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Décisions

CJCE, 5e ch., 11 juillet 1985, n° 105-84

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Foreningen af Arbejdsledere I Danmark

Défendeur :

A/S Danmols Inventar

CJCE n° 105-84

11 juillet 1985

LA COUR,

1. Par demande du 10 avril 1984, parvenue à la Cour le 16 avril suivant, le Vestre Landsret à posé, en vertu de l'article 177 du traité, deux questions préjudicielles relatives à l'interprétation de la directive 77-187 du Conseil, du 14 février 1977, concernant le rapprochement des législations des Etats membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transferts d'entreprises, d'établissements ou de parties d'établissements (JO L 61, p. 26).

2. Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'une procédure engagée par la Foreningen Af Arbejdsledere I Danmark (syndicat danois des cadres), agissant en qualité de mandataire de M. Hans Erik Mikkelsen, contre la société en faillite A/S Danmols Inventar.

3. M. Mikkelsen était employé, en qualité de chef de production, par la société A/S Danmols Inventar. Celle-ci annonça, le 3 septembre 1981, la cessation de ses paiements et licencia M. Mikkelsen avec effet au 31 décembre 1981.

4. Avec effet au 19 octobre 1981, l'entreprise fut transférée à la société Danmols Inventar- Og Moebelfabrik A/S, société en voie de constitution, dont M. Mikkelsen devint copropriétaire, à 33 % des actions, avec 50 % des droits de vote dans l'Assemblée Générale, et Président du Conseil d'administration. Il conserva dans la nouvelle société ses fonctions de chef de production en effectuant le même travail et en recevant le même salaire qu'avant le transfert.

5. Le 2 décembre 1981, la société A/S Danmols Inventar fut déclarée en faillite, sur quoi M. Mikkelsen fit inscrire à la masse de faillite une créance d'indemnités correspondant à deux mois de salaire, du 1er novembre au 31 décembre 1981, pour rupture prématurée du contrat de travail, ainsi qu'aux congés payés afférents à la période allant du 1er janvier au 31 octobre 1981.

6. Par jugement du 6 septembre 1982, le Skifteret (tribunal des faillites) compétent décida que M. Mikkelsen ne pouvait faire valoir aucune créance vis-à-vis de la masse de faillite, au motif qu'en vertu des travaux préparatoires de la loi relative au transfert d'entreprise, et notamment de la directive des Communautés européennes qui en est à la base, ainsi que de l'exposé des motifs du projet de loi, l'article 2 de la loi doit être interprété comme signifiant que le cédant de l'entreprise est dégagé de toutes les obligations lui incombant vis-à-vis des salariés de l'entreprise, puisque l'ensemble de ces obligations est transféré au cessionnaire. La loi danoise dont il s'agit, à savoir la loi n° 111 du 21 mars 1979, relative à la situation juridique des salariés en cas de transfert d'entreprise, avait été adoptée aux fins de la mise en œuvre de la directive 77-187 du Conseil, du 14 février 1977.

7. Cette directive, arrêtée sur la base notamment de l'article 100 du traité, vise, aux termes de ses considérants, à "protéger les travailleurs en cas de changement de chef d'entreprise en particulier pour assurer le maintien de leurs droits". A cette fin, elle prévoit, entre autres, à son article 3, paragraphe 1, le transfert des droits et obligations résultant pour le cédant d'un contrat de travail ou d'une relation de travail et, à son article 4, paragraphe 1, la protection des travailleurs concernés contre le licenciement par le cédant ou le cessionnaire, en raison du seul fait du transfert. En outre, la directive impose, à son article 6, au cédant et au cessionnaire certaines obligations d'informer et de consulter les représentants des travailleurs concernés par le transfert. Enfin, l'article 7 précise que la directive "ne porte pas atteinte à la faculté des Etats membres d'appliquer ou d'introduire des dispositions... plus favorables aux travailleurs".

8. Saisi de l'affaire en appel, le Vestre Landsret à estimé que la décision à rendre dépendait de questions relatives à l'interprétation de la directive 77-187, précitée. Il a donc sursis à statuer et a posé à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

" Le terme "travailleur", visé dans la directive du Conseil, du 14 février 1977, concernant le rapprochement des législations des Etats membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transferts d'entreprises, d'établissements ou de parties d'établissements doit-il être entendu en ce sens qu'il suffit que l'intéressé ait été travailleur employé par le cédant, ou faut-il que l'intéressé occupe également un emploi en qualité de travailleur auprès du cessionnaire ?

Pour autant que la Cour estimerait que l'intéressé doit également avoir la qualité de travailleur employé par le cessionnaire, doit-on considérer qu'une personne qui possède 50 % des intérêts de la société concernée fait partie des "travailleurs" concernés par la directive ? "

Sur l'applicabilité de la directive 77-187 en cas de cessation de paiement

9. Etant donné que le transfert d'entreprise dont il s'agit est intervenu après la cessation des paiements de la société cédante, mais antérieurement à la mise en état de faillite de celle-ci, il convient de rappeler d'abord l'arrêt du 7 février 1985 (Abels, 135-83, Rec. 1985, p. 479), dans lequel la Cour a dit pour droit que :

" L'article 1er, paragraphe 1, de la directive 77-187 du Conseil, du 14 février 1977, ne s'applique pas au transfert d'une entreprise, d'un établissement ou d'une partie d'établissement dans une situation dans laquelle le cédant à été déclaré en état de faillite, étant entendu que l'entreprise ou l'établissement en cause fait partie de la masse de faillite, sans préjudice toutefois de la faculté des Etats membres d'appliquer à un tel transfert de façon autonome les principes de la directive. Celle-ci s'applique cependant au transfert d'une entreprise, d'un établissement ou d'une partie d'établissement à un autre chef d'entreprise intervenu dans le cadre d'une procédure du type de celle d'une "surseance van betaling" (sursis de paiement). "

10. Il en ressort que le seul fait que le transfert d'une entreprise, d'un établissement ou d'une partie d'établissement est intervenu après la cessation des paiements de la société cédante ne suffit pas pour exclure lesdites transactions du champ d'application de la directive 77-187. Celle-ci s'applique donc à un transfert, au sens de la définition donnée par son article 1er, paragraphe 1, qui est effectué dans le cadre d'une procédure ou à un stade antérieur à l'ouverture d'une éventuelle procédure de faillite.

Sur la première question

11. Par la première question, la juridiction nationale demande en substance si l'article 3, paragraphe 1, de la directive 77-187 du Conseil, du 14 février 1977, doit être interprété en ce sens qu'il vise également le transfert des droits et obligations de personnes qui ont été travailleurs employés par le cédant à la date du transfert, mais qui ne continuent pas d'occuper un emploi de travailleur auprès du cessionnaire.

12. Les parties au principal et la Commission s'accordent à suggérer une réponse négative à cette question. Ceci découlerait à la fois d'une interprétation linguistique et d'une interprétation fondée sur les objectifs de la directive. En effet, le libellé même de la disposition en cause ferait apparaître qu'elle ne s'applique qu'en cas de changement d'employeur, c'est-à-dire lorsque l'intéressé reste travailleur auprès du cessionnaire. Cette conclusion serait corroborée par l'objet de la directive qui serait d'assurer la continuité du rapport d'emploi du travailleur vis-à-vis de l'acquéreur de l'entreprise.

13. Il convient de relever à cet égard qu'aux termes de l'article 3, paragraphe 1, alinéa 1, de la directive susvisée, "les droits et obligations qui résultent pour le cédant d'un contrat de travail ou d'une relation de travail existant à la date du transfert au sens de l'article 1er, paragraphe 1, sont, du fait de ce transfert, transférés au cessionnaire". L'alinéa 2 du même paragraphe précise, toutefois, que "les Etats membres peuvent prévoir que le cédant est, également après la date du transfert au sens de l'article 1er, paragraphe 1, et à côté du cessionnaire, responsable des obligations résultant d'un contrat de travail ou d'une relation de travail". En outre, aux termes de l'article 3, paragraphe 2, "le cessionnaire maintient les conditions de travail convenues par une convention collective dans la même mesure que celle-ci les à prévues pour le cédant, jusqu'à la date de la résiliation ou de l'expiration de la convention collective ou de l'entrée en vigueur ou de l'application d'une autre convention collective".

14. Il convient de rappeler sous ce rapport également l'article 4, paragraphe 1, de la directive 77-187, en vertu duquel "le transfert d'une entreprise, d'un établissement ou d'une partie d'établissement ne constitue pas en lui-même un motif de licenciement pour le cédant ou le cessionnaire", cette disposition ne faisant toutefois "pas obstacle à des licenciements pouvant intervenir pour des raisons économiques, techniques ou d'organisation impliquant des changements sur le plan de l'emploi".

15. Ces dispositions considérées dans leur ensemble font apparaître que la directive a pour finalité d'assurer le maintien des droits des travailleurs en cas de changement de l'employeur en leur permettant de rester au service du cessionnaire dans les mêmes conditions que celles convenues avec le cédant. Elle tend, ainsi que la Cour l'a précisé dans l'arrêt du 7 février 1985 (Wendelboe, 19-83, Rec. 1985, p. 462), à assurer, autant que possible, la continuation de la relation de travail, sans modification, avec le cessionnaire, notamment en obligeant celui-ci à maintenir les conditions de travail convenues par une convention collective (article 3, paragraphe 2) et en protégeant les travailleurs contre des licenciements motivés par le seul fait du transfert (article 4, paragraphe 1).

16. Cette protection que la directive vise à assurer est toutefois dépourvue d'objet lorsque l'intéressé lui-même, à la suite d'une décision prise par lui librement, ne poursuit pas après le transfert, avec le nouveau chef d'entreprise, la relation de travail. Tel est le cas lorsque le travailleur dont il s'agit résilie de son propre gré, avec effet à la date du transfert, le contrat ou la relation de travail ou lorsque ce contrat ou cette relation est terminé, avec effet à la date du transfert, en vertu d'un accord librement conclu entre le travailleur et le cédant ou le cessionnaire de l'entreprise. Dans une telle situation, il convient donc de considérer que l'article 3, paragraphe 1, de la directive ne s'applique pas.

17. Pour ces raisons, il y a lieu de répondre à la première question que l'article 3, paragraphe 1, de la directive 77-187 du Conseil, du 14 février 1977, doit être interprété en ce sens qu'il ne vise pas le transfert des droits et obligations de personnes qui ont été travailleurs employés par le cédant à la date du transfert, mais qui ne continuent pas, de leur propre gré, d'occuper un emploi de travailleur auprès du cessionnaire.

Sur la seconde question

18. La seconde question vise en substance à faire expliciter la notion de "travailleur" au sens de la directive 77-187.

19. Par cette question, la juridiction nationale souhaite être mise en mesure d'apprécier si le fait qu'une personne détient une part importante des intérêts d'une société, dont elle est, de plus, Président du Conseil d'Administration, est ou non compatible avec sa qualité de travailleur auprès de cette société, au sens de ladite directive.

20. A cet égard, la requérante au principal soutient que le terme "travailleur" est synonyme de "salarié". Il viserait une personne au service d'un employeur, soumise aux instructions et ordres de celui-ci. Tel ne serait pas le cas de quelqu'un qui effectue un travail pour le compte d'une entreprise dont il détient un pourcentage important des parts sociales.

21. En revanche, la défenderesse au principal fait valoir que la notion de travailleur au sens de la directive 77-187 n'exclut pas que l'intéressé détienne des actions ou soit membre du Conseil d'administration de la société par laquelle il est employé, à condition qu'il n'occupe pas une position dominante dans ce Conseil d'Administration.

22. La Commission observe d'abord que le terme "travailleur" au sens de la directive 77-187 doit être défini au niveau communautaire. En ce qui concerne son contenu, elle estime qu'il vise toute personne qui, moyennant salaire, effectue un travail pour le compte d'une autre, à l'égard de laquelle elle se trouve dans un rapport de subordination. Cette définition n'exclurait pas qu'une personne puisse être considérée comme travailleur au sens de la directive du fait qu'elle possède une certaine partie, même importante, des actions de l'entreprise. En revanche, la directive ne viserait pas le cas où la position de l'intéressé dans l'entreprise est telle que la relation de subordination entre employé et employeur n'existe plus.

23. Il est constant que la directive 77-187 ne comporte pas de définition expresse du terme "travailleur". En vue d'éclairer sa signification, il convient donc de recourir aux principes d'interprétation généralement reconnus, en partant du sens ordinaire à attribuer à ce terme dans son contexte et en tenant compte des indications qui peuvent découler des textes communautaires et des conceptions communes aux systèmes juridiques des Etats membres.

24. A cet égard, il y a lieu de rappeler que la Cour, notamment dans l'arrêt du 23 mars 1982 (Levin, 53-81, Rec. p. 1035), à déjà jugé que le terme "travailleur", tel qu'employé dans le traité, ne peut être défini par voie de renvoi aux législations des Etats membres, mais a une portée communautaire. Sinon, les règles communautaires relatives à la libre circulation des travailleurs seraient mises en échec, car le contenu de ce terme pourrait être fixé et modifié unilatéralement, sans contrôle des institutions de la Communauté, par les législations nationales qui auraient ainsi la possibilité d'écarter à leur gré certaines catégories de personnes du bénéfice du traité.

25. Il convient donc d'examiner si des considérations analogues sont valables pour la définition de ce terme dans le cadre de la directive 77-187. Celle-ci se propose, conformément à ses considérants, d'assurer le maintien des droits des travailleurs en cas de changement d'employeur en prévoyant à cet effet, notamment, le transfert, du cédant au cessionnaire, des droits des travailleurs résultant d'un contrat de travail ou d'une relation de travail (article 3), et en assurant une protection des travailleurs contre le licenciement motivé par le seul transfert de l'entreprise (article 4).

26. Ces dispositions font apparaître que la directive 77-187 ne vise qu'à une harmonisation partielle de la matière en question, en étendant, pour l'essentiel, la protection garantie aux travailleurs de façon autonome par le droit des différents Etats membres également à l'hypothèse d'un transfert de l'entreprise. Son objet est donc d'assurer, autant que possible, la continuation du contrat de travail où de la relation de travail, sans modification, avec le cessionnaire, afin d'empêcher que les travailleurs concernés par le transfert de l'entreprise ne soient placés dans une position moins favorable du seul fait de ce transfert. Elle ne vise toutefois pas à instaurer un niveau de protection uniforme pour l'ensemble de la Communauté en fonction de critères communs.

27. Il s'ensuit que le bénéfice de la directive 77-187 ne peut être invoqué que par des personnes qui sont, d'une manière où d'une autre, protégées en tant que travailleurs en vertu des règles du droit de l'Etat membre concerné. Dans cette hypothèse, la directive garantit que leurs droits découlant du contrat de travail ou de la relation de travail ne soient pas diminués en raison du transfert.

28. Il y a donc lieu de répondre à la seconde question que la notion de "travailleur" au sens de la directive 77-187 doit être entendue en ce sens qu'elle vise toute personne qui, dans l'Etat membre concerné, est protégée en tant que travailleur au titre de la législation nationale en matière de droit de travail. Il appartient au juge national d'établir si tel est le cas en l'espèce.

Sur les dépens

29. Les frais exposés par la Commission des Communautés européennes, qui a soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (cinquième chambre),

Statuant sur les questions à elle soumises par le Vestre Landsret, par demande du 10 avril 1984, dit pour droit :

1°) L'article 3, paragraphe 1, de la directive 77-187 du Conseil, du 14 février 1977, doit être interprété en ce sens qu'il ne vise pas le transfert des droits et obligations de personnes qui ont été travailleurs employés par le cédant à la date du transfert, mais qui ne continuent pas, de leur propre gré, d'occuper un emploi de travailleur auprès du cessionnaire.

2°) La notion de "travailleur" au sens de la directive 77-187 doit être entendue en ce sens qu'elle vise toute personne qui, dans l'Etat membre concerné, est protégée en tant que travailleur au titre de la législation nationale en matière de droit de travail. Il appartient au juge national d'établir si tel est le cas en l'espèce.