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Décisions

CJCE, 9 novembre 1995, n° C-91/94

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Défendeur :

Thierry Tranchant, Téléphone Store SARL

CJCE n° C-91/94

9 novembre 1995

LA COUR,

1 Par jugement du 28 février 1994, parvenu à la Cour le 16 mars suivant, le Tribunal de grande instance de Paris a posé, en application de l'article 177 du traité CE, une question préjudicielle sur l'interprétation de la directive 88/301/CEE de la Commission, du 16 mars 1988, relative à la concurrence dans les marchés de terminaux de télécommunication (JO L. 131, p. 73), pour qu'il puisse apprécier la compatibilité avec celle-ci de la procédure d'agrément d'équipements terminaux de télécommunication, telle qu'elle est prévue par la réglementation française.

2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'une procédure pénale intentée contre M. Tranchant, prévenu d'avoir effectué, de courant novembre 1992 à courant février 1993, une publicité portant sur des téléphones sans fil, répondeurs-enregistreurs et télécopieurs n'ayant pas fait l'objet d'un agrément préalable du ministre chargé des Télécommunications, faits prévus et réprimés par les articles L. 34-9 et L. 39-3 du code des postes et télécommunications français, tels qu'ils résultent de la loi n° 90-1170 du 29 décembre 1990 sur la réglementation des télécommunications (JORF, p. 16439, ci-après la "loi française").

3 En vertu de l'article L. 34-9 du code précité, les équipements terminaux destinés à être connectés à un réseau ouvert au public ne peuvent être fabriqués pour le marché intérieur, importés, pour la mise à la consommation, de pays n'appartenant pas aux Communautés européennes, détenus en vue de la vente, mis en vente, distribués à titre gratuit ou onéreux, connectés à un réseau ouvert au public ou faire l'objet de publicité que s'ils font l'objet d'un agrément préalable délivré par le ministre chargé des Télécommunications. L'agrément a pour objet de garantir, dans l'intérêt général, le respect des exigences essentielles définies à l'article L. 32, point 12, du même code, à savoir la sécurité des usagers et du personnel des exploitants de réseaux de télécommunications, la protection des réseaux et, le cas échéant, la bonne utilisation du spectre radioélectrique ainsi que, dans les cas justifiés, l'interopérabilité des services et celle des équipements terminaux et la protection des données. L'article L. 39-3 du code précise la pénalité encourue par ceux qui effectuent une publicité interdite en application de l'article L. 34-9.

4 Le décret n 92-116, du 4 février 1992, relatif à l'agrément des équipements terminaux de télécommunications, à leurs conditions de raccordement et à l'admission des installateurs (JORF 1992, p. 1915), établit les modalités de la procédure d'agrément.

5 Il résulte de ce décret que deux procédures d'agrément, à savoir l'"examen de type" et la "procédure de certification", sont possibles. Cependant, seule la première procédure, mise en cause dans l'affaire au principal, requiert l'intervention des laboratoires d'essais.

6 Dans le cadre de cette procédure, le demandeur doit, aux termes du décret, déposer auprès de la direction de la réglementation générale un dossier comportant une série d'informations et des documents relatifs au produit dont l'agrément est sollicité. Ce dossier peut comprendre, le cas échéant, les résultats d'essais effectués par un laboratoire désigné par l'autorité compétente en France ou dans un autre Etat membre.

7 En revanche, à défaut de tels résultats, le demandeur est invité à présenter un exemplaire représentatif de ce produit à l'un des laboratoires désignés aux fins d'essais pour vérifier sa conformité aux exigences essentielles. En cas de résultats positifs, la direction de la réglementation générale délivre une attestation d'examen puis, après avoir obtenu du demandeur l'engagement de ne fabriquer ou commercialiser que des produits conformes à ce certificat, accorde l'agrément. En cas de résultats négatifs, l'attestation est refusée par décision motivée notifiée au demandeur.

8 Il ressort du jugement de renvoi qu'en France un seul laboratoire, à savoir le Laboratoire d'essai d'agrément (ci- après le "LEA"), est reconnu pour effectuer des essais portant sur les exigences essentielles autres que celles de la sécurité applicable aux équipements terminaux (arrêtés français du 2 avril 1990, du 3 juin et du 27 octobre 1992). Le LEA fait partie du Centre national d'études des télécommunications (CNET), organisme scientifique lui- même rattaché à l'établissement public France Télécom, chargé de l'exploitation du réseau public de télécommunications et de la commercialisation des équipements terminaux.

9 Il convient de relever en outre que le LEA a été désigné par le gouvernement français pour effectuer des essais se rapportant aux procédures visées à l'article 9 de la directive 91/263/CEE du Conseil, du 29 avril 1991, concernant le rapprochement des législations des Etats membres relatives aux équipements terminaux de télécommunications, incluant la reconnaissance mutuelle de leur conformité (JO L. 128, p. 1). La Commission a été informée de cette désignation en application de l'article 10, paragraphe 2, de cette même directive.

10 Devant la juridiction nationale, M. Tranchant a fait valoir que l'absence d'indépendance du LEA par rapport à France Télécom, qui commercialise des téléphones, est contraire à l'article 6 de la directive 88/301 et rend ainsi inapplicables les dispositions répressives issues de la loi française.

11 Aux termes de l'article 6 de la directive 88/301 :

"Les Etats membres assurent qu'à partir du 1er juillet 1989 la formalisation des spécifications mentionnées à l'article 5 et le contrôle de leur application ainsi que l'agrément sont effectués par une entité indépendante des entreprises publiques ou privées offrant des biens et/ou des services dans le domaine des télécommunications."

12 C'est dans ces conditions que le Tribunal de grande instance de Paris a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

"L'article 6 de la directive 88/301 du 16 mai 1988 s'oppose-t-il à l'application d'une réglementation nationale qui interdit, sous peine de sanctions, aux opérateurs économiques de fabriquer, d'importer, de détenir en vue de la vente, de vendre ou distribuer, ou de faire de la publicité pour des appareils terminaux sans justifier, par la présentation d'un agrément ou de tout autre document considéré comme équivalent, de la conformité de ces appareils à certaines exigences essentielles tenant notamment à la sécurité des usagers et au bon fonctionnement du réseau, alors que n'est pas assurée l'indépendance, par rapport à tout opérateur offrant des biens ou des services dans le domaine des télécommunications, du laboratoire d'essais chargé de contrôler techniquement la conformité des appareils dans le cadre de la procédure d'agrément ?"

13 Le gouvernement français observe notamment que, dans le cadre de la fonction de "contrôle de l'application des spécifications", exercée en France par la direction de la réglementation générale du ministère des Postes et Télécommunications, le LEA se contente d'appliquer les procédures d'observation et de mesures connues et de consigner les résultats bruts dans un rapport. Un tel rapport d'essais ne serait que l'un des éléments, en l'occurrence un support technique, sur lequel se fonde l'autorité publique pour délivrer l'attestation d'examen préalable à l'agrément.

14 Les parties civiles au principal précisent que l'essai est une vérification, c'est-à-dire une opération technique effectuée au regard d'un mode opératoire défini, alors que l'évaluation est un contrôle, à savoir une opération administrative effectuée par comparaison entre les résultats d'essais et les exigences essentielles.

15 La Commission relève notamment que le contrôle des spécifications techniques consiste à vérifier, par des tests et essais de laboratoire, si les appareils terminaux pour lesquels une demande d'agrément a été présentée répondent à ces spécifications. L'agrément serait donc étroitement conditionné par le résultat de ce contrôle. En tout état de cause, le rôle du laboratoire ne pourrait être regardé comme accessoire.

16 La Commission fait valoir à cet égard que, en prolongeant la durée des tests, le LEA a la faculté de retarder l'introduction sur le marché d'équipements concurrents à ceux commercialisés par l'exploitant public, et que, en cas de résultats négatifs, il serait difficile de contester les méthodes utilisées ou la fiabilité de ces résultats en l'absence, en France, d'autres laboratoires autorisés auxquels une contre-expertise pourrait être demandée.

17 Il y a lieu de rappeler que, selon le neuvième considérant de la directive 88/301, pour assurer une application transparente, objective et non discriminatoire des spécifications techniques et des procédures d'agrément, la mise en forme et le contrôle de ces règles doivent être organisés par des organismes indépendants des concurrents sur le marché en question.

18 Dans l'arrêt du 19 mars 1991, France/Commission (C-202-88, Rec. p. I-1223, point 51), la Cour a en outre reconnu qu'un système de concurrence non faussé, tel que celui prévu par le traité, ne peut être garanti que si l'égalité des chances entre les différents opérateurs économiques est assurée. La Cour en a conclu (point 52) que le maintien d'une concurrence effective et la garantie de transparence exigent que la formalisation des spécifications techniques, le contrôle de leur application et l'agrément soient effectués par une entité indépendante des entreprises publiques ou privées offrant des biens et/ou des services concurrents dans le domaine des télécommunications (voir, également, arrêt du 13 décembre 1991, GB-Inno-BM, C-18-88, Rec. p. I-5941, point 26).

19 L'exigence d'indépendance posée par l'article 6 de la directive 88/301 vise donc à exclure tout risque de conflit d'intérêts entre, d'une part, l'autorité régulatrice chargée de formaliser les spécifications techniques, de contrôler leur application et de délivrer les agréments et, d'autre part, les entreprises offrant des biens ou des services dans le domaine des télécommunications.

20 Il est constant que, dans la réglementation française, le contrôle de l'application des spécifications techniques par l'autorité publique se fonde essentiellement sur les résultats d'essais. Ceux-ci font, en effet, partie intégrante de l'opération visant à évaluer la conformité des appareils terminaux aux spécifications techniques.

21 Il est également constant que les essais sont effectués par un laboratoire rattaché à un opérateur économique, en l'occurrence France Télécom, qui commercialise lui-même des appareils terminaux. Le directeur du LEA est d'ailleurs un agent de France Télécom, ainsi que le gouvernement français l'a reconnu lors de l'audience.

22 Dans ces conditions, un laboratoire tel que le LEA ne peut être considéré comme indépendant au sens de l'article 6 de la directive 88/301. Son intervention dans la procédure d'agrément n'est par conséquent pas conforme à cette disposition.

23 Cette conclusion ne saurait être infirmée par l'argument développé par le gouvernement français et par les parties civiles au principal selon lequel la directive 91/263 du Conseil, précitée, précise, pour ce qui concerne les laboratoires d'essais, les conditions d'application du principe d'indépendance défini à l'article 6 de la directive 88/301. Ainsi, le LEA serait conforme aux critères d'impartialité, d'indépendance et d'intégrité définis par la norme européenne EN-45001 spécifiant les critères généraux concernant le fonctionnement de laboratoires d'essais, adoptée par l'Organisation commune européenne de normalisation (CEN/Cenelec), dont la directive 91/263 exige le respect.

24 Comme la Commission l'a relevé, la ratio legis de la directive 91/263 du Conseil est différente de celle de la directive 88/301 de la Commission. La directive du Conseil vise à réduire les répétitions de procédures, une fois un agrément déjà obtenu dans un Etat membre, en facilitant la reconnaissance mutuelle des agréments par la définition de spécifications techniques communes, alors que la directive de la Commission vise à prévenir les conséquences dommageables qui pourraient résulter, en termes de concurrence, de la partialité de l'entité chargée d'effectuer les essais de conformité en vue de l'obtention d'un agrément. De plus, une directive postérieure ayant un autre objet ne saurait être prise en considération pour l'interprétation de l'article 6 de la directive 88/301 de la Commission.

25 Dans ces conditions, il convient de répondre que l'article 6 de la directive 88/301 doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à une réglementation nationale qui interdit, sous peine de sanctions, aux opérateurs économiques de fabriquer, d'importer, de détenir en vue de la vente, de vendre, de distribuer des appareils terminaux ou d'en faire la publicité sans justifier, par la présentation d'un agrément ou de tout autre document considéré comme équivalent, de la conformité de ces appareils à certaines exigences essentielles tenant notamment à la sécurité des usagers et au bon fonctionnement du réseau, alors que n'est pas assurée l'indépendance, par rapport aux opérateurs offrant des biens ou des services dans le domaine des télécommunications, d'un laboratoire d'essais chargé de contrôler techniquement la conformité de ces appareils aux spécifications techniques.

Sur les dépens

26 Les frais exposés par le gouvernement français et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

statuant sur la question à elle soumise par le Tribunal de grande instance de Paris, par jugement du 28 février 1994, dit pour droit:

L'article 6 de la directive 88/301/CEE de la Commission, du 16 mai 1988, relative à la concurrence dans les marchés de terminaux de télécommunication, doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à une réglementation nationale qui interdit, sous peine de sanctions, aux opérateurs économiques de fabriquer, d'importer, de détenir en vue de la vente, de vendre, de distribuer des appareils terminaux ou d'en faire la publicité sans justifier, par la présentation d'un agrément ou de tout autre document considéré comme équivalent, de la conformité de ces appareils à certaines exigences essentielles tenant notamment à la sécurité des usagers et au bon fonctionnement du réseau, alors que n'est pas assurée l'indépendance, par rapport aux opérateurs offrant des biens ou des services dans le domaine des

télécommunications, d'un laboratoire d'essais chargé de contrôler techniquement la conformité de ces appareils aux spécifications techniques.