CJCE, 19 novembre 1996, n° C-42/95
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Siemens AG
Défendeur :
Nold
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Rodríguez Iglesias
Présidents de chambre :
MM. Mancini, Moitinho de Almeida, Murray
Avocat général :
M. Tesauro
Juges :
MM. Kapteyn, Gulmann, Edward, Puissochet, Hirsch, Jann, Ragnemalm
Avocats :
Mes Braendel, Norbert Goetz, Braguglia
LA COUR,
1 Par ordonnance du 30 janvier 1995, parvenue à la Cour le 23 février suivant, le Bundesgerichtshof a posé, en application de l'article 177 du traité CE, une question préjudicielle relative à l'interprétation de la deuxième directive 77-91-CEE du Conseil, du 13 décembre 1976, tendant à coordonner pour les rendre équivalentes les garanties qui sont exigées dans les États membres des sociétés au sens de l'article 58, deuxième alinéa, du traité, en vue de la protection des intérêts tant des associés que des tiers, en ce qui concerne la constitution de la société anonyme ainsi que le maintien et les modifications de son capital (JO 1977, L 26, p. 1, ci-après la "deuxième directive"), et notamment de son article 29, paragraphes 1 et 4.
2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige opposant Siemens AG (ci-après "Siemens"), société de droit allemand, à l'un de ses actionnaires, M. Nold, qui demande l'annulation d'une décision de l'assemblée générale de Siemens autorisant le directoire à procéder à une augmentation du capital par émission d'actions ordinaires à concurrence d'un montant maximal en échange d'apports en numéraire ou en nature. L'augmentation du capital aurait notamment pour objet de proposer des actions au personnel et d'acquérir des participations dans d'autres sociétés. Par sa décision d'habilitation, l'assemblée générale a supprimé le droit préférentiel des actionnaires.
3 Selon l'ordonnance de renvoi, il ressort de la législation allemande en matière de droit des sociétés que tout actionnaire qui en fait la demande a droit à une partie des actions nouvelles en proportion de sa participation au capital social en cas d'augmentation de capital souscrite par apports tant en numéraire qu'en nature. Ce droit préférentiel de souscription ne peut être supprimé par l'assemblée générale que si, parmi d'autres conditions, le directoire a soumis un rapport écrit relatif aux motifs de la suppression du droit préférentiel et justifiant le prix d'émission proposé.
4 Par ailleurs, le Bundesgerichtshof a développé une jurisprudence soumettant, par des conditions supplémentaires, les décisions de l'assemblée générale prévoyant la suppression du droit préférentiel des actionnaires à un contrôle de contenu.
5 Ainsi, dans un arrêt du 13 mars 1978 (BGHZ 71, 40), le Bundesgerichtshof a décidé que le droit préférentiel des actionnaires ne peut être supprimé que si, compte tenu des conséquences qui en résultent pour les actionnaires exclus, des raisons objectives justifient, dans l'intérêt de la société, une telle mesure. Le contrôle de cette condition de validité objective implique l'examen des intérêts respectifs de la société et des actionnaires, ainsi que de l'adéquation entre les moyens mis en œuvre et le but poursuivi.
6 En outre, dans un arrêt du 19 avril 1982 (BGHZ 83, 319), qui portait sur une augmentation du capital dans les limites du capital autorisé, cette même juridiction a jugé que, si l'assemblée générale décide de supprimer le droit préférentiel dans la décision d'habilitation elle-même, les conditions susmentionnées doivent, dès cette date, faire l'objet d'une publicité et revêtir un caractère suffisamment certain pour qu'elle soit en mesure de porter une appréciation à cet égard.
7 En l'occurrence, le Bundesgerichtshof a conclu que la décision de l'assemblée générale de Siemens, pour autant qu'elle excluait le droit préférentiel des actionnaires en cas d'émission d'actions ordinaires en échange d'acquisitions de participations dans d'autres sociétés, ne répondait pas aux conditions dégagées dans sa jurisprudence et devait donc être considérée comme illégale.
8 La juridiction de renvoi a toutefois exprimé des doutes quant à la compatibilité de sa jurisprudence avec l'article 29 de la deuxième directive, qui, en son paragraphe 1, prévoit un droit préférentiel uniquement en cas d'augmentation de capital par apports en numéraire, en sorte que la règle figurant au paragraphe 4 ne viserait pas les augmentations de capital par apports en nature.
9 L'article 29, paragraphes 1 et 4, dispose en effet:
"1. Lors de toute augmentation de capital souscrit par apports en numéraire, les actions doivent être offertes par préférence aux actionnaires proportionnellement à la partie du capital représentée par leurs actions.
...
4. Le droit préférentiel ne peut être limité ni supprimé par les statuts ou l'acte constitutif. Il peut l'être toutefois par décision de l'assemblée générale. L'organe de direction ou d'administration est tenu de présenter à cette assemblée un rapport écrit indiquant les raisons de limiter ou de supprimer le droit préférentiel et justifiant le prix d'émission proposé. L'assemblée statue selon les règles de quorum et de majorité fixées à l'article 40. Sa décision fait l'objet d'une publicité effectuée selon les modes prévus par la législation de chaque État membre conformément à l'article 3 de la directive 68-151-CEE."
10 Le Bundesgerichtshof estime que, si cette disposition devait être interprétée en ce sens qu'une augmentation de capital par apports en nature n'est subordonnée à aucune condition visant à protéger les actionnaires contre une dépréciation de leurs parts, mais est soumise à un simple contrôle visant à déceler d'éventuels abus, elle s'opposerait au contrôle du contenu développé par sa jurisprudence en ce qu'il soumettrait les décisions de l'assemblée générale prévoyant une augmentation de capital par apports en nature avec suppression concomitante du droit préférentiel des actionnaires à des exigences sensiblement plus strictes que celles auxquelles doivent se conformer de telles décisions dans le cadre d'un simple contrôle des abus.
11 Dans ces conditions, la juridiction de renvoi a sursis à statuer et a posé la question préjudicielle suivante :
"Est-il compatible avec la deuxième directive du Conseil des Communautés européennes, du 13 décembre 1976 (77-91-CEE; JO L 26, du 31 janvier 1977, p. 1), et en particulier avec l'article 29, paragraphes 1 et 4, de se fonder sur les principes développés par le Bundesgerichtshof dans ses arrêts du 13 mars 1978 (BGHZ 71, 40) et du 19 avril 1982 (BGHZ 83, 319) pour contrôler, au vu de son contenu, la légalité d'une décision de l'assemblée générale ayant pour objet une augmentation de capital par apports en nature et la suppression concomitante du droit préférentiel des actionnaires ?"
12 Par cette question, la juridiction de renvoi demande en substance si la deuxième directive, et notamment son article 29, paragraphes 1 et 4, s'oppose à ce que le droit interne d'un État membre accorde un droit préférentiel aux actionnaires en cas d'augmentation de capital par apports en nature et soumette la légalité d'une décision supprimant ce droit préférentiel à un contrôle du contenu tel que celui développé par le Bundesgerichtshof.
13 Il convient de rappeler que la deuxième directive vise, conformément à l'article 54, paragraphe 3, sous g), du traité CE, à coordonner les garanties qui sont exigées dans les États membres à l'égard des sociétés, au sens de l'article 58, deuxième alinéa, du même traité, afin de rendre ces garanties équivalentes et de protéger les intérêts des associés et des tiers. Cette directive a ainsi pour objet, aux termes de son deuxième considérant, d'assurer une équivalence minimale dans la protection tant des actionnaires que des créanciers des sociétés anonymes.
14 L'article 29, paragraphe 1, de la deuxième directive prévoit que, lors de toute augmentation de capital souscrit par apports en numéraire, les actions doivent être offertes par préférence aux actionnaires proportionnellement à la partie du capital représentée par leurs actions. Le paragraphe 4 de cet article permet à l'assemblée générale de décider, dans certaines conditions, de supprimer ou de limiter ce droit.
15 Il résulte des termes mêmes de cette disposition qu'elle régit uniquement l'hypothèse de l'augmentation du capital par apports en numéraire.
16 Le fait que cette disposition ne vise pas les augmentations de capital souscrit par apports en nature ne permet pas de conclure que le législateur communautaire ait choisi de limiter l'attribution d'un droit préférentiel aux actionnaires aux seules augmentations de capital par apports en numéraire, interdisant ainsi aux États membres de l'étendre également aux augmentations de capital réalisées par apports en nature.
17 Contrairement aux arguments de Siemens, cette conclusion ne ressort pas non plus du fait que l'article 27 de la deuxième directive, parmi les dispositions relatives aux augmentations de capital par apports autres qu'en numéraire, n'instaure pas un droit préférentiel en faveur des actionnaires.
18 Au contraire, dès lors que la deuxième directive se contente de prescrire un droit préférentiel dans les cas d'augmentations de capital souscrit par apports en numéraire, tout en s'abstenant de réglementer la situation complexe, inconnue dans la plupart des États membres, de l'exercice du droit préférentiel en cas d'augmentations de capital souscrit par apports en nature, elle a laissé aux États membres la liberté de prévoir l'existence éventuelle d'un droit préférentiel dans ce dernier cas.
19 En outre, une règle nationale étendant le principe du droit préférentiel des actionnaires, avec la possibilité d'une limitation ou d'une suppression de ce droit dans certaines conditions, aux cas d'augmentations de capital souscrit par apports en nature s'inscrit dans l'une des finalités de la deuxième directive, qui est d'assurer une protection plus efficace des actionnaires. Elle permet en effet à ces derniers d'éviter également dans ces cas la dilution de la partie du capital représentée par leur participation.
20 Toutefois, selon Siemens, un contrôle du contenu des décisions de l'assemblée générale supprimant le droit préférentiel lors d'une augmentation de capital par apports en nature, tel que celui développé dans la jurisprudence du Bundesgerichtshof, ne s'accorderait pas avec les finalités de la deuxième directive. Cette jurisprudence protégerait de manière démesurée le droit préférentiel dans la mesure où elle ouvrirait la possibilité aux actionnaires minoritaires de bloquer, par des recours à l'encontre des décisions de l'assemblée générale, la réalisation d'augmentations du capital au détriment de la société et de ses créanciers.
21 Il convient de relever à cet égard qu'un contrôle du contenu, tel que celui en cause, qui assure une protection élevée des actionnaires, ne va pas à l'encontre des objectifs de la deuxième directive, même s'il pouvait entraîner des retards dans la réalisation des augmentations de capital. Par ailleurs, il appartient aux juridictions nationales, tout en respectant les finalités de la directive, de recourir aux remèdes dont elles disposent en vertu de leur droit interne, afin de sanctionner des recours dilatoires ou manifestement non fondés.
22 Au vu des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre que la deuxième directive, et notamment son article 29, paragraphes 1 et 4, ne s'oppose pas à ce que le droit interne d'un État membre accorde un droit préférentiel aux actionnaires en cas d'augmentation de capital par apports en nature et soumette la légalité d'une décision supprimant ce droit préférentiel à un contrôle de contenu tel que celui développé par le Bundesgerichtshof.
Sur les dépens
23 Les frais exposés par les Gouvernements italien et finlandais, ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur la question à elle soumise par le Bundesgerichtshof, par ordonnance du 30 janvier 1995, dit pour droit :
La deuxième directive 77-91-CEE du Conseil, du 13 décembre 1976, tendant à coordonner pour les rendre équivalentes les garanties qui sont exigées dans les États membres des sociétés au sens de l'article 58, deuxième alinéa, du traité, en vue de la protection des intérêts tant des associés que des tiers, en ce qui concerne la constitution de la société anonyme ainsi que le maintien et les modifications de son capital, et notamment son article 29, paragraphes 1 et 4, ne s'oppose pas à ce que le droit interne d'un État membre accorde un droit préférentiel aux actionnaires en cas d'augmentation de capital par apports en nature et soumette la légalité d'une décision supprimant ce droit préférentiel à un contrôle de contenu tel que celui développé par le Bundesgerichtshof.