CJCE, 5e ch., 28 mars 1996, n° C-129/94
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Procédure pénale contre Ruiz Bernáldez
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Edward
Avocat général :
M. Lenz
Juges :
MM. Puissochet (rapporteur), Moitinho de Almeida, Sevón, Wathelet
LA COUR,
1 Par ordonnance du 4 avril 1994, parvenue à la Cour le 4 mai suivant, l'Audiencia Provincial de Sevilla a posé à la Cour, en vertu de l'article 177 du traité CE, cinq questions préjudicielles sur l'interprétation de la directive 72-166-CEE du Conseil, du 24 avril 1972, concernant le rapprochement des législations des Etats membres relatives à l'assurance de la responsabilité civile résultant de la circulation de véhicules automoteurs, et au contrôle de l'obligation d'assurer cette responsabilité (JO L 103, p. 1, ci-après la "première directive"), de la deuxième directive 84-5-CEE du Conseil, du 30 décembre 1983 (JO 1984, L 8, p. 17, ci-après la "deuxième directive"), et de la troisième directive 90-232-CEE du Conseil, du 14 mai 1990 (JO L 129, p. 33, ci-après la "troisième directive"), concernant, toutes deux, le rapprochement des législations des Etats membres relatives à l'assurance de la responsabilité civile résultant de la circulation des véhicules automoteurs.
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre de poursuites pénales engagées contre M. Ruiz Bernáldez, auteur d'un accident de la circulation alors qu'il conduisait en état d'ivresse.
3 Par jugement du 7 septembre 1993, le Juzgado de lo Penal n° 3 de Sevilla a condamné M. Ruiz Bernáldez à réparer les dommages matériels qu'il avait causés. Il a, en revanche, déchargé de toute obligation d'indemnisation la compagnie d'assurance auprès de laquelle M. Ruiz Bernáldez avait souscrit une police couvrant les dommages causés par son véhicule. Il s'est fondé, à cet effet, sur l'article 12, paragraphe 3, du règlement sur l'assurance obligatoire, approuvé par le décret royal 2641-86, du 30 décembre 1986, aux termes duquel:
"En ce qui concerne les dommages matériels, l'assureur doit ... réparer le dommage causé quand le conducteur du véhicule désigné dans la police d'assurance est civilement responsable...
Sont exclus de cette couverture les dommages matériels causés:
...
b) lorsque le conducteur est en état d'ivresse
...".
4 L'Audiencia Provincial de Sevilla, saisie d'un appel du Ministère public contre cette dernière partie du jugement, s'est interrogée sur le point de savoir si, compte tenu des directives communautaires relatives à l'assurance de la responsabilité civile résultant de la circulation des véhicules automoteurs, l'article 12, paragraphe 3, sous b), du règlement sur l'assurance obligatoire pouvait être interprété en ce sens que l'assureur n'avait pas à indemniser la victime d'un accident de la circulation provoqué par un conducteur en état d'ivresse.
5 Doutant de la réponse à apporter, la juridiction nationale a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
"1) Le texte de l'article 3, paragraphe 1, de la première directive du Conseil (72-166-CEE), du 24 avril 1972, permet-il que la réglementation interne, en vigueur dans chaque Etat membre, du système d'assurance obligatoire de la responsabilité civile résultant de la circulation de véhicules automoteurs établisse librement les exclusions de couverture qu'elle juge opportunes ou, au contraire, ces exclusions éventuelles doivent-elles se limiter à celles expressément prévues dans la deuxième directive du Conseil (84-5-CEE), du 30 décembre 1983 ?
2) Est-il conforme aux actes normatifs précités d'exclure du bénéfice de la couverture de l'assurance obligatoire les dommages matériels causés par un véhicule dont le conducteur se trouvait sous l'effet de l'ingestion de boissons alcoolisées ?
3) Les cas visés à l'article 2, paragraphe 1, de la deuxième directive du Conseil (84-5-CEE) doivent-ils être considérés comme une énumération limitative et restreinte de possibles dispositions légales ou clauses contractuelles exclusives du bénéfice de l'assurance, mais non opposables à la victime, de sorte que toute autre norme d'exclusion, légale ou contractuelle, pourrait en revanche lui être opposable ?
4) Peut-on considérer comme conforme au système tracé par les directives 72-166-CEE, 84-5-CEE et 90-232-CEE qu'une disposition légale ou une clause contractuelle excluant la couverture d'assurance en cas d'ivresse du conducteur qui a causé le dommage soit opposable à des tiers victimes, lorsqu'une telle disposition ou clause est valide dans les relations entre l'assureur et l'assuré ?
5) Au cas où les dispositions des directives précitées, et en particulier celles de l'article 3, paragraphe 1, de la directive du Conseil 75-166-CEE, permettraient d'exclure la conduite en état d'ivresse du bénéfice de l'assurance obligatoire de la responsabilité civile résultant de la circulation des véhicules automoteurs, cette exclusion étant opposable à la victime, pourrait-on considérer cette hypothèse comme constitutive d'une absence d'assurance, comme celles visées à l'article 1er, paragraphe 4, de la deuxième directive du Conseil 84-5-CEE, qui déterminerait l'intervention et la couverture par l'organisme prévu audit paragraphe ?"
Sur la recevabilité
6 Le Ministère public espagnol soutient qu'il n'est pas nécessaire de répondre aux questions préjudicielles, car elles ne sont pas pertinentes pour la solution du litige au principal.
7 Sur ce point, il suffit de rappeler que, selon une jurisprudence constante, il appartient aux seules juridictions nationales, qui sont saisies du litige et doivent assumer la responsabilité de la décision judiciaire à intervenir, d'apprécier, au regard des particularités de chaque affaire, tant la nécessité d'une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre leur jugement que la pertinence des questions qu'elles posent à la Cour. Le rejet d'une demande formée par une juridiction nationale n'est possible que s'il apparaît de manière manifeste que l'interprétation sollicitée du droit communautaire n'a aucun rapport avec la réalité ou l'objet du litige au principal (voir, notamment, arrêt du 26 octobre 1995, Furlanis costruzioni generali, C-143-94, non encore publié au Recueil, point 12). Tel n'est cependant pas le cas dans l'espèce au principal.
8 Dès lors, il y a lieu d'examiner les questions posées par la juridiction de renvoi.
Sur les quatre premières questions
9 Par ses quatre premières questions, qu'il convient d'examiner ensemble, le juge de renvoi se demande si l'article 3, paragraphe 1, de la première directive doit être interprété en ce sens que, sans préjudice des dispositions de l'article 2, paragraphe 1, de la deuxième directive, le contrat d'assurance obligatoire peut prévoir que, dans certains cas et, en particulier, dans le cas où le conducteur du véhicule était en état d'ivresse, l'assureur n'est pas tenu d'indemniser les dommages corporels et matériels causés à des tiers par le véhicule assuré ou si, dans de telles hypothèses, le contrat d'assurance obligatoire peut seulement prévoir que l'assureur disposera d'une action récursoire contre l'assuré.
10 Les Gouvernements espagnol, hellénique et du Royaume-Uni ainsi que la Commission estiment que les directives laissent aux Etats membres un large pouvoir d'appréciation en ce qui concerne les modalités de l'assurance obligatoire mais qu'ils doivent, en tout état de cause, assurer que la victime sera indemnisée sinon dans tous les cas, du moins dans les domaines les plus importants de la responsabilité civile, en particulier lorsque le dommage est causé par un véhicule conduit par une personne en état d'ivresse.
11 Selon les mêmes gouvernements, les directives autorisent les clauses d'exclusion tenant à l'état physique du conducteur du véhicule, sous réserve qu'elles jouent uniquement dans les rapports entre assureur et assuré.
12 En revanche, selon la Commission, les directives autorisent de telles clauses d'exclusion, y compris dans les rapports entre l'assureur et la victime, à la condition que le véhicule soit alors assimilé à un véhicule non assuré et que l'organisme prévu à l'article 1er, paragraphe 4, de la deuxième directive assure l'indemnisation de la victime.
13 Le préambule des directives en cause fait ressortir que celles-ci tendent, d'une part, à assurer la libre circulation tant des véhicules stationnant habituellement sur le territoire de la Communauté que des personnes qui sont à leur bord, et, d'autre part, à garantir que les victimes des accidents causés par ces véhicules bénéficieront d'un traitement comparable, quel que soit le point du territoire de la Communauté où l'accident s'est produit (voir, plus particulièrement, le cinquième considérant de la deuxième directive et le quatrième considérant de la troisième directive).
14 A cette fin, la première directive, s'inspirant de l'accord conclu entre les bureaux nationaux d'assurance, a mis en place un système fondé sur la présomption que les véhicules ayant leur stationnement habituel sur le territoire de la Communauté sont couverts par une assurance (huitième considérant). L'article 3, paragraphe 1, de cette directive prévoit ainsi que les Etats membres doivent, sous réserve des dérogations prévues à l'article 4 de la même directive, prendre toutes les mesures utiles pour que la responsabilité civile relative à la circulation de ces véhicules soit couverte par une assurance.
15 Dans sa rédaction initiale, cet article laissait, toutefois, aux Etats membres le soin de déterminer les dommages couverts ainsi que les modalités de l'assurance obligatoire.
16 C'est afin de réduire les divergences qui subsistaient quant à l'étendue de l'obligation d'assurance entre les législations des Etats membres (troisième considérant de la deuxième directive) que l'article 1er de la deuxième directive a, en matière de responsabilité civile, imposé une couverture obligatoire des dommages matériels et des dommages corporels, à concurrence de montants déterminés. L'article 1er de la troisième directive a étendu cette obligation à la couverture des dommages corporels causés aux passagers autres que le conducteur.
17 L'article 1er, paragraphe 4, de la deuxième directive a en outre renforcé la protection des victimes en imposant aux Etats membres de créer ou d'agréer des organismes chargés de réparer les dommages matériels ou corporels causés par les véhicules non identifiés ou non assurés.
18 Compte tenu de l'objectif de protection, qui a été constamment réaffirmé dans les directives, l'article 3, paragraphe 1, de la première directive, tel que précisé et complété par les deuxième et troisième directives, doit être interprété en ce sens que l'assurance automobile obligatoire doit permettre aux tiers victimes d'un accident causé par un véhicule d'être indemnisés de tous les dommages corporels et matériels qu'ils ont subis, à concurrence des montants fixés à l'article 1er, paragraphe 2, de la deuxième directive.
19 Toute autre interprétation aurait pour conséquence de permettre aux Etats membres de limiter l'indemnisation des tiers victimes d'un accident de la circulation à certains types de dommages, entraînant ainsi des disparités de traitement entre les victimes selon le lieu où est survenu l'accident, ce que les directives ont précisément pour objet d'éviter. L'article 3, paragraphe 1, de la première directive serait alors privé de son effet utile.
20 Dans ces conditions, l'article 3, paragraphe 1, de la première directive s'oppose à ce que l'assureur puisse se prévaloir de dispositions légales ou de clauses conventionnelles pour refuser d'indemniser les tiers victimes d'un accident causé par le véhicule assuré.
21 Dans ce contexte, l'article 2, paragraphe 1, premier alinéa, de la deuxième directive ne fait que rappeler cette obligation en ce qui concerne les dispositions ou les clauses d'une police excluant de l'assurance l'utilisation ou la conduite de véhicules dans des cas particuliers (personnes non autorisées à conduire le véhicule, personnes non titulaires d'un permis de conduire ou personnes qui ne se sont pas conformées aux obligations légales d'ordre technique concernant l'état et la sécurité du véhicule). Toutefois, par dérogation à cette obligation, l'article 2, paragraphe 1, deuxième et troisième alinéas, prévoit que certaines victimes pourront ne pas être indemnisées par l'assureur, compte tenu de la situation qu'elles ont elles-mêmes créée (personnes ayant pris place dans un véhicule dont elles savaient qu'il avait été volé) ou de l'indemnisation à laquelle elles peuvent prétendre par ailleurs (victimes pouvant obtenir l'indemnisation de leur préjudice par un organisme de sécurité sociale).
22 En revanche, l'article 3, paragraphe 1, de la première directive ne fait pas obstacle à ce que des dispositions légales ou des clauses contractuelles prévoient la possibilité pour l'assureur de se retourner contre l'assuré dans certains cas.
23 Il en va en particulier ainsi des dispositions ou des clauses qui permettent à l'assureur de se retourner contre l'assuré en vue de récupérer les sommes qui ont été versées à la victime d'un accident de la circulation provoqué par un conducteur en état d'ivresse.
24 Il y a donc lieu de répondre aux quatre premières questions que l'article 3, paragraphe 1, de la première directive doit être interprété en ce sens que, sans préjudice des dispositions de l'article 2, paragraphe 1, de la deuxième directive, le contrat d'assurance obligatoire ne peut pas prévoir que, dans certains cas et, en particulier, dans le cas où le conducteur du véhicule était en état d'ivresse, l'assureur n'est pas tenu d'indemniser les dommages corporels et matériels causés à des tiers par le véhicule assuré. En revanche, le contrat d'assurance obligatoire peut prévoir que, dans de telles hypothèses, l'assureur disposera d'une action récursoire contre l'assuré.
Sur la cinquième question
25 La cinquième question n'est posée que pour le cas où la Cour répondrait à celles qui précèdent que l'article 3, paragraphe 1, de la première directive doit être interprété en ce sens que le contrat d'assurance obligatoire peut prévoir que, dans certains cas et, en particulier, dans le cas où le conducteur du véhicule était en état d'ivresse, l'assureur n'est pas tenu d'indemniser les dommages corporels et matériels causés à des tiers par le véhicule assuré.
26 Compte tenu de la réponse apportée aux quatre premières questions, il n'y a pas lieu de répondre à la cinquième.
Sur les dépens
27 Les frais exposés par les Gouvernements espagnol, hellénique et du Royaume-Uni ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (cinquième chambre),
statuant sur les questions à elle soumises par l'Audiencia Provincial de Sevilla, par ordonnance du 4 avril 1994, dit pour droit:
L'article 3, paragraphe 1, de la directive 72-166-CEE du Conseil, du 24 avril 1972, concernant le rapprochement des législations des Etats membres relatives à l'assurance de la responsabilité civile résultant de la circulation de véhicules automoteurs, et au contrôle de l'obligation d'assurer cette responsabilité, doit être interprété en ce sens que, sans préjudice des dispositions de l'article 2, paragraphe 1, de la deuxième directive 84-5-CEE du Conseil, du 30 décembre 1983, concernant le rapprochement des législations des Etats membres relatives à l'assurance de la responsabilité civile résultant de la circulation des véhicules automoteurs, le contrat d'assurance obligatoire ne peut pas prévoir que, dans certains cas et, en particulier, dans le cas où le conducteur du véhicule était en état d'ivresse, l'assureur n'est pas tenu d'indemniser les dommages corporels et matériels causés à des tiers par le véhicule assuré. En revanche, le contrat d'assurance obligatoire peut prévoir que, dans de telles hypothèses, l'assureur disposera d'une action récursoire contre l'assuré.