CJCE, 14 juillet 1977, n° 8-77
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Sagulo, Brenca, Bakhouche
LA COUR,
1. Attendu que, par ordonnance du 13 janvier 1977, parvenue au greffe de la Cour le 18 janvier, l'Amtsgericht de Reutlingen a posé à la Cour, en vertu de l'article 177 du traité CEE, quatre questions relatives à l' interprétation des articles 7 et 48 du traité CEE et de l'article 4 de la directive du Conseil n° 68-360, du 15 octobre 1968, relative à la suppression des restrictions au déplacement et au séjour des travailleurs des Etats membres et de leur famille à l'intérieur de la Communauté (JO L 257, p. 13) ;
2. Que ces questions ont été soulevées dans le cadre de poursuites pénales dirigées, sur base de la loi allemande sur les étrangers (Auslandergesetz) du 28 avril 1965 (Bundesgesetzblatt I, 1965, p. 353), contre deux ressortissants italiens et un ressortissant français;
Qu'il ressort du dossier que les deux ressortissants italiens ont été frappés d'ordonnances pénales comportant l'application d'une amende pour le fait de résider sur le territoire de la République fédérale d'Allemagne sans être en possession d'un passeport ou d'une carte d'identité en cours de validité et, par voie de conséquence, sans autorisation de séjour valable ;
Que le ressortissant français, bien que muni d'un passeport en cours de validité, ayant refusé d'accomplir les formalités exigées par les autorités allemandes en vue d'obtenir une autorisation de séjour, a été placé en détention pendant une brève période en vue d'être présenté au juge pénal et est poursuivi pour avoir omis de régulariser sa situation ;
3. Attendu que la première, la deuxième et la quatrième question se rapportent, en substance, au point de savoir si les Etats membres sont encore en droit d'appliquer aux personnes protégées par le droit communautaire les dispositions de leur législation générale relatives à l'entrée et au séjour des étrangers et, le cas échéant, les pénalités prévues en cas de violation de ces dispositions;
Qu'il est demandé à ce sujet, plus particulièrement,
- si le document spécial de séjour, prévu à l'article 4 de la directive du Conseil n° 68-360 et qui a un effet déclaratif, peut, pour les étrangers qui tirent des droits des articles 48 et suivants du traité CEE, être assimilé, du point de vue administratif et pénal, à l'autorisation générale de séjour prévue par la loi allemande sur les étrangers, avec cette conséquence qu'à défaut ou en cas d'échéance de la validité de ce document de séjour, ces étrangers peuvent, en application de l'article 47, paragraphe 1, alinéa 1 ou 2, de la loi allemande sur les étrangers, être condamnés du chef de séjour ou d'entrée sur le territoire sans autorisation de séjour en Etat de validité au sens de l'article 5 de cette même loi, ou bien s'il y a à cet égard violation du traité CEE ;
- s'il y a violation du traité CEE lorsqu'un étranger, qui tire directement des droits de l'article 48 du traité CEE et de la directive susmentionnée du Conseil, se voit simplement délivrer une autorisation de séjour au sens de l'article 5 de la loi allemande sur les étrangers, avec les éventuelles conséquences désavantageuses découlant de l'article 47 de cette loi ;
- s'il y aurait violation du traité CEE si un étranger qui tire des droits de l'article 48 du traité CEE, qui a déjà été condamné l'année précédente à une amende pour infraction volontaire à la loi allemande sur les étrangers parce qu'il avait séjourné sur le territoire fédéral sans autorisation de séjour, était maintenant, après la date à laquelle ce jugement a acquis force de chose jugée, condamné pour un comportement identique à une peine d'emprisonnement ;
4. Attendu que le droit des ressortissants d'un Etat membre d'entrer sur le territoire d'un autre Etat membre et d' y séjourner, aux fins voulues par le traité, constitue - ainsi que le juge national l'a fait ressortir avec raison - un droit directement conféré par le traité ou, selon le cas, les dispositions prises pour sa mise en œuvre ;
Que le droit communautaire n'a cependant pas, pour autant, écarté la compétence des Etats membres en ce qui concerne les mesures destinées à assurer la connaissance exacte, par les autorités nationales, des mouvements de population affectant leur territoire ;
Qu'en vue de permettre aux Etats membres de recueillir ces renseignements, tout en donnant aux personnes intéressées le moyen d'établir leur qualité au regard de l'application des dispositions du traité, les articles 2 à 4 de la directive n° 68-360 ont prévu deux formalités, à savoir la possession, par les personnes en cause, d'une carte d'identité ou d'un passeport national en cours de validité et la constatation du droit de séjour par la délivrance d'un document dénommé " carte de séjour de ressortissant d'un Etat membre de la CEE " et comportant la mention dont le libellé est indiqué dans l'annexe à ladite directive ;
Qu'il appartient aux Etats membres, en vertu de l'article 189, alinéa 3 du traité, de choisir les formes et moyens appropriés en vue de donner effet, sur leur territoire, aux dispositions de la directive, soit par la mise en vigueur de mesures législatives ou réglementaires spécifiques, soit par l'application de dispositions appropriées de leur législation générale sur la police des étrangers ;
Que, dans ce cadre, il appartient encore aux Etats membres d'introduire des sanctions pénales ou d'appliquer celles qui sont prévues dans leur législation générale, en vue d'assurer le respect, sur leur territoire, des formalités prévues par la directive n° 68-360 ;
5. Que, toutefois, dans le cas où un Etat membre assure l'exécution de la directive citée sur base de sa législation générale relative au statut des étrangers, il ne serait pas en droit de prendre des mesures, administratives ou judiciaires, qui auraient pour effet de restreindre le plein exercice des droits conférés par le droit communautaire aux ressortissants des autres Etats membres ;
Qu'en particulier, serait incompatible avec le droit communautaire l'exigence ou la délivrance d'une autorisation de séjour ayant une portée différente de la constatation du droit de séjour par la délivrance de la " carte de séjour " spéciale prévue par l'article 4, paragraphe 2, de la directive n° 68-360 ;
6. Que, dès lors, l'application de sanctions pénales ou d'autres mesures de contrainte est exclue dans la mesure où une personne protégée par les dispositions du droit communautaire ne s'est pas conformée à des prescriptions nationales exigeant, dans le chef d'une telle personne, la possession d'une autorisation de séjour au lieu du document prévu par la directive n° 68-360, les autorités nationales n'ayant pas le droit de sanctionner la méconnaissance d'une règle incompatible avec le droit communautaire ;
Qu'en revanche, le droit communautaire ne saurait s'opposer à l'application de mesures de contrainte adéquates se rattachant à l'inobservation, par la personne en cause, de prescriptions nationales adoptées en conformité de la directive n° 68-360 ;
7. Que les mêmes considérations s'appliquent à la question de savoir si la méconnaissance répétée de prescriptions prises, par un Etat membre, pour l'exécution de la directive n° 68-360 peut justifier éventuellement l'aggravation des pénalités applicables ;
Que si, en soi, une telle aggravation, conforme aux principes généraux du droit pénal, ne saurait soulever des objections du point de vue du droit communautaire, cette considération ne porte pas préjudice à l'obligation du juge d'apprécier si les conditions d'une telle aggravation sont remplies au cas où une condamnation antérieure aurait été prononcée en vertu de dispositions légales dont l'application n'aurait pas été justifiée par le droit communautaire ;
Qu'en effet, même si l'autorité de la chose jugée ne permet pas d'effacer une telle condamnation antérieure, on ne saurait cependant élargir l'effet de celle-ci au point de la considérer comme circonstance aggravante en vue d'une condamnation ultérieure, justifiée au regard du droit communautaire ;
8. Attendu qu'il y a donc lieu de répondre aux questions posées que la délivrance du document spécial de séjour prévu à l'article 4 de la directive n° 60-360 n'a qu'un effet déclaratif et qu'elle ne peut pas, pour des étrangers qui tirent des droits de l'article 48 du traité ou des dispositions parallèles de celui-ci, être assimilée à une autorisation de séjour impliquant un pouvoir d'appréciation des autorités nationales, telle qu'elle est prévue pour la généralité des étrangers ;
Qu'un Etat membre ne saurait exiger d'une personne protégée par les dispositions du droit communautaire la détention d'une autorisation de séjour au lieu du document prévu par les dispositions combinées de l'article 4, paragraphe 2, et de l'annexe de la directive n° 68-360, ni frapper de sanctions le défaut de détenir une telle autorisation ;
Que l'autorité de la chose jugée d'une condamnation antérieure, prononcée sur base de dispositions nationales non conformes aux exigences du droit communautaire, ne saurait justifier une aggravation des pénalités applicables en cas de violation de prescriptions prises par un Etat membre pour assurer, sur son territoire, l'application de la directive n° 68-360 ;
9. Attendu que, par la troisième question, il est demandé s'il y a violation de l'interdiction de discrimination énoncée à l'article 7 du traité CEE ou quelque autre violation du contenu et de l'esprit de ce traité - article 5 du traité CEE - dans le fait qu'un étranger qui , en vertu de l'article 48 du traité CEE ou d'une des dispositions prises pour son exécution, a ou a initialement eu le droit de séjourner ou d'entrer en République fédérale d'Allemagne aux fins qui sont mentionnées dans ces textes et dont le passeport national ou le document qui en tient lieu, exigé par l'article 3 de la loi allemande sur les étrangers et par l'article 10 de la loi allemande sur l'entrée et le séjour des ressortissants de la CEE, n'est plus valide, peut, d'après l'article 47, paragraphe 1, alinéa 1 ou 2, de la loi allemande sur les étrangers, être condamné, sur le territoire d'application de cette loi, du chef d'un délit, à une peine d'emprisonnement allant jusqu'à un an ou à une amende allant jusqu'à 360 taux journaliers, alors qu'un national, dont la carte d'identité exigée par les lois comparables du Bund et des Lander sur la carte d'identité n'est plus valide, ne peut être condamné, du chef d'une contravention, qu'à une amende (art. 47 de la loi allemande sur les contraventions mais n'est généralement pas poursuivi) qui, en cas de négligence, peut s'élever à 500 DM et, en cas de propos délibéré, à 1 000 DM ;
10. Attendu que cette question vise spécialement l'omission, par une personne ayant le droit de séjourner sur le territoire national en vertu du droit communautaire, de se munir d'un titre d'identité valable ;
Que cette exigence étant formulée expressément dans la directive n° 68-360, on ne saurait contester, dans son principe, le pouvoir des Etats membres de sanctionner toute personne qui aurait manqué à cette obligation ;
Que la juridiction nationale demande cependant, à ce sujet, s'il est compatible avec le droit communautaire, et notamment la règle de non-discrimination de l'article 7 du traité, de soumettre une personne bénéficiant des dispositions du droit communautaire aux sanctions, relativement lourdes, prévues pour une telle infraction dans la législation générale relative a la police des étrangers, alors qu'un ressortissant national, en cas d'infraction à des dispositions comparables de la législation interne, ne serait passible que des peines, considérablement inférieures, prévues pour les simples contraventions ;
11. Attendu qu'aux termes de l'article 7, alinéa 1, " dans le domaine d'application du présent traité, et sans préjudice des dispositions particulières qu'il prévoit, est interdite toute discrimination exercée en raison de la nationalité " ;
Qu'au regard de la question posée par le juge national, il convient d'attirer l'attention sur le fait que le principe général de l'article 7 ne peut s'appliquer que sous réserve des dispositions particulières prévues par le traité ;
Que parmi ces dispositions particulières, il faut compter les règlements et directives prévus à l'article 49 pour la réalisation progressive de la libre circulation des travailleurs et, parmi celles-ci, les dispositions de la directive n° 68-360 ;
Que, dans la mesure où cette directive prévoit à charge des ressortissants d'un Etat membre, entrant ou séjournent sur le territoire d'un autre Etat membre, des obligations spécifiques - telles que la possession d'un passeport ou d'une carte d'identité -, les personnes ainsi visées ne sauraient être, purement et simplement, assimilées aux nationaux de l'Etat de séjour ;
12. Qu'il n'y a dès lors pas d'objection à ce que ces personnes soient soumises à des prescriptions de caractère pénal séparées de celles qui s'appliquent aux nationaux d'un Etat qui auraient manqué à une éventuelle obligation légale ou réglementaire de se munir de certains titres d'identité ;
Que cette déduction s'impose d'autant plus que certains parmi les Etats membres ne connaissent aucune obligation légale de ce genre à charge de leurs propres ressortissants, de manière que, dans ces Etats, ferait défaut tout critère de comparaison ;
Qu'à défaut de critère de référence pouvant être, en l'occurrence, basé sur le principe du traitement national énoncé par l'article 7 du traité, il convient cependant de dire que, s'il appartient aux Etats membres de sanctionner, dans des limites raisonnables, l'obligation imposée aux personnes relevant du droit communautaire d'être munies d'une carte d'identité ou d'un passeport en cours de validité, en aucun cas de telles sanctions ne sauraient avoir une gravité telle qu'elles deviendraient une entrave à la liberté d'entrée et de séjour prévue par le traité ;
Qu'à cet égard, on ne peut pas exclure que les pénalités prévues par une législation générale sur la police des étrangers, compte tenu des finalités d'une telle législation, soient inadaptées aux exigences qui se dégagent du droit communautaire, fondé sur la libre circulation des personnes et l'application généralisée, sauf dérogations spécifiques, du principe du traitement national ;
Qu'à défaut, par un Etat membre, d'avoir adapté sa législation aux exigences découlant en la matière du droit communautaire, il incombe au juge national de faire usage de la liberté d'appréciation qui lui est réservée en vue d'aboutir à une pénalisation appropriée au caractère et au but des prescriptions communautaires qu'il s'agit de sanctionner ;
13. Qu'il y a donc lieu de répondre à la question posée qu'il appartient aux autorités nationales de chaque Etat membre d'appliquer, s'il y a lieu, des sanctions pénales à l'omission, par une personne relevant des prescriptions du droit communautaire, de se munir d'un des titres d'identité visés à l'article 3, paragraphe 1, de la directive n° 68-360, étant entendu cependant que les pénalités appliquées ne sauraient dépasser la mesure de ce qui apparaît proportionné à la nature de l'infraction commise ;
Quant aux dépens
14. Attendu que les frais exposés par la Commission des Communautés européennes, qui a soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement ;
Que la procédure revêtant le caractère d'un incident soulevé dans les affaires pénales pendantes devant l'Amtsgericht de Reutlingen, il appartient à celui-ci de statuer sur les dépens ;
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions à elle soumises par l'Amtsgericht de Reutlingen par ordonnance du 13 janvier 1977, dit pour droit :
1) La délivrance du document spécial de séjour prévu à l'article 4 de la directive du Conseil n° 68-60, du 15 octobre 1968, relative à la suppression des restrictions au déplacement et au séjour des travailleurs des Etats membres et de leur famille à l'intérieur de la Communauté n'a qu'un effet déclaratif et elle ne peut pas, pour des étrangers qui tirent des droits de l'article 48 du traite CEE ou des dispositions parallèles de celui-ci, être assimilée à une autorisation de séjour impliquant un pouvoir d'appréciation des autorités nationales, telle qu'elle est prévue pour la généralité des étrangers.
2) Un Etat membre ne saurait exiger d'une personne protégée par les dispositions du droit communautaire la détention d'une autorisation de séjour au lieu du document prévu par les dispositions combinées de l'article 4, paragraphe 2, et de l'annexe de la directive n° 68-360, ni frapper de sanctions le défaut d'une telle autorisation.
3) L'autorité de la chose jugée d'une condamnation antérieure, prononcée sur la base de dispositions nationales non-conformes aux exigences du droit communautaire, ne saurait justifier une aggravation des pénalités applicables en cas de violation de prescriptions prises par un Etat membre pour assurer, sur son territoire, l'application de la directive n° 68-360.
4) Il appartient aux autorités nationales de chaque Etat membre d'appliquer, s'il y a lieu, des sanctions pénales à l'omission, par une personne relevant des prescriptions du droit communautaire, de se munir d'un des titres d'identité visés à l'article 3, paragraphe 1, de la directive n° 68-360, étant entendu cependant que les pénalités appliquées ne sauraient dépasser la mesure de ce qui apparaît proportionné à la nature de l'infraction commise.