CJCE, 3e ch., 14 juillet 1983, n° 201-82
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Gerling Konzern Speziale Kreditversicherungs-AG
Défendeur :
Amministrazione del Tesoro dello Stato
LA COUR,
1. Par ordonnance en date du 28 juillet 1982, parvenue au greffe de la Cour le 6 août 1982, la Corte Suprema di Cassazione (chambres civiles réunies) a posé, en vertu du protocole du 3 juin 1971, relatif à l'interprétation par la Cour de justice de la convention du 27 septembre 1968, concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (ci-après la convention) deux questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 17 et 18 de la convention.
2. Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant l'Amministrazione del Tesoro dello Stato (trésor public italien) à la Gerling Konzern Speziale Kreditversicherungs-AG et autres (ci-après la Gerling) dont le siège est à Cologne, la demanderesse au principal recherchant le paiement d'une somme représentant des amendes, taxes, droits et frais accessoires, liés à une série de transports effectués sous le régime TIR qui se sont révélés illicites en Italie et, comme tels, passibles des taxes et impositions précitées.
3. Pour bénéficier des facilités prévues par la convention douanière relative au transport international de marchandises par route couvert par les carnets TIR, adoptée à Genève le 15 janvier 1959, les transports doivent notamment s'effectuer sous le couvert d'un carnet TIR délivré par l'organisation compétente pour chaque pays signataire de la convention douanière et sous la garantie de laquelle s'effectue le transport. L'organisation nationale garante est tenue au paiement des droits et taxes reconnus exigibles ainsi que des amendes encourues par le titulaire du carnet TIR.
4. L'organisation nationale habilitée pour l'Italie, à l'époque des faits litigieux, était l'Ente Autotrasporti Merci (ci-après EAM). Depuis sa mise en liquidation, le ministère italien du trésor agit aux droits de cette organisation, conformément aux dispositions combinées de la loi n° 1404 du 4 décembre 1956, de la loi n° 413 du 18 mars 1968 et de la loi n° 1139 du 23 décembre 1970.
5. Les organisations nationales sont affiliées à l'International Road transport Union (IRU). Chacune de ces organisations nationales bénéficie à son tour de la garantie que lui apporte un groupe international d'assureurs, représenté par la Gerling, conformément à un contrat conclu en 1961, d'une part, par l'IRU à son bénéfice propre, ainsi qu'au bénéfice de chacune des organisations nationales et, d'autre part, par le groupe international d'assureurs précité.
6. En vertu des stipulations de l'article 8 de ce contrat d'assurance, "en cas de différend entre le pool (d'assureurs) et une des organisations nationales, ces dernières auront le droit de réclamer une procédure devant le tribunal compétent du pays où elles ont leur siège, pour l'application du droit de ce pays".
7. L'administration italienne des douanes, réclamant le paiement d'une série d'amendes, taxes et droits, lié à des transports sous le régime TIR, en Italie, le ministère du Trésor a attrait, devant le Tribunal de Rome, le groupe d'assureurs précité, aux fins de le voir condamner au paiement d'une somme totale de 812 134 310 lires.
8. Au cours de la procédure, le groupe d'assureurs a formé un recours incident devant la section de la Corte di Cassazione, conformément à l'article 41 du Code de procédure civile italien, tendant à ce qu'il soit statué, au préalable, sur la compétence. En effet, les assureurs contestent l'opposabilité de la clause précitée attributive de compétence, en tant qu'elle n'a pas été souscrite par l'EAM (ou par l'Amministrazione del Tesoro), alors que l'article 17 de la convention imposerait une condition de forme écrite pour la signature d'une telle clause attributive de juridiction.
9. C'est dans ce contexte que la Corte di Cassazione a posé les deux questions préjudicielles suivantes :
"1. En cas de contrat dûment signé par les parties contractantes et stipulé, par l'une d'elles, pour elle-même et pour autrui, la convention dérogatoire de compétence, fixée par ce contrat et se référant à des litiges susceptibles d'être soulevés par les bénéficiaires de la stipulation, satisfait-elle également au profit de ces derniers, à la condition de la forme écrite requise à l'article 17 de la convention de Bruxelles du 27 septembre 1968, concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale ?
2. La détermination de compétence, en faveur du juge saisi - qui résulte, selon l'article 18 de la convention précitée, de la comparution du défendeur -, se vérifie-t-elle également lorsque ce défendeur, en se constituant partie adverse, excipe à titre préliminaire de l'incompétence du juge et expose, à titre seulement subsidiaire, des moyens de défense au fond ?"
1. En ce qui concerne la première question
10. Par cette question, la Corte di Cassazione demande à la Cour, en substance, de préciser si la convention, notamment son article 17, peut être interprétée en ce sens que, dans le cadre d'un contrat d'assurances, l'assuré bénéficiaire d'un tel contrat, tiers par rapport audit contrat et personne distincte du preneur d'assurance, est fondé à se prévaloir d'une clause de prorogation de compétence stipulée à son profit, bien qu'il ne l'ait pas souscrite lui-même, l'assureur et le preneur d'assurance l'ayant eux, dûment souscrite.
11. Pour l'application de la convention, il y a lieu de l'interpréter en se référant, principalement, à son système et à ses objectifs, en vue de lui assurer une pleine efficacité.
12. Aux termes de l'article 17, premier alinéa, de la convention :
"Si, par une convention écrite ou par une convention verbale confirmée par écrit, les parties, dont l'une au moins a son domicile sur le territoire d'un Etat contractant, ont désigné un tribunal ou les tribunaux d'un Etat contractant pour connaitre des différends nés ou à naître à l'occasion d'un rapport de droit déterminé, ce tribunal ou les tribunaux de cet Etat sont seuls compétents"'.
13. Ainsi que la Cour l'a itérativement jugé dans ses arrêts du 14 décembre 1976 (Estasis Salotti, 24-76, Recueil p. 1831 et Segoura, 25-76, Recueil p. 1851) et du 6 mai 1980 (Porta leasing, 784-79, Recueil p. 1517), la condition de forme écrite exigée par l'article 17 de la convention a pour fonction d'assurer que le consentement des parties qui, par une prorogation de compétence, dérogent aux règles générales de détermination de la compétence consacrées par les articles 2, 5 et 6 de la convention, soit manifesté d'une manière claire et précise et soit effectivement établi.
14. Par ailleurs, l'article 17 de la convention, en imposant cette condition de forme écrite entre les parties, n'a ni pour objet, ni pour effet de subordonner à la même condition de forme écrite la possibilité, pour un tiers au contrat, bénéficiaire de la stipulation pour autrui, de se prévaloir, lors d'un litige l'opposant à l'assureur, de la clause attributive de juridiction stipulée à son profit.
15. Dans ce cas, il apparaît à la Cour que l'assureur ne peut s'opposer à une telle dérogation de compétence, si son consentement initial a été clairement manifesté dans les stipulations contractuelles, au seul motif que le bénéficiaire de la stipulation pour autrui, qui n'était pas partie au contrat, n'a pas lui-même satisfait à la condition de forme écrite prévue par l'article 17 de la convention.
16. L'examen des dispositions de la section III de la convention, relatives à la compétence en matière d'assurance, vient renforcer cette thèse.
17. Il ressort en effet de l'examen des dispositions de cette section, éclairées par leurs travaux préparatoires, qu'en offrant à l'assuré une gamme de compétences plus étendue que celle qui est offerte à l'assureur, et en excluant toute possibilité de clause de prorogation de compétence au profit de l'assureur, elles ont été inspirées par un souci de protection de l'assuré, lequel, le plus souvent, se trouve confronté à un contrat prédéterminé dont les clauses ne sont plus négociables et constitue la personneéconomiquement la plus faible.
18. En outre, l'article 12 de la convention permet aux parties de déroger aux dispositions de la section III "par des conventions :... 2 qui permettent au preneur d'assurance, à l'assuré ou au bénéficiaire, de saisir d'autres tribunaux que ceux indiqués à la présente section". Il apparaît ainsi clairement que la convention a prévu expressément la possibilité de stipuler des clauses de prorogation de compétence, non seulement en faveur du preneur d'assurance, partie au contrat, mais également en faveur de l'assuré et du bénéficiaire, qui, par hypothèses ne sont pas parties au contrat lorsqu'il n'y a pas coïncidence, comme en l'espèce, entre ces différentes personnes et qui peuvent même ne pas être connus lors de la signature du contrat.
19. Par suite, si la condition de forme visée à l'article 17 devait être regardée comme imposant à l'assuré ou au bénéficiaire, tiers par rapport au contrat et bénéficiaire de la clause attributive de juridiction stipulée à son profit, de souscrire expressément à ladite clause pour la valider et pouvoir s'en prévaloir, une telle interprétation aurait pour effet d'imposer à ce dernier une contrainte inutile dès lors que, initialement, l'assureur a manifesté sans équivoque son consentement à un système général et ouvert de prorogation de compétence et même, le cas échéant, une formalité difficilement réalisable si, avant tout litige, l'assuré n'a pas été informé, par le preneur d'assurance, de l'existence d'une clause attributive de juridiction stipulée à son profit.
20. Il résulte de l'ensemble de ce qui précède qu'il y a lieu de répondre que, dans le cadre d'un contrat d'assurance, une clause attributive de juridiction stipulée en faveur de l'assuré, tiers par rapport au contrat et personne distincte du preneur d'assurance, doit être considérée comme valide au sens de l'article 17 de la convention, s'il a été satisfait à la condition de forme ecrite prévue par cet article, dans les rapports entre l'assureur et le preneur d'assurance et si le consentement de l'assureur s'est manifesté d'une manière claire et précise à cet égard.
2. En ce qui concerne la deuxième question
21. S'agissant de cette question, il suffit de rappeler que la Cour, dans ses arrêts du 24 juin 1981 (Elefanten Schuh GmbH, 150-80, Recueil p. 1671), du 22 octobre 1981 (Rohr, 27-81, Recueil p. 2431) et du 31 mars 1982 (C.H.W., 25-81, Recueil p. 1189), a reconnu que l'article 18 de la convention doit être interprété en ce sens qu'il permet au défendeur, non seulement de contester la compétence, mais de présenter, en même temps, à titre subsidiaire, une défense au fond, sans pour autant perdre le droit de soulever l'exception d'incompétence.
Sur les dépens
22. Les frais exposés par le Gouvernement de la République italienne et par la Commission de Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (3e chambre),
statuant sur les questions à elle soumises par la Corte Suprema di Cassazione (chambres civiles réunies), par ordonnance du 28 juillet 1982, dit pour droit :
1°) L'article 17, premier alinéa, de la convention du 27 septembre 1968, concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit être interprété en ce sens que, dans le cas de contrat d'assurance conclu entre un assureur et un preneur d'assurance, stipulé par ce dernier pour lui-même et en faveur de tiers par rapport au contrat et contenant une clause de prorogation de compétence se référant à des litiges susceptibles d'être soulevés par lesdits tiers, ces derniers, même s'ils n'ont pas expressément souscrit la clause de prorogation de compétence, peuvent s'en prévaloir, dès lors qu'il a été satisfait à la condition de forme écrite, prévue par l'article 17 de la convention, dans les rapports entre l'assureur et le preneur d'assurance, et que le consentement de l'assureur s'est manifesté clairement à cet égard.
2°) L'article 18 de la convention du 27 septembre 1968, concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit être interprété en ce sens qu'il permet au défendeur, non seulement de contester la compétence, mais de présenter, en même temps, à titre subsidiaire, une défense au fond, sans, pour autant, perdre le droit de soulever l'exception d'incompétence.