CJCE, 19 septembre 1995, n° C-48/94
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Ledernes Hovedorganisation, Rygaard
Défendeur :
Dansk Arbejdsgiverforening, Strø Mølle Akustik A/S
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Rodríguez Iglesias
Présidents de chambre :
Schockweiler, Kapteyn, Jann
Avocat général :
M. Cosmas
Juges :
MM. Mancini, Kakouris, Moitinho de Almeida (rapporteur), Murray, Hirsch, Ragnemalm, Sevón
Avocats :
Mes Schebye, Uldal
LA COUR,
1 Par ordonnance du 2 février 1994, parvenue à la Cour le 7 du même mois, le Soe- og Handelsretten a posé, en vertu de l'article 177 du traité CE, une question préjudicielle relative à l'interprétation de la directive 77-187-CEE du Conseil, du 14 février 1977, concernant le rapprochement des législations des Etats membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transferts d'entreprises, d'établissements ou de parties d'établissements (JO L 61, p. 26, ci-après la "directive").
2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige opposant M. Rygaard à la société Stroe Moelle Akustik A/S (ci-après "Stroe Moelle").
3 Comme l'indique son deuxième considérant, la directive vise à "protéger les travailleurs en cas de changement de chef d'entreprise, en particulier pour assurer le maintien de leurs droits". A cette fin, elle prévoit, en son article 3, paragraphe 1, le transfert au cessionnaire des droits et des obligations résultant pour le cédant d'un contrat de travail ou d'une relation de travail existant au moment du transfert et, en son article 4, paragraphe 1, l'interdiction, pour le cédant comme pour le cessionnaire, de licencier les travailleurs concernés pour le motif du transfert.
4 Aux termes de l'article 1er, paragraphe 1, "la ... directive est applicable aux transferts d'entreprises, d'établissements ou de parties d'établissements à un autre chef d'entreprise, résultant d'une cession ou d'une fusion."
5 M. Rygaard était un employé de l'entreprise de charpente Svend Pedersen A/S (ci-après "S. P").
6 Le 27 janvier 1992, cette entreprise, qui avait été chargée par la société SAS Service Partner A/S (ci-après "SAS Service Partner") de la construction d'une cantine, a informé cette dernière qu'elle souhaitait voir achever une partie du chantier, à savoir les travaux relatifs aux plafonds et à la menuiserie par Stroe Moelle.
7 Le 29 janvier 1992, Stroe Moelle a remis une offre à SAS Service Partner.
8 Le 30 janvier 1992, S. P et Stroe Moelle ont conclu un contrat dans lequel il était stipulé :
"Les charges salariales déjà supportées dans le cadre de la première tranche du marché à forfait concernant les plafonds et les portes (salle et premier étage) seront remboursées à Svend Pedersen A/S par Stroe Moelle Akustik A/S. Stroe Moelle Akustik A/S ne répondra pas d'éventuelles autres créances qui seraient soulevées à l'encontre de Svend Pedersen A/S.
Les fournitures livrées et payées par Svend Pedersen A/S destinées à être utilisées dans la maîtrise d'œuvre précitée seront remboursées par Stroe Moelle Akustik directement à Svend Petersen A/S.
La différence de prix sur les baguettes de protection, de 188 000 DKR, hors TVA, sera payée par Svend Pedersen A/S à Stroe Moelle Akustik A/S.
Stroe Moelle Akustik reprend deux apprentis pour la période du 1er février 1992 au 1er mai 1992 (environ). La condition à cet égard est que la direction des travaux élabore un échéancier révisé des travaux qui puisse être accepté par Stroe Moelle Akustik A/S."
9 Le 31 janvier 1992, S. P a envoyé à M. Rygaard une lettre, avec un préavis de licenciement au 30 avril suivant. Dans la lettre de licenciement, l'employeur faisait état de son intention de liquider la société ainsi que de la reprise desdits travaux par Stroe Moelle. Il ajoutait que, à partir du 1er février 1992, M. Rygaard serait transféré à l'entreprise sous-traitante qui le rémunérerait jusqu'à la fin de la relation de travail.
10 Le 10 février 1992, SAS Service Partner a accepté l'offre de Stroe Moelle et celle-ci a repris les travaux. M. Rygaard a continué à travailler pour Stroe Moelle jusqu'au 26 mai 1992, date à laquelle il s'est vu notifier un préavis de licenciement prenant cours le 30 juin 1992.
11 S. P a déposé son bilan en mars 1992.
12 Devant le Soe- og Handelsretten, M. Rygaard réclame notamment une indemnité pour licenciement abusif.
13 Estimant que l'interprétation de la directive était nécessaire à la solution du litige, le Soe- og Handelsretten a posé à la Cour la question préjudicielle suivante :
"La directive du Conseil 77-187-CEE s'applique-t-elle lorsqu'un entrepreneur B après accord avec un entrepreneur A continue une partie d'un chantier commencé par l'entrepreneur A, et
1°) qu'un accord est conclu entre l'entrepreneur A et l'entrepreneur B selon lequel quelques collaborateurs engagés par l'entrepreneur A continuent leur activité chez l'entrepreneur B et que l'entrepreneur B reprend du matériel sur le chantier de construction en vue de l'achèvement de l'ouvrage, et
2°) que l'entrepreneur A et l'entrepreneur B, postérieurement au transfert, travaillent durant une certaine période simultanément sur le chantier ?
La circonstance que le contrat en vue de l'achèvement des travaux ait été conclu entre le maître de l'ouvrage et l'entrepreneur B avec l'assentiment de l'entrepreneur A exerce-t-elle une incidence quelconque à cet égard ?"
14 Par sa question, la juridiction nationale cherche en substance à savoir si la reprise, en vue de terminer, avec l'autorisation du maître de l'ouvrage, un chantier commencé par une autre entreprise, de deux apprentis et d'un employé ainsi que du matériel qui y avaient été affectés, constitue un transfert d'entreprise, d'établissement ou d'une partie d'établissement, au sens de l'article 1er, paragraphe 1, de la directive.
15 Selon la jurisprudence de la Cour, il ressort de l'économie de la directive et des termes de son article 1er, paragraphe 1, que celle-ci vise à assurer la continuité des relations de travail existant dans le cadre d'une entité économique, indépendamment d'un changement du propriétaire. Il s'ensuit que le critère décisif pour établir l'existence d'un transfert au sens de la directive est de savoir si l'entité en question garde son identité (voir, notamment, arrêt du 18 mars 1986, Spijkers, 24-85, Rec. p. 1119, point 11).
16 Selon la même jurisprudence, il convient d'abord, afin de vérifier ce critère, de se demander si l'exploitation de l'entité en question est effectivement poursuivie ou reprise par le nouveau chef d'entreprise, avec les mêmes activités économiques ou des activités analogues (voir arrêt Spijkers, précité, point 12).
17 Il y a lieu ensuite de prendre en considération l'ensemble des circonstances de fait caractérisant l'opération en cause, au nombre desquelles figurent notamment le type d'entreprise ou d'établissement dont il s'agit, le transfert ou non des éléments corporels, tels que les bâtiments et les biens mobiliers, la valeur des éléments incorporels au moment du transfert, la reprise ou non de l'essentiel des effectifs par le nouveau chef d'entreprise, le transfert ou non de la clientèle, ainsi que le degré de similarité des activités exercées avant et après le transfert et la durée d'une éventuelle suspension de ces activités. Tous ces éléments ne constituent toutefois que des aspects partiels de l'évaluation d'ensemble qui s'impose et ne sauraient, de ce fait, être appréciés isolément (voir arrêt Spijkers, précité, point 13).
18 M. Rygaard considère que ces conditions sont remplies en l'espèce. Il observe à cet égard que le chantier repris par Stroe Moelle est le même que celui dont S. P avait été chargée et que la durée des travaux ne peut être déterminante quant à l'existence d'un transfert d'entreprise au sens de la directive, de la même façon que la taille de l'activité transférée n'a pas été jugée décisive dans l'arrêt de la Cour du 14 avril 1994, Schmidt (C-392-92, Rec. p. I-1311).
19 Cette argumentation ne peut être accueillie.
20 La jurisprudence précitée suppose que le transfert porte sur une entité économique organisée de manière stable, dont l'activité ne se borne pas à l'exécution d'un ouvrage déterminé.
21 Est étrangère à cette hypothèse la situation d'une entreprise qui transfère à une autre entreprise l'un de ses chantiers en vue de son achèvement. Un tel transfert ne pourrait relever de la directive que s'il s'accompagnait du transfert d'un ensemble organisé d'éléments permettant la poursuite des activités ou de certaines activités de l'entreprise cédante de manière stable.
22 Tel n'est pas le cas lorsque, comme en l'espèce au principal, cette dernière entreprise se limite à mettre à la disposition du nouvel entrepreneur certains travailleurs et du matériel destinés à assurer la réalisation des travaux en cause.
23 Il y a donc lieu de répondre à la question préjudicielle que la reprise, en vue de terminer, avec l'accord du maître de l'ouvrage, un chantier commencé par une autre entreprise, de deux apprentis et d'un employé ainsi que du matériel qui y avaient été affectés, ne constitue pas un transfert d'entreprise, d'établissement ou d'une partie d'établissement, au sens de l'article 1er, paragraphe 1, de la directive.
Sur les dépens
24 Les frais exposés par le Gouvernement allemand et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
statuant sur la question à elle soumise par le Soe- og Handelsretten de Koebenhavn, par ordonnance du 2 février 1994, dit pour droit :
La reprise, en vue de terminer, avec l'accord du maître de l'ouvrage, un chantier commencé par une autre entreprise, de deux apprentis et d'un employé ainsi que du matériel qui y avaient été affectés, ne constitue pas un transfert d'entreprise, d'établissement ou d'une partie d'établissement, au sens de l'article 1er, paragraphe 1, de la directive 77-187-CEE du Conseil, du 14 février 1977, concernant le rapprochement des législations des Etats membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transferts d'entreprises, d'établissements ou de parties d'établissements.