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Décisions

CJCE, président, 22 avril 1994, n° C-87/94 R

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Ordonnance

PARTIES

Demandeur :

Commission des Communautés européennes

Défendeur :

Royaume de Belgique

CJCE n° C-87/94 R

22 avril 1994

LE PRÉSIDENT DE LA COUR

Exposé du litige

A - Procédure

1 Par requête déposée au greffe de la Cour le 11 mars 1994, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CE, un recours visant à faire constater que:

- en prenant en compte, dans le cadre d'un marché public lancé par la Société régionale wallonne du transport (ci-après "SRWT"), des modifications faites à l'une des offres postérieurement à l'ouverture de celles-ci,

- en admettant dans la procédure d'adjudication un soumissionnaire qui ne répondait pas aux critères de sélection du cahier des charges,

- et en retenant une offre qui ne répondait pas aux critères d'attribution du cahier des charges,

le Royaume de Belgique a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de la directive 90-531-CEE du Conseil, du 17 septembre 1990, relative aux procédures de passation des marchés dans les secteurs de l'eau, de l'énergie, des transports et des télécommunications (JO L 297, p. 1), ainsi qu'au principe d'égalité de traitement qui est à la base de toute réglementation des procédures d'adjudication des marchés publics.

2 Par acte séparé, déposé au greffe de la Cour le même jour, la requérante a introduit, en vertu des articles 186 du traité, 36 du statut de la Cour et 83 du règlement de procédure de la Cour, une demande en référé visant à obtenir qu'il soit ordonné au Royaume de Belgique de prendre toutes les mesures nécessaires pour suspendre les effets juridiques de la décision d'attribution de la SRWT du 6 octobre 1993, ainsi que toutes les mesures nécessaires pour suspendre les effets juridiques des liens contractuels établis entre cette société et la société attributaire du marché, à savoir la société Espace mobile international SA (ci-après "EMI"), jusqu'à l'arrêt définitif que prononcera la Cour dans l'affaire au principal.

3 Le Royaume de Belgique a présenté ses observations écrites le 30 mars 1994. Les parties ont été entendues en leurs explications orales le 14 avril 1994.

B - Antécédents

4 La SRWT, établie à Namur (Belgique), a lancé un appel d'offres en vue de la passation d'un marché public de fourniture, sur une durée de trois ans, de huit lots d'autobus de transport public comprenant 307 véhicules standard, pour un montant estimé de 2 022 918 000 BFR (hors TVA). Un avis de marché a été publié au Journal officiel des Communautés européennes le 22 avril 1993.

5 À la date limite du 7 juin° 1993, visée par l'avis de marché, il a été constaté le dépôt de cinq offres, présentées par les sociétés EMI (Aubange), Van Hool (Koningshooikt), Mercedes-B Belgium (Bruxelles), Berkhof (Roeselaere) et Jonckheere (Roeselaere).

6 Au cours des mois de juin et de juillet, la SRWT a procédé à l'analyse de ces offres. Une note a été établie en prévision de la réunion du conseil d'administration du 2 septembre 1993. Elle a recommandé d'attribuer le lot n° 1 (37 véhicules) à la société Jonckheere (ci-après "Jonckheere"), et les lots n° 2 à 6 (280 véhicules au total) à la société Van Hool (ci-après "Van Hool").

7 Les 3, 23 et 24 août 1993, EMI a fait parvenir trois notes complémentaires à l'entité adjudicatrice.

8 Dans ces notes, elle développait des observations en particulier sur les points suivants de son offre:

- note du 3 août: remise par quantité, offre de financement, non-application de la formule de révision de prix aux autobus livrables au cours de l'année 1994, consommations de carburant des véhicules, éléments d'appréciation, chiffrables et non chiffrables, de la qualité technique du matériel offert;

- note du 23 août: nombre de remplacements prévus du moteur et de la boîte de vitesses;

- note du 24 août: consommations de carburant.

9 Une note interne à l'entité adjudicatrice a conclu le 31 août 1993, au terme d'une analyse des trois notes complémentaires, que celles-ci contenaient des modifications de l'offre initiale. Elle a confirmé en conséquence le bien-fondé des propositions d'attribution des lots contenues dans la note susvisée destinée à la réunion du conseil d'administration du 2 septembre 1993.

10 Estimant ne pas disposer d'éléments suffisants pour prendre une décision définitive, le conseil d'administration de la SRWT a décidé le 2 septembre 1993 de poursuivre la discussion lors d'une réunion ultérieure.

11 Par lettre du 14 septembre 1993, le ministre des Transports wallon a fait part à l'administrateur général de la SRWT de différentes observations relatives aux soumissions de Van Hool et EMI, y compris les trois notes susvisées. Il a finalement suggéré que le conseil d'administration de la société procède à un examen complémentaire du dossier, en fonction de ses observations.

12 Le 28 septembre 1993, la SRWT a demandé la confirmation par EMI des consommations de carburant visées par la note du 24 août, ainsi que des nombres maximaux de remplacements du moteur et de la boîte de vitesses, proposés dans la note du 23 août. EMI a confirmé ces éléments de son offre par courrier du 29 septembre 1993.

13 Une nouvelle note portant comparaison des offres a été établie par la direction de la SRWT, dans la perspective de la réunion du conseil d'administration du 6 octobre 1993. Cette note, prenant en compte des éléments contenus dans les trois notes complémentaires adressées par EMI, a proposé l'attribution du lot n° 1 (37 véhicules) à Jonckheere, et des lots n° 2 à 6 (réduits à 278 véhicules) à EMI.

14 Par décision du 6 octobre 1993, le conseil d'administration de la SRWT a décidé, d'une part de reporter à l'année 1996 la commande de 30 autobus, d'autre part d'attribuer le lot n° 1 (37 véhicules) à Jonckheere, pour un montant de 212 759 250 BFR, hors TVA, et les lots n° 2 à 6 (278 véhicules) à EMI, pour un montant de 1 797 719 210 BFR, hors TVA.

15 Le même jour, Van Hool a introduit une requête en suspension devant le Conseil d'État de Belgique selon la procédure d'extrême urgence.

16 Par arrêt du 7 octobre 1993, le président de la sixième chambre des référés du Conseil d'État a ordonné la suspension provisoire de l'exécution de la décision prise par le conseil d'administration de la SRWT le 6 octobre 1993.

17 Cependant, selon arrêt du 17 novembre 1993, le Conseil d'État n'a pas confirmé cette mesure et a rejeté les demandes de suspension et de mesures provisoires présentées par Van Hool.

18 Par lettre du même jour, la SRWT a notifié à EMI la commande des lots n° 2 à 6.

19 Le 30 novembre 1993, la Commission, saisie d'une plainte de Van Hool, a notifié au Royaume de Belgique une mise en demeure au sens de l'article 169 du traité. Elle lui a fait grief d'avoir manqué aux obligations lui incombant en application de la directive 90-531, précitée, ainsi qu'au principe d'égalité de traitement, à la base de toute réglementation des procédures d'adjudication des marchés publics.

20 Le Royaume de Belgique, dans ses observations transmises à la Commission le 15 décembre 1993, a fait valoir que le manquement invoqué n'était pas établi.

21 Le 8 février 1994, la Commission a adressé un avis motivé au Royaume de Belgique, invitant l'État destinataire à prendre les mesures requises pour s'y conformer dans un délai de dix jours, en intervenant en particulier auprès des autorités compétentes à fin de suspension des effets juridiques du contrat conclu par la SRWT et EMI.

22 Dans sa réponse du 18 février 1994, le Royaume de Belgique a maintenu sa position.

Motifs de l'ordonnance

23 Aux termes de l'article 186 du traité:

"Dans les affaires dont elle est saisie, la Cour de justice peut prescrire les mesures provisoires nécessaires."

24 En vertu de l'article 83, paragraphe 2, du règlement de procédure, une ordonnance de référé prescrivant des mesures provisoires est subordonnée à l'existence de circonstances établissant l'urgence, ainsi que de moyens de fait et de droit justifiant à première vue l'octroi de la mesure sollicitée (fumus boni juris). Selon une jurisprudence constante, elle suppose également que la balance des intérêts en cause penche en faveur de l'octroi de cette mesure.

25 Ces conditions sont cumulatives.

26 L'urgence doit s'apprécier par rapport à la nécessité qu'il y a de statuer provisoirement afin d'éviter qu'un préjudice grave et irréparable soit occasionné à la partie qui sollicite la mesure provisoire.

27 Le préjudice grave et irréparable, critère de l'urgence, constitue par ailleurs le premier terme de la comparaison effectuée dans le cadre de l'appréciation de la balance des intérêts.

28 En l'espèce, il y a lieu d'examiner globalement si les conditions d'urgence et de balance des intérêts sont réunies.

29 La Commission fait valoir que l'urgence est manifeste. Les livraisons de la tranche 1994 (128 autobus sur 278) pourraient commencer au cours du mois d'avril 1994. Un préjudice grave et irréparable risquerait ainsi d'être occasionné, dans la mesure où l'attribution du marché et surtout les premières livraisons placeraient la Commission, gardienne des traités chargée de veiller à l'application du droit communautaire, devant un fait accompli, et créeraient les conditions d'une atteinte grave et immédiate à la légalité de l'ordre communautaire. Le dommage prendrait un caractère irréparable au fur et à mesure que les livraisons seraient effectuées. En l'absence de mesures provisoires, l'arrêt statuant sur le recours au principal, s'il accueillait celui-ci, serait dépourvu d'effet utile.

30 Selon le Royaume de Belgique, la condition d'urgence n'est pas remplie lorsque le requérant a trop tardé à agir, ou s'il a provoqué lui-même la situation d'urgence dont il se prévaut. Tel serait le cas de la Commission qui a attendu plus de cinq mois après la décision d'attribution du marché pour introduire la présente procédure. Dans le cadre d'un recours en manquement, la Commission, pour caractériser un préjudice grave et irréparable, devrait en outre démontrer l'existence d'un impératif particulier justifiant des mesures provisoires, tel celui de prévenir une violation du droit communautaire avant la décision d'attribution du marché; elle ne pourrait se limiter à l'allégation générale d'un préjudice subi en sa qualité de gardienne des traités, allégation qui devrait être retenue chaque fois que le droit communautaire est enfreint par un État membre.

31 Il doit être relevé que le non-respect d'une directive applicable à un marché public constitue une atteinte grave à la légalité communautaire, et que la constatation ultérieure d'un manquement par la Cour sur le fondement de l'article 169 du traité, le plus souvent après exécution du contrat, ne pourra effacer le préjudice subi par l'ordre juridique communautaire et par l'ensemble des soumissionnaires évincés ou privés de la possibilité de concourir utilement dans le respect du principe d'égalité de traitement. La Commission, en sa qualité de gardienne des traités, peut donc diligenter une procédure aux fins de mesures provisoires parallèlement à un recours en manquement lié à une procédure contestée de passation d'un marché public.

32 Il convient également de relever que les directives

- 89-665-CEE du Conseil, du 21 décembre 1989, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l'application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux (JO L 395, p. 33),

- 92-13-CEE du Conseil, du 25 février 1992, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l'application des règles communautaires sur les procédures de passation des marchés des entités opérant dans les secteurs de l'eau, de l'énergie, des transports et des télécommunications (JO L 76, p. 14),

ont consacré l'obligation d'organiser, au niveau national, des recours efficaces et aussi rapides que possible contre les décisions ayant violé le droit communautaire en matière de passation des marchés ou les règles nationales transposant ce droit; en l'espèce, Van Hool a introduit un tel recours devant le Conseil d'État de Belgique sans obtenir finalement la suspension demandée.

33 Ainsi que le gouvernement belge l'a souligné devant la Cour, les travaux préparatoires et les dispositions mêmes de ces directives montrent que le législateur communautaire, sensible à la diversité des droits nationaux et soucieux de ménager autant que possible le principe de la sécurité juridique, a d'abord privilégié les recours antérieurs à la conclusion du marché. En décidant que les effets d'un recours sur un contrat déjà conclu sont déterminés par le droit national, et en permettant qu'un État membre limite ces effets à l'allocation de dommages-intérêts à la personne lésée, il a admis qu'un État exclue, au plan national, l'annulation d'un contrat en cours.

34 Dans ce contexte, la Commission doit elle-même, au niveau communautaire, intervenir dans toute la mesure du possible avant la conclusion du marché, ou à tout le moins informer rapidement et sans équivoque l'État membre concerné de son analyse en cours d'éventuelles violations des règles applicables au marché en cause, et de son intention de solliciter la suspension de la procédure de passation du marché ou du marché conclu. À cette condition, l'État membre poursuivra à ses risques et périls la procédure de passation du marché ou l'exécution du marché lui-même.

35 Au cours de leur audition, les parties ont admis qu'en vertu du droit national applicable, le marché s'est trouvé conclu par l'effet de la notification de commande adressée à EMI par la SRWT le 17 novembre 1993. À cette occasion, elles ont également reconnu que, contrairement à une affirmation contenue dans les observations écrites de la partie défenderesse, le droit positif belge, dans le tout dernier état de sa jurisprudence, n'exclut pas l'annulation d'un marché public déjà conclu.

36 Il est constant que les premières livraisons d'autobus ont été planifiées pour intervenir en principe à la fin du mois d'avril 1994.

37 À la date d'introduction de la procédure en référé, la demande de mesures provisoires concernait donc un contrat non seulement conclu mais également en cours d'exécution. En effet, le processus d'approvisionnement, de fabrication et d'assemblage des autobus impliquait nécessairement la mise en œuvre d'un programme en ce sens, plusieurs mois avant les premières livraisons.

38 Après avoir écrit dans son recours au principal qu'elle avait été saisie d'une plainte de Van Hool dès le 6 octobre 1993, la Commission a précisé oralement le 14 avril 1994, puis par écrit le 15 avril, qu'en réalité sa saisine avait eu lieu selon courrier du 29 octobre 1993, versé au dossier. En toute hypothèse, elle n'a communiqué son intention d'obtenir la suspension du contrat que dans son avis motivé du 8 février 1994, soit plus de trois mois après la réception de la lettre du 29 octobre 1993 et plus de deux mois après l'envoi de sa mise en demeure du 30 novembre 1993, laquelle ne contenait aucune indication sur ce point. Elle n'a donc pas agi de manière à ce que l'entité adjudicatrice ait le plus rapidement possible conscience de poursuivre à ses risques et périls l'exécution d'un contrat conclu dans des conditions singulières de rapidité, le jour même de la décision du Conseil d'État belge du 17 novembre 1993. Pourtant, dans sa plainte du 29 octobre 1993, Van Hool soulignait en des termes alarmistes l'urgence d'une intervention de la Commission. Dans ces conditions, la Commission n'a pas fait preuve de toute la diligence à laquelle on devait s'attendre de la part d'une partie ayant ensuite introduit une demande en référé.

39 Au préjudice grave et irréparable invoqué par la Commission, le Royaume de Belgique oppose, au titre de la balance des intérêts, l'état du parc des autobus de la SRWT. Ce parc comprendrait de nombreux véhicules anciens, notamment 194 véhicules mis en service au cours des années 1976, 1977 et 1978. L'état de ces véhicules aurait donné lieu à des demandes pressantes de remplacement de certaines directions locales de la SRWT. Il serait de nature à provoquer des incidents, voire des accidents, qui pourraient avoir des conséquences dramatiques pour le personnel, les voyageurs et pour le renom de la société en général. Une passagère a déjà été victime d'un accident nécessitant son hospitalisation: son pied avait traversé le plancher d'un autobus dans lequel elle venait de monter. Une suspension du contrat nécessiterait en fait sa résiliation immédiate, puis l'ouverture d'une nouvelle procédure de passation de marché public qui retarderait de treize mois environ chacune des livraisons prévues.

40 Les affirmations de la partie défenderesse relatives à l'état des autobus à remplacer sont corroborées par les pièces produites. Cet état compromet effectivement l'impératif de sécurité qui doit régir toute activité de service public. Le juge des référés communautaire se doit cependant de relever que la partie défenderesse a elle-même gravement contribué à la naissance de cette situation de fait. Alors que selon ses propres indications, la durée normale de service des autobus à remplacer aurait dû être de dix à douze ans, elle n'a pas cru devoir faire assurer un renouvellement en temps utile des véhicules, dont un grand nombre est à présent en circulation depuis seize à dix-huit ans. Bien plus, elle a laissé s'écouler plus de deux années entre une demande de remplacement de 103 autobus, dont la vétusté était soulignée par la direction locale concernée, et la publication de l'avis de marché, le 22 avril 1993. Le Royaume de Belgique a ainsi omis de faire prendre toutes dispositions pour éviter que la sécurité des usagers et personnels de la SRWT, ainsi que des autres usagers de la route, soit mise en péril.

41 Une telle omission est en principe de nature à empêcher la balance des intérêts de pencher en faveur de la partie défaillante (voir ordonnance du président de la Cour du 27 septembre 1988, Commission/Italie, 194-88 R, Rec. p. 5647, point 16). Toutefois, dans les circonstances propres à l'espèce et compte tenu de la gravité du risque, le juge des référés ne doit pas, lui également, contribuer à l'aggravation de celui-ci.

42 Il résulte de ce qui précède que la Commission a manqué à l'obligation de diligence d'une partie se prévalant de l'urgence de mesures provisoires, et que la balance des intérêts penche en faveur du Royaume de Belgique.

43 Dans ces conditions, il convient de rejeter la demande de mesures provisoires sans qu'il y ait lieu d'examiner si le Royaume de Belgique, au moyen de ses observations et pièces, est parvenu à priver de leur apparence de bien-fondé les moyens soulevés par la Commission au titre du fumus boni juris.

Par ces motifs,

LE PRÉSIDENT DE LA COUR

Ordonne:

1) La demande en référé est rejetée.

2) Les dépens sont réservés.