CJCE, 10 février 1982, n° 76-81
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
SA Transporoute et travaux
Défendeur :
Ministère des Travaux publics
LA COUR,
1. Par arrêt du 11 mars 1981, parvenu à la Cour le 7 avril suivant, le Conseil d'état du Grand-Duché de Luxembourg, comité du contentieux, a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, deux questions préjudicielles relatives à l'interpretation des directives 71-304 et 71-305 du Conseil, du 26 juillet 1971, concernant, respectivement, la suppression des restrictions à la libre circulation des services dans le domaine des marchés publics de travaux et à l'attribution de marchés publics de travaux par l'intermédiaire d'agences ou de succursales (JO L 185, p. 1) et la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux (JO L 185, p. 5).
2. Ces questions ont été posées dans le cadre d'un litige qui trouve son origine dans un avis d'adjudication de l'administration des ponts et chaussées du grand-duché de Luxembourg, pour lequel la société de droit belge Transporoute et travaux (TRT) avait remis l'offre au prix le plus bas.
3. Cette offre a été rejetée par le ministre des travaux publics parce que la société TRT n'était pas en possession de l'autorisation d'établissement gouvernementale exigée à l'article 1 du règlement grand-ducal du 6 novembre 1974 (mémorial A, 1974, p. 1660 et suiv.) Et parce que les prix contenus dans l'offre de TRT étaient, aux yeux du ministre des travaux publics, anormalement bas au sens de l'article 32, alinéas 5 et 6, de ce même règlement. En conséquence, le ministre des travaux publics du grand-duché de Luxembourg a déclaré adjudicataire un groupement d'entreprises luxembourgeoises dont l'offre était considérée comme économiquement la plus avantageuse.
4. La société TRT a introduit un recours en annulation de cette décision devant le Conseil d'état. A l'appui de ce recours, la société évincée a notamment fait valoir que les raisons avancées pour rejeter son offre constituaient une violation de la directive 71-305 du Conseil et, plus particulièrement, de ses articles 24 et 29, paragraphe 5.
5. Estimant que le litige soulevait dès lors des questions d'interprétation du droit communautaire, le Conseil d'état a saisi la Cour de deux questions relatives à l'interpretation des directives 71-304 et 71-305 du Conseil.
Sur la première question
6. Par la première question il est demandé si les dispositions des directives 71-304 et 71-305 du Conseil et plus spécialement celles de l'article 24 de la directive 71-305 s'opposent à ce que le pouvoir adjudicateur puisse exiger comme condition de l'adjudication d'un marché public a un soumissionnaire établi dans un autre état membre que ce soumissionnaire, outre son inscription régulière au registre professionnel du pays où il est établi, soit en possession d'une autorisation d'établissement gouvernementale de l'Etat membre dans lequel l'adjudication est faite.
7. Les directives 71-304 et 71-305 visent à assurer la libre prestation des services dans le domaine des marchés publics. C'est ainsi que la première de ces directives comporte, à charge des Etats membres, une obligation générale de suppression des restrictions à l'accès, à la participation et à l'exécution des marchés de travaux publics et que la seconde directive porte coordination des procédures de passation des marchés publics.
8. Dans le cadre de cette coordination, le titre IV, chapitre 1, de la directive 71-305 ne se contente pas d'énumérer les critères de sélection sur base desquels certains entrepreneurs peuvent être exclus par le pouvoir adjudicateur. Il détermine également la manière dont les entreprises peuvent faire la preuve de ce qu'elles satisfont a de tels critères.
9. C'est ainsi que l'article 27 précise que le pouvoir adjudicateur n'a la possibilité d'inviter l'entrepreneur a compléter les certificats et documents présentés que dans les limites fixées aux articles 23 et 26 de la directive qui n'autorisent les Etats membres à demander des références autres que celles expressément énoncées dans la directive que dans le cadre de l'appréciation de la capacité financière et économique des entreprises dont il est question à l'article 25 de la directive.
10. Comme l'autorisation d'établissement en cause, ainsi que l'a reconnu le gouvernement luxembourgeois dans ses observations écrites, ne vise pas à établir la capacité financière et économique des entreprises mais la qualification professionnelle et l'honorabilité de leurs dirigeants, elle constitue, l'exception prévue à l'article 25 de la directive 71-305 n'étant pas applicable, un mode de preuve étranger à ceux limitativement autorisés par la directive.
11. Le Gouvernement luxembourgeois fait cependant valoir que l'octroi d'une autorisation d'établissement équivaudrait à l'admission de l'entreprise concernée sur une liste des entreprises agréées au sens de l'article 28 de la directive 71-305 et serait dès lors conforme a celui-ci.
12. A l'encontre de cet argument, il convient de relever que même à supposer que l'autorisation d'établissement puisse être assimilée à l'admission sur une liste officielle d'entrepreneurs agrées au sens de l'article 28 de la directive 71-305, rien dans cette disposition n'autorise à conclure que l'enregistrement sur une telle liste dans l'état adjudicateur puisse être exigé des entrepreneurs établis dans d'autres Etats membres.
13. Au contraire, le paragraphe 3 de cet article accorde aux entreprises inscrites sur une liste officielle dans quelque Etat membre que ce soit le droit d'utiliser, dans les limites qu'il fixe, à l'égard du pouvoir adjudicateur d'un autre Etat membre, cette inscription comme moyen de preuve alternatif de ce qu'elles remplissent les critères qualitatifs énoncés aux articles 23 à 26 de la directive 71-305.
14. Il est à noter que le résultat ainsi dégagé de l'interpretation de la directive 71-305 est conforme au système des dispositions du traite relatives aux prestations de services. En effet, le fait de subordonner, dans un Etat membre, l'exécution de prestations de services par une entreprise établie dans un autre Etat membre a la possession d'une autorisation d'établissement dans le premier état aurait pour conséquence d'enlever tout effet utile à l'article 59 du traité dont l'objet est, précisément, d'éliminer les restrictions a la libre prestation de services de la part de personnes non établies dans l'état sur le territoire duquel la prestation doit être fournie.
15. Il y a donc lieu de répondre à la première question que la directive 71-305 du Conseil doit être interprétée en ce sens qu'elle s'oppose a ce qu'un Etat membre exige d'un soumissionnaire établi dans un autre Etat membre qu'il fasse la preuve de ce qu'il remplit les critères énoncés aux articles 23 a 26 de cette directive et relatifs à son honorabilité et a sa qualification professionnelle par d'autres moyens, telle une autorisation d'établissement, que ceux énoncés par ces dispositions.
Sur la seconde question
16. Par la seconde question il est demandé si les dispositions de l'article 29, paragraphe 5, de la directive 71-305 imposent au pouvoir adjudicateur l'obligation de demander aux soumissionnaires dont les offres, à son avis, présentent manifestement un caractère anormalement bas par rapport à la prestation fournie, la justification de ces prix avant d'en vérifier la composition et de décider de l'attribution du marché, ou si elles abandonnent dans ce cas au pouvoir adjudicateur l'appréciation de l'utilité de demander ces renseignements.
17. L'article 29, paragraphe 5, de la directive 71-305 prévoit qu'en cas d'offre anormalement basse, le pouvoir adjudicateur en vérifie la composition et, à cette fin, demande au soumissionnaire les justifications nécessaires. Le fait que le pouvoir adjudicateur se voit expressément reconnaître par cette disposition le droit d'établir si ces justifications sont inacceptables ne l'autorise en aucun cas, contrairement a ce que soutient le Gouvernement luxembourgeois, à préjuger de cette inacceptation en rejetant l'offre sans même demander au soumissionnaire de se justifier. L'objectif de cette disposition, qui est de protéger le soumissionnaire de l'arbitraire du pouvoir adjudicateur, ne pourrait en effet être atteint si on laissait à celui-ci le soin d'apprécier l'opportunité d'une demande de justification.
18. Il y a des lors lieu de répondre à la seconde question que, lorsque de l'avis de l'adjudicateur public les offres d'un soumissionnaire présentent manifestement un caractère anormalement bas par rapport aux prestations à accomplir, l'article 29, paragraphe 5, de la directive 71-305, oblige cet adjudicateur avant de décider l'attribution du marché à inviter le soumissionnaire à fournir une justification de ses offres de prix ou à informer ce soumissionnaire de celles de ses offres qui présentent un caractère anormal, et à lui donner un délai raisonnable pour présenter des précisions complémentaires.
Sur les dépens
19. Les frais exposés par le Gouvernement du Royaume de Belgique, par le Gouvernement de la République italienne et par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient a celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions à elle soumises par le Conseil d'Etat, comite du contentieux, du grand-duché de Luxembourg, par arrêt du 11 mars 1981, dit pour droit :
- la directive 71-305 du Conseil doit être interprétée en ce sens qu'elle s'oppose à ce qu'un Etat membre exige d'un soumissionnaire établi dans un autre Etat membre qu'il fasse la preuve de ce qu'il remplit les critères énoncés aux articles 23 à 26 de cette directive et relatifs à son honorabilité et à sa qualification professionnelle par d'autres moyens, telle une autorisation d'établissement, que ceux énoncés par ces dispositions.
- lorsque de l'avis de l'adjudicateur public les offres d'un soumissionnaire présentent manifestement un caractère anormalement bas par rapport aux prestations à accomplir, l'article 29, paragraphe 5, de la directive 71-305, oblige cet adjudicateur, avant de décider l'attribution du marché, à inviter le soumissionnaire à fournir une justification de ses offres de prix ou à informer ce soumissionnaire de celles de ses offres qui présentent un caractère anormal, et à lui donner un délai raisonnable pour présenter des précisions complémentaires.