CJCE, 3e ch., 15 juin 1988, n° 101-87
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
P. Bork International A/S, Junckers Industrier A/S
Défendeur :
Foreningen af Arbejdsledere I Danmark, Petersen, Olsen
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Moitinho de Almeida
Avocat général :
M. Darmon
Juges :
MM. Everling, Galmot
LA COUR,
1. Par demande du 4 décembre 1985, parvenue à la Cour le 3 avril 1987, le Hoejesteret danois a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle relative à l'interprétation de l'article 1er, paragraphe 1, de la directive 77-187 du Conseil, du 14 février 1977, concernant le rapprochement des législations des Etats membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transferts d'entreprises, d'établissements ou de parties d'établissements (JO L. 61, p. 26).
2. Cette question a été soulevée dans le cadre de litiges opposant, d'une part, la Foreningen Af Arbejdsledere I Danmark (syndicat danois des cadres) à la P. Bork International A/S (ci-apres "PBI"), en règlement judiciaire, et, d'autre part, plusieurs travailleurs ainsi que le Handels - Og Kontorfunktionaerernes Forbund I Danmark (syndicat danois des employés de commerce et de bureau), agissant en qualité de mandataire de travailleurs, à la Junckers Industrier A/S (ci-après "JI").
3. PBI a pris à bail, en avril 1980, une entreprise de placages de hêtre appartenant à la Orehoved Trae - Og Finerindustri A/S (ci-après "OTF") en reprenant en même temps le personnel de cette entreprise. En automne 1981, PBI a dénoncé le contrat de bail avec effet au 22 décembre 1981 et a licencié, dans le courant du mois de décembre, l'ensemble des travailleurs employés dans l'entreprise, avec le préavis qui leur était dû.
4. Le 30 décembre 1981, JI a acheté à OTF l'entreprise en question, dont elle a effectivement pris possession le 4 janvier 1982. L'entreprise, qui était restée inactive depuis la cessation du bail, le 22 décembre 1981, a été remise en activité le 4 janvier 1982 par le nouveau propriétaire, lequel a embauché plus de la moitié du personnel précédemment employé par PBI, mais n'a pas engagé de personnel nouveau.
5. Les quatre litiges au principal portent en substance sur la question de savoir si les obligations de PBI vis-à-vis des travailleurs employés dans l'entreprise, notamment en matière de salaire et de congés payés, ont été ou non transférées à JI en tant que nouvel employeur.
6. Dans l'une de ces affaires, la Foreningen Af Arbejdsledere I Danmark, agissant en qualité de mandataire de l'un des travailleurs licenciés par PBI et réembauchés par JI, réclame à PBI, entre-temps en règlement judiciaire, le paiement d'arriérés de salaires et de congés payés. Cette demande a été accueillie en première instance par le SOE - Og Handelsrettens Skifteret (tribunal des faillites près le tribunal maritime et de commerce) de Copenhague au motif que l'acquisition de l'entreprise par JI ne constituait pas un transfert d'entreprise relevant de la loi danoise adoptée pour la mise en œuvre de la directive 77-187, précitée, et que, par conséquent, les revendications en cause devaient être honorées par la masse de PBI.
7. En revanche, dans les trois autres affaires, des travailleurs licenciés par PBI et réembauchés par JI réclament à JI le versement de leurs arriérés de salaires et de congés payés. Leurs demandes ont été rejetées en première instance par le SOE - Og Handelsret (tribunal maritime et de commerce) de Copenhague au motif que, à défaut d'un transfert d'entreprise au sens de la législation danoise, JI n'était pas tenue aux obligations contractées par PBI.
8. Estimant que la solution des litiges dépendait de l'interprétation de la directive 77-187, précitée, le Hoejesteret, saisi des litiges en appel, a sursis à statuer et a posé à la Cour la question préjudicielle suivante :
"La directive 77-187-CEE du Conseil, du 14 février 1977, s'applique-t-elle aux cas où le bailleur des locaux, installations et machines affectés à l'exploitation d'une entreprise reprend, à la suite de la dénonciation ou de la résolution du contrat de bail et d'une interruption d'activité de l'entreprise, les éléments du fonds et les transfère ultérieurement à un tiers, lequel peu de temps après reprend la gestion de l'entreprise, sans engager de personnel nouveau, étant donné que le cessionnaire - sans avoir passé d'accord à cet égard ni avec le précédent locataire ni avec le cédant et sans non plus qu'il y ait eu accord entre ces deux derniers - réembauche un peu plus de la moitié des salariés qui avaient été employés dans l'entreprise par le précédent locataire ?"
9. Pour un plus ample exposé des faits de l'affaire au principal, des dispositions communautaires en cause ainsi que du déroulement de la procédure et des observations présentées à la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
10. La question préjudicielle vise, en substance, à savoir si l'article 1er, paragraphe 1, de la directive 77-187 du Conseil, du 14 février 1977, doit être interprété en ce sens que la directive s'applique dans une situation où, à la suite de la dénonciation ou de la résolution d'un contrat de bail, le propriétaire de l'entreprise la reprend pour la vendre ultérieurement à un tiers qui en poursuit l'exploitation, arrêtée depuis la fin du contrat de bail, peu de temps après avec un peu plus de la moitié du personnel qui était employé dans l'entreprise par le précédent locataire.
11. JI suggère de répondre par la négative à cette question, motif pris de ce que, d'une part, l'applicabilité de la directive supposerait la conclusion d'un accord de cession entre l'ancien et le nouvel employeur et que, d'autre part, on ne pourrait parler d'une entité économique encore existante lorsque l'activité de l'entreprise a été arrêtée avant le transfert.
12. En revanche, le Loenmodtagernes Garantifond (fonds de garantie des salariés), partie intervenante dans les affaires au principal, et la commission estiment que des transactions du genre de celles qui ont eu lieu en vue de la reprise de l'entreprise dont il s'agit constituent un transfert cohérent relevant du champ d'application de la directive, nonobstant le fait que l'opération se soit déroulée en deux étapes. La Commission précise en outre que, dans l'hypothèse où la directive serait applicable, l'article 4, paragraphe 1, de celle-ci exigerait de considérer les travailleurs qui ont été licenciés en violation de cette disposition comme étant toujours au service de l'entreprise. Tel serait notamment le cas de travailleurs réengagés par le nouvel employeur après avoir été licenciés peu de temps avant le transfert. Le fait même qu'ils sont réembauchés par le cessionnaire exclurait en règle générale que leur licenciement puisse être intervenu pour des raisons économiques, techniques ou d'organisation impliquant des changements sur le plan de l'emploi.
13. A cet égard, il convient de rappeler que, d'après une jurisprudence établie, confirmée, en dernier lieu, par l'arrêt du 5 mai 1988 (Berg et Busschers, 144 et 145-87, Rec. p. 0000), la directive 77-187 tend à assurer le maintien des droits des travailleurs en cas de changement de chef d'entreprise en leur permettant de rester au service du nouvel employeur dans les mêmes conditions que celles convenues avec le cédant. La directive est donc applicable dans toutes les hypothèses de changement, dans le cadre de relations contractuelles, de la personne physique ou morale responsable de l'exploitation de l'entreprise qui contracte les obligations d'employeur vis-à-vis des employés de l'entreprise.
14. Il s'ensuit que, lorsque le locataire ayant qualité de chef d'entreprise perd cette qualité au terme du contrat de bail et qu'un tiers l'acquiert ultérieurement en vertu d'un contrat de vente conclu avec le propriétaire, l'opération qui en résulte est susceptible de rentrer dans le champ d'application de la directive, tel que défini à son article 1er, paragraphe 1. Le fait que, dans un tel cas, le transfert s'effectue en deux phases en ce sens que l'entreprise est, dans un premier temps, retransférée du locataire au propriétaire, lequel la transfère ensuite au nouveau propriétaire, n'exclut pas l'applicabilité de la directive, pour autant que l'entreprise en question garde son identité, ce qui est le cas lorsqu'il s'agit d'une entité économique encore existante dont l'exploitation est effectivement poursuivie ou reprise, par le nouveau chef d'entreprise, avec les mêmes activités économiques ou des activités analogues.
15. Pour apprécier si ces conditions sont réunies, il convient de prendre en considération l'ensemble des circonstances de fait caractérisant l'opération en cause, au nombre desquelles peuvent figurer, notamment, la reprise ou non des éléments corporels et incorporels ainsi que de l'essentiel des effectifs de l'entreprise, le degré de similarité des activités exercées avant et après le transfert et la durée d'un éventuel arrêt de ces activités en liaison avec le transfert.
16. En ce qui concerne plus particulièrement ce dernier critère, il y a lieu de préciser, ainsi que la Cour l'a également déjà jugé dans l'arrêt du 17 décembre 1987 (Ny Moelle Kro, 287-86, Rec. p. 5465), que le fait que l'entreprise en cause était, au moment du transfert, temporairement fermée et n'avait pas d'employés à son service constitue certes un élément à prendre en considération pour apprécier si une entité économique encore existante a été transférée. Toutefois, la fermeture temporaire de l'entreprise et l'absence consécutive de personnel au moment du transfert ne sont pas à elles seules de nature à exclure l'existence d'un transfert d'entreprise au sens de l'article 1er, paragraphe 1, de la directive. Cette conclusion s'impose notamment dans une situation telle que celle faisant l'objet des litiges au principal, ou l'arrêt des activités de l'entreprise n'était que de brève durée et coïncidait, de plus, avec la période des fêtes de fin d'année.
17. Il convient de rappeler en outre, dans ce contexte, que, selon la jurisprudence de la Cour (voir arrêt Ny Moelle Kro, précité), sauf disposition spécifique contraire, le bénéfice de la directive 77-187 peut être invoqué par les seuls travailleurs dont le contrat ou relation de travail est en cours à la date du transfert. L'existence ou non d'un contrat ou d'une relation de travail à cette date doit être appréciée en fonction du droit national, sous réserve, toutefois, que soient respectées les règles impératives de la directive relatives à la protection des travailleurs contre le licenciement du fait du transfert.
18. Par conséquent, les travailleurs employés de l'entreprise dont il a été mis fin au contrat ou à la relation de travail avec effet à une date antérieure à celle du transfert, en violation de l'article 4, paragraphe 1, de la directive, doivent être considérés comme étant toujours employés de l'entreprise à la date du transfert, avec la conséquence, notamment, que les obligations d'employeur à leur égard sont transférées de plein droit du cédant au cessionnaire, conformément à l'article 3, paragraphe 1, de la directive. Pour déterminer si le licenciement a été motivé par le seul fait du transfert, contrairement à l'article 4, paragraphe 1, précité, il convient de prendre en considération les circonstances objectives dans lesquelles le licenciement est intervenu, et, notamment, dans un cas tel que celui de l'espèce, le fait qu'il a pris effet à une date rapprochée de celle du transfert et que les travailleurs en cause ont été réembauchés par le cessionnaire.
19. Les appréciations de fait nécessaires en vue d'établir l'applicabilité de la directive relèvent de la compétence de la juridiction nationale, compte tenu des éléments d'interprétation dégagés par la Cour.
20. Pour ces raisons, il y a lieu de répondre à la question posée que l'article 1er, paragraphe 1, de la directive 77-187 du Conseil, du 14 février 1977, doit être interprété en ce sens que la directive s'applique dans une situation où, à la suite de la dénonciation ou de la résolution d'un contrat de bail, le propriétaire de l'entreprise reprend celle-ci pour la vendre ultérieurement à un tiers qui en poursuit l'exploitation, arrêtée depuis la fin du contrat de bail, peu de temps après avec un peu plus de la moitié du personnel qui était employé dans l'entreprise par le précédent locataire, pour autant que l'entreprise en question garde son identité.
Sur les dépens
21. Les frais exposés par la Commission des Communautés européennes, qui a soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (troisième chambre),
Statuant sur la question à elle soumise par le Hoejesteret danois, par demande du 4 décembre 1985, dit pour droit :
L'article 1er, paragraphe 1, de la directive 77-187 du Conseil, du 14 février 1977, doit être interprété en ce sens que la directive s'applique dans une situation où, à la suite de la dénonciation ou de la résolution d'un contrat de bail, le propriétaire de l'entreprise reprend celle-ci pour la vendre ultérieurement à un tiers qui en poursuit l'exploitation, arrêtée depuis la fin du contrat de bail, peu de temps après avec un peu plus de la moitié du personnel qui était employé dans l'entreprise par le précédent locataire, pour autant que l'entreprise en question garde son identité.