CA Paris, 4e ch. A, 18 mai 2005, n° 04-09008
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
William Saurin (SAS)
Défendeur :
Raynal et Roquelaure (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Carre-Pierrat
Conseillers :
Mme Magueur, Rosenthal-Rolland
Avoués :
Thevenier, SCP Fisselier-Chiloux-Boulay
Avocats :
Mes Wetzel, Deflers.
Vu l'appel interjeté le 18 mars 2004, par la société William Saurin d'un jugement rendu le 2 mars 2004 par le Tribunal de grande instance de Paris qui l'a déboutée de l'ensemble de ses demandes et l'a condamnée à payer à la société Raynal et Roquelaure la somme de 15 000 euro à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive et celle de 4 000 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
Vu les dernières écritures en date du 2 février 2005, par lesquelles la société William Saurin, poursuivant l'infirmation de la décision entreprise, demande à la cour de:
* dire qu'elle a élaboré des habillages entièrement originaux pour ses produits "coeur de marché",
* dire que la société Raynal et Roquelaure a copié de façon délibérée les habillages en question,
* dire qu'en agissant ainsi, en se plaçant dans son sillage, la société Raynal et Roquelaure, qui ne pouvait ignorer l'existence des dits emballages, a commis des agissements parasitaires en utilisant une valeur économique, fruit d'un effort créatif et d'investissements importants,
* condamner la société Raynal et Roquelaure à réparer le grave préjudice subi constitué par:
- la perte de chiffre d'affaires générée, non par l'arrivée d'un nouveau concurrent sur le secteur des produits "coeur de marché", mais par la copie intempestive d'habillages originaux, résultat de longues et onéreuses recherches,
- la dépréciation du signe constituée par ses habillages,
- la diminution d'un avantage concurrentiel,
* l'ensemble pouvant être évalué à 150 000 euro,
* le versement d'une somme de 150 000 euro en paiement des dommages et intérêts pour réparation du trouble commercial,
* débouter la société Raynal et Roquelaure de sa demande incidente,
* ordonner la publication de la décision à intervenir dans trois revues de son choix aux frais de la société Raynal et Roquelaure,
* condamner la société Raynal et Roquelaure au paiement de la somme de 10 000 euro au titre des frais irrépétibles devant le tribunal de grande instance et la cour;
Vu les uniques écritures en date du 18 octobre 2004, aux termes desquelles la société Raynal et Roquelaure prie la cour de confirmer la décision déférée en toutes ses dispositions et de condamner la société William Saurin au paiement de la somme complémentaire de 35 000 euro à titre de dommages et intérêts pour appel abusif, d'une amende civile et de la somme complémentaire de 10 000 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
Sur ce, LA COUR,
Considérant que, pour un exposé complet des faits et de la procédure, il est expressément renvoyé au jugement déféré et aux écritures des parties ; qu'il convient de rappeler que:
* le marché français des plats cuisinés en conserve est traditionnellement divisé en deux segments : les produits dits de qualité supérieure et ceux nommés "coeur de marché" représentant 63 % des parts du marché, dont la société William Saurin détient 48 % de parts en volume et 61 % des parts en valeur,
* cette société, qui a pour activité la préparation industrielle et la vente de produits alimentaires en boîtes de conserve, commercialise différentes gammes de plats cuisinés depuis de nombreuses années, notamment du cassoulet, des saucisses aux lentilles, de la choucroute garnie, du petit salé, de la blanquette de veau, du gratin dauphinois, du boeuf bourguignon,
* elle est titulaire d'une marque semi-figurative "William Saurin" déposée en couleurs rouge, blanche et jaune, le 10 février 1981, enregistrée sous le n° 1672591 pour désigner les produits et services des classes 5, 29, 30 et 31, régulièrement renouvelée,
* la société Raynal et Roquelaure a également pour activité la fabrication et la vente de plats cuisinés en boîtes de conserve,
* cette société, qui a bâti sa réputation sur le segment des produits dits de qualité supérieure dont elle détient 19 % des parts de marché, a souhaité se positionner sur le segment "coeur de marché" et a lancé en 2003 une nouvelle gamme de produits, déclinée en quatre recettes, cassoulet, saucisses aux lentilles, poule au riz et poulet basquaise,
* reprochant à la société Raynal et Roquelaure d'avoir adopté un logo reproduisant les caractéristiques de sa marque et d'avoir imité l'habillage particulier et distinctif de ses produits, la société William Saurin l'a assignée devant le tribunal de grande instance en contrefaçon de marque et en concurrence déloyale et parasitaire;
Considérant que les dispositions du jugement déféré ayant débouté la société William Saurin de son action en contrefaçon de marque ne sont pas remises en cause par celle-ci devant la cour;
Considérant en revanche, que critiquant la décision entreprise sur le fondement de la concurrence déloyale et parasitaire, elle fait valoir que la société Raynal et Roquelaure a volontairement cherché à se placer dans son sillage en imitant l'habillage de ses produits ;
Considérant que le parasitisme est caractérisé par la circonstance selon laquelle une personne, à titre lucratif et de façon injustifiée, s'inspire ou copie une valeur économique d'autrui, individualisée et procurant un avantage concurrentiel, fruit d'un savoir faire, d'un travail intellectuel et d'investissements ;
Considérant en l'espèce, que voulant moderniser son image et optimiser l'identité visuelle de sa gamme de produits "coeur de marché", la société William Saurin a confié en 1999, suivant un devis de 612 000 F HT, aux sociétés Team Creatif et IOD une analyse graphique afin de "trouver une vraie différenciation versus les marques concurrentes tout en gardant une continuité avec l'existant" ;
Qu'un test d'acceptabilité du nouveau logo William Saurin, réalisé en février 2000, a validé son impact et son image auprès du public ; qu'il est notamment relevé en page 27 de cette étude "le nouveau logo constitue une amélioration globale qui semble en phase avec une évolution attendue de la marque" et en page 7 "une forte identification chromatique sur l'association rouge/blanc comme signifiant majeur de la marque, élément de singularité dans l'univers de référence";
Que dans ce contexte, la société William Saurin a modifié le packaging des boîtes de conserves de sa gamme de plats cuisinés "coeur de marché" (logo, étiquettes, couvercle, renseignements nutritionnels);
Que pour assurer le lancement de ce nouvel emballage, la société William Saurin a consacré d'importants investissements publicitaires, représentant un montant de 1 082 000 euro en 2002 et de 1 095 000 euro en 2003;
Considérant que ce nouvel habillage est composé d'un double facing, comportant deux parties opposées identiques où sont apposés, dans la partie supérieure de l'étiquette au fond beige-marron, le signe William Saurin en lettres blanches dans un large cartouche rouge, rectangulaire arrondi, un couvercle de faitout ovale de nuance beige souligné d'un trait brun sur lequel est mentionnée, précédée d'un article défini, la nature du plat cuisiné dans une typographie de couleur marron (Les saucisses aux lentilles ou Le cassoulet) et dans la partie inférieure de l'étiquette, une photographie en gros plan du plat cuisiné;
Considérant qu'en janvier 2003, la société Raynal et Roquelaure, qui jusqu'alors commercialisait des plats cuisinés en conserve dits de qualité supérieure, a pénétré le segment dit "coeur de marché";
Qu'à cette date, la revue Linéaires a d'ailleurs publié un article intitulé " Raynal et Roquelaure passe à la vitesse supérieure" "Numéro deux des plats français Raynal et Roquelaure lance une pléiade de nouveautés pour offrir une gamme complète et s'inscrire comme alternative au leader William Saurin", relatant les propos tenus par le directeur commercial de la société Raynal et Roquelaure : "ce lancement nous permet d'investir le segment poids lourd qui représente plus de 60 % des volumes des plats cuisinés français";
Que dans la plaquette publicitaire intitulée "Raynal et Roquelaure lance sa gamme coeur de marché" qu'elle a adressée aux professionnels de la distribution, la société Raynal et Roquelaure a indiqué que ses nouveaux produits, "la caution culinaire de la marque n° 2 du marché ", "alternative de marque pour assurer la dynamique de votre linéaire", ont adopté "une nouvelle identité graphique", "un design adapté aux codes du segment Coeur de Marché";
Considérant que la société William Saurin ne reproche pas à la société Raynal et Roquelaure de s'être introduite dans le segment des produits "coeur de marché", reconnaissant que toute société a le droit de concurrencer un tiers, mais soutient que la société Raynal et Roquelaure a agi avec déloyauté en copiant tous les éléments caractéristiques de l'habillage de ses produits afin de profiter de son capital de reconnaissance auprès du consommateur, sans avoir à faire les investissements de recherche et de création qu'elle a elle-même supportés;
Considérant que la société Raynal et Roquelaure fait valoir au contraire, qu'afin de tirer profit de son image tout en distinguant ses gammes de produits, elle a adopté pour l'emballage de sa gamme "coeur de marché" une déclinaison de l'identité visuelle de sa gamme de qualité supérieure, soit la couleur rouge, banale pour présenter des produits cuisinés à base de viande ou de charcuterie, plus accessible pour une clientèle familiale;
Qu'elle ajoute que jouissant d'une excellente réputation auprès des consommateurs, elle n'avait aucun intérêt à se placer dans le sillage de la société William Saurin dont l'image est plus industrielle et dont elle est le "challenger officiel";
Considérant qu'il résulte de l'examen du nouveau packaging utilisé par la société Raynal et Roquelaure que celle-ci a adopté, pour la présentation de ses produits " coeur de marché ", un habillage en rupture avec sa charte graphique originelle;
Qu'en effet, cette charte est traditionnellement composée d'une étiquette aux nuances vertes ou bordeaux foncé, comportant en partie supérieure un bandeau de teinte brun grisé comportant des arabesques sombres, sur laquelle sont apposés, en partie supérieure, une cartouche ovale noir cerclée de deux traits blanc et doré, comportant la dénomination Raynal et Roquelaure en lettres blanches et le signe "R&R" de couleur dorée, l'indication du plat en lettres brun foncé, non précédée d'un article défini, (Sauté de Mouton, Blanquette de Veau) dans un cartouche rectangulaire beige et en partie inférieure, la photographie du plat cuisiné sur une assiette blanche très visible;
Qu'au contraire, le nouvel habillage contesté est composé d'un double facing, comportant sur la partie supérieure de l'étiquette au fond beige, d'une part, un bandeau rouge au centre duquel apparaissent, dans une cartouche ovale de couleur rouge identique au bandeau, la dénomination Raynal et Roquelaure en lettres blanches, le signe R&R inscrit en lettres blanches soulignées de rouge, et d'autre part, précédée d'un article défini, l'indication du plat cuisiné en lettres marron (Le Cassoulet, Les Saucisses aux Lentilles) sur un cartouche allongé beige liseré de brun, enfin sur la partie inférieure le plat en gros plan sur une assiette dont un seul bord au contour brun est à peine apparent;
Considérant que cette présentation, qui adopte un bandeau et un cartouche de couleur rouge cerclé d'un contour blanc, le signe R&R en lettres blanches bordées de rouge, modifie totalement la charte des couleurs identifiant les produits Raynal et Roquelaure auprès de la clientèle;
Considérant que la société Raynal et Roquelaure soutient vainement avoir choisi pour ses produits " coeur de marché " la couleur rouge au motif, selon elle, qu'elle serait le code couleur des produits à base de viande ou de charcuterie;
Qu'en effet, d'une part, elle ne peut méconnaître qu'en lançant également au mois de janvier 2003, une gamme de barquettes à base de viande, à réchauffer au micro-onde (fricassée de porc aux olives, gibelotte de lapin aux deux moutardes), de salades à base de charcuterie (lentilles du Puy et saucisses de Toulouse), elle n'a pas modifié sa charte de couleurs noire et dorée et que d'autre part, ainsi qu'il est démontré par les photocopies produites aux débats, divers concurrents sur ce secteur de marché (Carrefour, Cora, Centres Leclerc) ont utilisé pour distinguer leurs produits des coloris autres que le rouge, notamment le bleu, le vert ou le jaune ;
Considérant que si la société William Saurin ne peut revendiquer un monopole sur la couleur rouge et les lettres blanches, il n'en subsiste pas moins qu'il est incontestable que cette société, leader sur le segment des conserves "coeur de marché", par l'effet d'investissements publicitaire substantiels, distingue ses produits, de manière intensive et depuis de nombreuses années, par un cartouche de couleur rouge sur lequel est inscrite sa dénomination en lettres blanches;
Qu'ainsi, à l'inverse de la société Raynal et Roquelaure pénétrant sur le segment des produits "coeur de marché", la société William Saurin élargissant ses gammes de produits aux plats cuisinés en conserves dits de qualité supérieure, bien qu'adoptant une présentation spécifique pour ses étiquettes, n'a pas modifié son logo rouge et blanc, fortement évocateur de sa notoriété;
Qu'il s'ensuit que cette combinaison rouge et blanche, d'ailleurs qualifiée dans les tests réalisés par la société IOD comme "élément de singularité dans l'univers de référence", identifie aux yeux de la clientèle les produits de la société William Saurin;
Considérant que la loyauté des relations commerciales imposait à la société Raynal et Roquelaure, lors du lancement de ses produits coeur de marché, de se démarquer de la société William Saurin;
Considérant que la comparaison des habillages des produits concernés, auquel la cour a procédé, permet de relever que la société Raynal et Roquelaure, en modifiant sans nécessité sa charte de couleur, a repris les éléments caractéristiques des conditionnements de la société William Saurin, en associant les couleurs rouge et blanches;
Qu'elle a, au surplus, adopté la même présentation en double facing, le même fond d'étiquette marron clair, présenté le plat cuisiné en gros plan, repris dans un cartouche la couleur beige et le liseré brun du couvercle du faitout de l'habillage des produits de la société William Saurin et également fait précéder la désignation du plat concerné par un article défini;
Considérant que la reprise injustifiée par la société Raynal et Roquelaure des caractéristiques, fortement évocatrices du produit et de la notoriété acquise par la société William Saurin, ne saurait être fortuite et procède de la volonté délibérée de se placer dans le sillage de celle-ci;
Que ce comportement fautif, lui procurant un avantage concurrentiel, caractérise les actes de concurrence parasitaire reprochés à la société Raynal et Roquelaure;
Que ces agissements conduisent nécessairement à la banalisation des habillages caractéristiques des produits de la société William Saurin et entraînent pour celle-ci un préjudice résultant tant de l'atteinte portée à sa notoriété et à son succès commercial, fruit d'investissements importants, que d'un manque à gagner et d'un trouble commercial;
Que le préjudice s'inférant de ces actes déloyaux justifie l'octroi à la société William Saurin de la somme de 150 000 euro à titre de dommages et intérêts;
Qu'il convient d'ordonner la publication de la présente décision, selon les modalités précisées au dispositif;
Considérant qu'il s'ensuit que le jugement déféré sera infirmé en ses dispositions soumises à la cour;
Que la solution du litige commande d'infirmer la décision des premiers juges qui ont accueilli la demande reconventionnelle en dommages et intérêts formée par la société Raynal et Roquelaure et de rejeter les demandes de dommages et intérêts complémentaires et d'amende civile que cette société a formulées en cause d'appel;
Considérant que les dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile doivent bénéficier à la société William Saurin ; qu'il lui sera alloué à ce titre la somme de 10 000 euro au titre des frais irrépétibles exposés en première instance et devant la cour; que la société Raynal et Roquelaure qui succombe en ses prétentions doit être déboutée de sa demande formée sur ce même fondement;
Par ces motifs, Infirme le jugement déféré en ses dispositions soumises à la cour, Statuant à nouveau: Dit que la société Raynal et Roquelaure, en adoptant pour la commercialisation de ses produits coeur de marché les éléments caractéristiques identifiant les produits de la société William Saurin, a commis des actes de concurrence parasitaire, La condamne à payer à la société William Saurin la somme de 150 000 euro à titre de dommages et intérêts, Ordonne la publication du présent arrêt dans trois revues au choix de la société William Saurin et aux frais de la société Raynal et Roquelaure à concurrence de la somme de 3 000 euro HT par insertion, Condamne la société Raynal et Roquelaure à payer à la société William Saurin la somme de 10 000 euro au titre des frais irrépétibles de première instance et d'appel, Rejette toutes autres demandes, Condamne la société Raynal et Roquelaure aux dépens de première instance et d'appel et dit que ceux-ci pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.