CJCE, 2e ch., 14 novembre 1996, n° C-305/94
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Rotsart de Hertaing
Défendeur :
J. Benoidt SA, IGC Housing Service SA
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Mancini (rapporteur)
Avocat général :
M. Lenz
Juges :
MM. Murray, Hirsch
LA COUR,
1 Par un arrêt du 7 novembre 1994, parvenu à la Cour le 18 novembre suivant, le Tribunal du travail de Bruxelles a posé, en vertu de l'article 177 du traité CE, deux questions préjudicielles relatives à l'interprétation de la directive 77-187-CEE du Conseil, du 14 février 1977, concernant le rapprochement des législations des Etats membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transferts d'entreprises, d'établissements ou de parties d'établissements (JO L 61, p. 26, ci-après la "directive").
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant Mme Rotsart de Hertaing, d'une part, et J. Benoidt SA, en liquidation, et IGC Housing Service SA, d'autre part, à propos du versement d'une indemnité pour licenciement abusif ainsi que d'autres indemnités.
3 Comme l'indique son deuxième considérant, la directive vise à "protéger les travailleurs en cas de changement de chef d'entreprise, en particulier pour assurer le maintien de leurs droits".
4 A cette fin, elle impose, en son article 3, paragraphe 1, premier alinéa, le transfert au cessionnaire des droits et des obligations qui résultent pour le cédant d'un contrat de travail existant à la date du transfert. Conformément au deuxième alinéa, les Etats membres peuvent prévoir que le cédant est, également après la date du transfert et à côté du cessionnaire, responsable des obligations résultant d'un contrat ou d'une relation de travail. Le paragraphe 2, premier alinéa, du même article dispose ensuite que, après le transfert, le cessionnaire maintient les conditions de travail convenues par une convention collective dans la même mesure que celle-ci les a prévues pour le cédant, jusqu'à la date de résiliation ou de l'expiration de la convention collective ou de l'entrée en vigueur ou de l'application d'une autre convention collective.
5 Conformément à l'article 4, paragraphe 1, premier alinéa, de la directive, le transfert d'une entreprise, d'un établissement ou d'une partie d'établissement ne constitue pas en lui-même un motif de licenciement pour le cédant ou le cessionnaire. Cette disposition ne fait pas obstacle à des licenciements pouvant intervenir pour des raisons économiques, techniques ou d'organisation impliquant des changements sur le plan de l'emploi.
6 En droit belge, la directive a été mise en œuvre par la convention collective n° 32 bis, du 7 juin 1985, concernant le maintien des droits des travailleurs en cas de changement d'employeur du fait d'un transfert conventionnel d'entreprise et réglant les droits des travailleurs repris en cas de reprise de l'actif après faillite ou concordat judiciaire par abandon d'actif, rendue obligatoire par l'arrêté royal du 25 juillet 1985 (Moniteur belge du 9 août 1985, p. 11527), et modifiée, notamment, par la convention collective n° 32 quater.
7 Depuis 1987, Mme Rotsart de Hertaing était employée par Housing Service SA pour laquelle, à l'époque des faits du litige au principal, elle effectuait des tâches d'accueil et de réception.
8 Le 19 novembre 1993, Housing Service SA a changé sa dénomination en J. Benoidt SA (ci- après "Benoidt") et a été mise en liquidation. Ses activités ont été poursuivies par une société nouvellement constituée, IGC Housing Service SA (ci-après "IGC Housing Service"), qui s'est installée dans les mêmes locaux.
9 Par lettre recommandée du 23 novembre 1993, Benoidt a mis fin au contrat de travail de Mme Rotsart de Hertaing, avec un préavis de six mois prenant cours le 1er décembre 1993, et lui a précisé que, jusqu'à nouvel ordre, elle était dispensée de prester son préavis. Par lettre du 29 novembre 1993, Benoidt a fait savoir à Mme Rotsart de Hertaing qu'elle devait prester son préavis et préparer, au cours de cette période, le déménagement de la société.
10 Mme Rotsart de Hertaing, par l'intermédiaire de son syndicat, a protesté contre cette modification unilatérale de l'objet du contrat et a invité Benoidt à la réintégrer dans ses fonctions à la date du 17 décembre 1993 au plus tard. Par lettre recommandée du 22 décembre 1993, Mme Rotsart de Hertaing a été informée de ce que le liquidateur mettait un terme à ce jour à son contrat pour faute grave. Par courrier du 27 décembre 1993, Benoidt lui a précisé les faits qui auraient constitué le motif grave justifiant le licenciement. Selon la juridiction nationale, c'est le 22 décembre 1993 que Mme Rotsart de Hertaing a été licenciée par Benoidt.
11 Le 21 janvier 1994, Mme Rotsart de Hertaing a saisi le Tribunal du travail de Bruxelles pour obtenir la condamnation in solidum de Benoidt et d'IGC Housing Service au paiement de différents montants à titre d'indemnité compensatoire de préavis, d'indemnité pour licenciement abusif, de treizième mois pour l'année 1993, de solde de pécule de vacances et de retenue indue, majorés des intérêts légaux. Benoidt a introduit une demande reconventionnelle tendant à obtenir de Mme Rotsart de Hertaing des dommages-intérêts. Cette demande n'a pas été maintenue dans le dispositif des conclusions additionnelles et n'a pas été soutenue en plaidoirie.
12 La juridiction nationale a déclaré l'action de Mme Rotsart de Hertaing contre Benoidt recevable et fondée, au motif que cette dernière n'a pas établi que les faits dénoncés dans le délai légal comme constitutifs d'une faute grave ont été commis dans une intention déloyale ni que ces faits rendent impossible la poursuite des relations professionnelles entre les parties. Elle a donc condamné Benoidt à payer à Mme Rotsart de Hertaing la somme de 535 378 FB à titre d'indemnité compensatoire de préavis et la somme de 64 412 FB à titre de treizième mois, majorées des intérêts légaux.
13 S'agissant de la demande visant à la condamnation in solidum d'IGC Housing Service, le juge national a considéré, d'une part, qu'il y avait eu, en l'espèce, transfert conventionnel d'entreprise au sens de la directive et de la convention collective n° 32 bis et, d'autre part, que le contrat de travail de Mme Rotsart de Hertaing n'avait pas été transféré. IGC Housing Service a en effet admis n'avoir jamais été l'employeur de Mme Rotsart de Hertaing, tandis que Benoidt revendiquait la qualité d'employeur unique de cette dernière jusqu'à la date de rupture du contrat.
14 Compte tenu de ce qui précède, le Tribunal du travail de Bruxelles a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions suivantes :
"1°) L'article 3 de la directive 77-187 doit-il être compris en ce sens que tous les contrats de travail existant à la date du transfert et concernant le personnel travaillant au sein de l'entreprise cédée sont, du fait du transfert, et sans possibilité de choix pour le cédant ou le cessionnaire transférés du cédant au cessionnaire ?
2°) Dans l'affirmative
- le transfert du personnel s'opère-t-il de plein droit nonobstant le refus par le cessionnaire d'exécuter son obligation ?
- le transfert du personnel a-t-il lieu à la date du transfert ou peut-il, au choix du cédant ou du cessionnaire, être fixé à une date postérieure ?"
Sur le transfert des contrats et des relations de travail existant à la date du transfert
15 Par sa première question et par la première partie de sa seconde question, la juridiction de renvoi cherche, en substance, à savoir si l'article 3, paragraphe 1, de la directive doit être interprété en ce sens que les contrats et les relations de travail existant, à la date du transfert d'une entreprise, entre le cédant et les travailleurs affectés à l'entreprise transférée sont transférés de plein droit du cédant au cessionnaire du seul fait du transfert de l'entreprise, malgré la volonté contraire du cédant ou du cessionnaire et nonobstant le refus de ce dernier d'exécuter ses obligations.
16 Ainsi que la Cour l'a itérativement constaté (voir, notamment, arrêt du 5 mai 1988, Berg et Busschers, 144-87 et 145-87, Rec. p. 2559, point 12), la directive tend à assurer le maintien des droits des travailleurs en cas de changement de chef d'entreprise en leur permettant de rester au service du nouvel employeur dans les mêmes conditions que celles convenues avec le cédant.
17 Il est également de jurisprudence constante (voir arrêt du 10 février 1988, Daddy's Dance Hall, 324-86, Rec. p. 739, point 14) que les règles de la directive, et notamment celles relatives à la protection des travailleurs contre le licenciement en raison du transfert, doivent être considérées comme impératives, en ce sens qu'il n'est pas permis d'y déroger dans un sens défavorable aux travailleurs.
18 Il s'ensuit que, en cas de transfert d'entreprise, le contrat ou la relation de travail liant le personnel affecté à l'entreprise transférée ne saurait être maintenu avec le cédant et se poursuit de plein droit avec le cessionnaire (arrêt du 25 juillet 1991, D'Urso e.a., C-362-89, Rec. p. I-4105, point 12). La Cour en a conclu que les contrats et les relations de travail existant, à la date du transfert d'une entreprise, entre le cédant et les travailleurs affectés à l'entreprise transférée sont transférés de plein droit du cédant au cessionnaire du seul fait du transfert de l'entreprise (point 20 du même arrêt).
19 Il importe néanmoins de préciser que, selon l'article 3, paragraphe 1, deuxième alinéa, le transfert de plein droit des relations de travail au cessionnaire n'empêche pas les Etats membres de prévoir la responsabilité solidaire du cédant et du cessionnaire (voir, à ce sujet, l'arrêt Berg et Busschers, points 11 et 13).
20 Au vu des doutes exprimés par la juridiction de renvoi, il y a lieu d'ajouter que, en raison du caractère impératif de la protection organisée par la directive et sous peine de priver en fait les travailleurs de cette protection, le transfert des contrats de travail ne saurait être subordonné à la volonté du cédant ou du cessionnaire et que, plus particulièrement, le cessionnaire ne peut s'y opposer en refusant d'exécuter ses obligations.
21 Il convient donc de répondre à la première question préjudicielle et à la première partie de la seconde question que l'article 3, paragraphe 1, de la directive doit être interprété en ce sens que les contrats et les relations de travail existant, à la date du transfert d'une entreprise, entre le cédant et les travailleurs affectés à l'entreprise transférée sont transférés de plein droit du cédant au cessionnaire du seul fait du transfert de l'entreprise, malgré la volonté contraire du cédant ou du cessionnaire et nonobstant le refus de ce dernier d'exécuter ses obligations.
Sur la date de transfert des contrats et des relations de travail
22 Par la seconde partie de sa seconde question, la juridiction de renvoi demande si le transfert des contrats et des relations de travail en application de l'article 3, paragraphe 1, de la directive a nécessairement lieu à la date du transfert de l'entreprise ou s'il peut être reporté, au gré du cédant ou du cessionnaire, à une autre date.
23 A cet égard, il y a lieu d'observer, en premier lieu, qu'il résulte de la lettre même de la directive que le transfert des contrats et des relations de travail a lieu à la date même du transfert de l'entreprise. En effet, l'article 3, paragraphe 1, deuxième alinéa, attribue aux Etats membres la faculté de prévoir que le cédant est, également après la date du transfert, responsable, à côté du cessionnaire, des obligations résultant d'un contrat ou d'une relation de travail. Une telle règle implique que, en tout état de cause, lesdites obligations sont transférées au cessionnaire à la date du transfert.
24 En deuxième lieu, dans l'arrêt Berg et Busschers, précité, point 14, la Cour a dit pour droit que l'article 3, paragraphe 1, doit être interprété en ce sens que, après la date du transfert, le cédant est en principe libéré de ses obligations résultant du contrat ou de la relation de travail en raison du seul fait du transfert. En raison de l'objectif de protection des travailleurs poursuivi par la directive, un tel effet ne peut se produire que si les obligations en question sont transférées au cessionnaire dès la date du transfert.
25 En troisième lieu, reconnaître au cédant ou au cessionnaire la faculté de choisir la date à partir de laquelle le contrat ou la relation de travail sont transférés reviendrait à admettre que les employeurs peuvent déroger, au moins à titre temporaire, aux dispositions de la directive. Or, selon la jurisprudence constante mentionnée au point 17, ces dispositions revêtent un caractère impératif.
26 Il y a donc lieu de répondre à la seconde partie de la seconde question préjudicielle que le transfert des contrats et des relations de travail en application de l'article 3, paragraphe 1 de la directive a nécessairement lieu à la date du transfert de l'entreprise et ne peut être reporté, au gré du cédant ou du cessionnaire, à une autre date.
Sur les dépens
27 Les frais exposés par la Commission des Communautés européennes, qui a soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (deuxième chambre),
Statuant sur les questions à elle soumises par le Tribunal du travail de Bruxelles, par arrêt du 7 novembre 1994, dit pour droit:
1°) L'article 3, paragraphe 1, de la directive 77-187-CEE du Conseil, du 14 février 1977, concernant le rapprochement des législations des Etats membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transferts d'entreprises, d'établissements ou de parties d'établissements, doit être interprété en ce sens que les contrats et les relations de travail existant, à la date du transfert d'une entreprise, entre le cédant et les travailleurs affectés à l'entreprise transférée sont transférés de plein droit du cédant au cessionnaire du seul fait du transfert de l'entreprise, malgré la volonté contraire du cédant ou du cessionnaire et nonobstant le refus de ce dernier d'exécuter ses obligations.
2°) Le transfert des contrats et des relations de travail en application de l'article 3, paragraphe 1, de la directive 77-187 a nécessairement lieu à la date du transfert de l'entreprise et ne peut être reporté, au gré du cédant ou du cessionnaire, à une autre date.