une autre personne, à savoir l'employeur.

5. Le recours contre cette décision de refus ayant été rejeté par la juridiction de première instance, M. Segers a interjeté appel auprès du Centrale Raad van Beroep. Celui-ci s'est référé à sa propre jurisprudence selon laquelle le directeur d'une société qui détient lui-même la moitié ou plus des parts de la même société doit être considéré comme fournissant une prestation de travail dans le cadre d'un lien de subordination dans la même société. La Bedrijfsvereniging a toutefois soutenu devant la juridiction nationale que cette jurisprudence ne devait pas s'appliquer dans le cas d'une société de droit étranger, mais seulement aux directeurs de sociétés qui ont leur siège social aux Pays-Bas.

6. Le Centrale Raad van Beroep, estimant que l'opinion ainsi formulée par la Bedrijfsvereniging n'est pas sans pertinence et considérant que le litige nécessitait une interprétation du droit communautaire, a sursis à statuer et a posé à la Cour les questions suivantes :

" 1) Les principes de liberté d'établissement dans la Communauté économique européenne et de libre prestation de services à l'intérieur de la Communauté économique européenne - notamment les dispositions combinées des articles 52, in fine, et 58, d'une part, et des articles 60, in fine, et 66 du traité CEE, d'autre part - imposent-ils au juge néerlandais, appelé à apprécier l'obligation d'assurance au titre d'une loi néerlandaise en matière de sécurité sociale, de ne pas faire de différence entre le directeur/gros détenteur de parts d'une société à responsabilité limitée de droit néerlandais et celui d'une société à responsabilité limitée constituée selon le droit d'un autre Etat membre, même si la société étrangère n'exerce manifestement pas d'activités commerciales dans l'autre Etat membre mais en fait uniquement aux Pays-Bas ?

2) En cas de réponse négative, le droit communautaire en matière de sécurité sociale (notamment l'article 3, paragraphe 1, du règlement (CEE) n° 1408-71) ou toute autre disposition du droit communautaire interdisent-ils d'opérer une telle différenciation ? "

Sur la première question

7. La première question vise en substance à savoir si les dispositions des articles 52 et 58 du traité CEE, d'une part, et les dispositions des articles 60 et 66, d'autre part, doivent être interprétées en ce sens qu'elles s'opposent à ce que les autorités compétentes d'un Etat membre refusent à un directeur de société le bénéfice d'un régime national de prestations d'assurance maladie du seul fait que la société a été constituée en conformité de la législation d'un autre Etat membre où elle a également son siège social, et cela même si la société n'y exerce pas d'activités commerciales.

8. M. Segers estime que l'effet direct des dispositions du traité concernant la liberté d'établissement ainsi que les programmes généraux du Conseil pour la suppression des restrictions à la liberté d'établissement et à la libre prestation des services impose aux autorités compétentes nationales de supprimer les dispositions nationales restreignant, pour les directeurs de sociétés de droit étranger, le droit d'accès aux régimes d'assurance maladie. Il indique, en outre, qu'en l'espèce les dispositions du traité concernant la libre prestation de services ne s'appliquent pas.

9. La Bedrijfsvereniging est d'avis que les dispositions du traité concernant la liberté d'établissement et de prestation de services ne s'appliquent pas en l'espèce. Selon elle, lesdites dispositions n'imposeraient pas l'assimilation de sociétés créées conformément au droit d'autres Etats membres à celles créées conformément au droit néerlandais. En ce qui concerne l'accès aux prestations de l'assurance maladie, une différence de traitement entre les directeurs d'une société de droit néerlandais et ceux d'une société de droit d'un autre Etat membre ne pourrait être considérée comme une discrimination illégale, les deux types de sociétés n'étant pas comparables. En effet, toutes les personnes créant une société de droit néerlandais seraient soumises aux mêmes conditions en matière d'assurance, sans préjudice de leur nationalité ou de leur lieu d'établissement. De même, toutes les personnes qui créent une société de droit étranger seraient également soumises à des conditions identiques. Toute personne serait libre, sans préjudice de sa nationalité ou de son lieu d'établissement, de créer une société de droit néerlandais ou de droit étranger. Les intéressés pourraient toujours apprécier les avantages et inconvénients sociaux, fiscaux ou autres de ces deux formes de sociétés.

10. Selon la Bdrijfsvereniging, la différenciation en question est de plus justifiée par la lutte contre les abus et dans l'intérêt d'une mise en œuvre adéquate de la législation néerlandaise en matière de sécurité sociale. En effet, il faudrait éviter que les directeurs ne choisissent la forme d'une société de droit étranger qu'afin d'échapper aux restrictions prévues par la législation néerlandaise en matière de création de sociétés à responsabilité limitée. A cela s'ajouterait le problème du recouvrement de cotisations de sécurité sociale dans d'autres Etats membres.

11. La Commission estime qu'une société constituée en conformité du droit d'un autre Etat membre a, en vertu de l'article 52 du traité, le droit d'exercer ses activités commerciales aux Pays-Bas dans les mêmes conditions que les sociétés de droit néerlandais. Lesdites conditions comprendraient notamment le droit d'affiliation à un régime déterminé de sécurité sociale. Le personnel embauché par la société de droit étranger devrait bénéficier des mêmes conditions légales d'affiliation que le personnel de sociétés constituées selon le droit de l'Etat membre concerné. Refuser au directeur d'une société constituée conformément au droit d'un autre Etat membre l'application de la législation relative à la sécurité sociale dont bénéficient les directeurs de sociétés constituées conformément au droit de cet Etat membre serait donc à considérer comme contraire au droit de libre établissement.

12. Pour répondre à la question posée, il convient d'examiner d'abord les articles 52 et suivants du traité. A cet égard, il est à rappeler que l'article 52 du traité CEE constitue une des dispositions fondamentales de la Communauté et est directement applicable dans les Etats membres depuis la fin de la période transitoire. En vertu de cette disposition, la liberté d'établissement des ressortissants d'un Etat membre sur le territoire d'un autre Etat membre comporte entre autres la constitution et la gestion d'entreprises, notamment de sociétés au sens de l'article 58, alinéa 2, dans les mêmes conditions que celles définies par la législation du pays d'établissement pour ses propres ressortissants.

13. Il est vrai que la question concerne une situation où le refus n'est pas fondé sur la nationalité du directeur mais sur la localisation du siège social de la société qu'il dirige. Toutefois, en ce qui concerne les sociétés, il convient de rappeler que, selon l'arrêt de la Cour du 28 janvier 1986 (Commission/France, 270-83, Rec. 1986, p. 273), la liberté d'établissement comprend, conformément à l'article 58 du traité, pour les sociétés constituées en conformité de la législation d'un Etat membre et ayant leur siège statutaire, leur administration centrale ou leur principal établissement à l'intérieur de la Communauté, le droit d'exercer leur activité dans un autre Etat membre par l'intermédiaire d'une agence, succursale ou filiale. Pour les sociétés, il importe de relever que leur siège au sens précisé sert à déterminer, à l'instar de la nationalité de personnes physiques, leur rattachement à l'ordre juridique d'un Etat membre.

14. A cet égard, il y a lieu d'observer qu'une société ayant été constituée en conformité avec la législation d'un autre Etat membre et qui exerce ses activités par l'intermédiaire d'une agence, succursale ou filiale dans l'Etat membre d'établissement ne peut pas être privée du bénéfice de la règle ci-dessus énoncée. En effet, comme la Cour l'a déjà dit dans l'arrêt du 28 janvier 1986, précité, admettre que l'Etat membre d'établissement puisse librement appliquer un traitement différent en raison du seul fait que le siège d'une société est situé dans un autre Etat membre viderait l'article 58 de son contenu.

15. Il est constant que le droit à un remboursement de frais de maladie est celui d'une personne et non pas d'une société. Toutefois, l'exigence d'un traitement national d'une société constituée en conformité avec le droit d'un autre Etat membre implique le droit d'affiliation du personnel de cette société à un régime déterminé de sécurité sociale. En effet, une discrimination du personnel quant à la protection sociale restreint indirectement la liberté des sociétés d'un autre Etat membre de s'établir, par le biais d'une agence, succursale ou filiale, dans l'Etat membre concerné. Cette constatation est corroborée par le fait que le programme général du Conseil pour la suppression des restrictions à la liberté d'établissement du 18 décembre 1961 (JO 1962, p. 36), qui fournit des indications utiles en vue de la mise en œuvre des dispositions afférentes du traité (voir arrêts du 28 avril 1977, Thieffry, 71-76, Rec. p .765, et du 18 juin 1985, Steinhauser, 197-84, Rec. 1985 , p. 1819), considère toutes les dispositions et pratiques qui " prohibent ou restreignent le droit de participer à la sécurité sociale et notamment aux assurances maladie " comme des restrictions à la liberté d'établissement.

16. En ce qui concerne les doutes émis par la juridiction nationale quant à la portée du fait que la société de droit anglais n'exerce manifestement pas d'activités commerciales au Royaume-Uni, il est à rappeler que l'article 58 exige seulement des sociétés, pour l'application des dispositions relatives au droit d'établissement, d'avoir été constituées en conformité de la législation d'un Etat membre et d'avoir leur siège statutaire, leur administration centrale ou leur principal établissement à l'intérieur de la Communauté. Dès lors que ces conditions sont satisfaites, le fait que la société exerce ses activités par l'intermédiaire d'une agence, succursale ou filiale uniquement dans un autre Etat membre est sans pertinence.

17. En ce qui concerne les raisons soulevées par la Bedrijfsvereniging pour justifier son refus, à savoir la lutte contre d'éventuels abus et l'intérêt d'une mise en œuvre adéquate de la législation nationale en matière de sécurité sociale, il convient de constater que l'article 56 du traité permet, en effet, dans certaines limites, l'application d'un régime spécial pour les sociétés constituées en conformité du droit d'un autre Etat membre, à condition que ce régime soit justifié par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique. Si la lutte contre des opérations frauduleuses peut donc, dans certaines circonstances, justifier un traitement différencié, le refus d'accorder une prestation maladie à un directeur de société constituée selon le droit d'un autre Etat membre ne saurait toutefois constituer une mesure appropriée à cet égard.

18. La réponse donnée à la première question étant fondée sur les dispositions du traité concernant la liberté d'établissement, il n'est plus nécessaire d'examiner les dispositions concernant la libre prestation des services.

19. Il ressort de l'ensemble des considérations qui précèdent qu'il convient donc de répondre à la première question posée par le Centrale Raad van Beroep que les dispositions des articles 52 et 58 du traité CEE doivent être interprétées en ce sens qu'elles s'opposent à ce que les autorités compétentes d'un Etat membre refusent à un directeur de société le bénéfice d'un régime national de prestations d'assurance maladie pour le seul fait que la société a été constituée en conformité de la législation d'un autre Etat membre où elle a également son siège social, même si elle n'y exerce pas d'activités commerciales.

Sur la deuxième question

20. La deuxième question, ayant été posée en cas de réponse négative à la première question, est devenue sans objet.

Sur les dépens

21. Les frais exposés par la Commission des Communautés européennes, qui a soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet de remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (2e chambre),

Statuant sur les questions à elle soumises par la Centrale Raad van Beroep, par ordonnance du 29 janvier 1985, dit pour droit :

Les dispositions des articles 52 et 58 du traité CEE doivent être interprétées en ce sens qu'elles s'opposent à ce que les autorités compétentes d'un Etat membre refusent à un directeur de société le bénéfice d'un régime national de prestations d'assurance maladie pour le seul fait que la société a été constituée en conformité de la législation d'un autre Etat membre où elle a également son siège social, même si elle n'y exerce pas d'activités commerciales.