CJCE, 3e ch., 10 février 1988, n° 324-86
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Foreningen Af Arbejdsledere I Danmark, Tellerup
Défendeur :
Daddy's Dance Hall A/S
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Moitinho de Almeida
Avocat général :
M. Darmon
Juges :
MM. Everling, Galmot
LA COUR,
1. Par demande du 18 décembre 1986, parvenue à la Cour le 22 décembre suivant, le Hoejesteret danois a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, deux questions préjudicielles relatives à l'interprétation de certaines dispositions de la directive 77-187-CEE du Conseil, du 14 février 1977, concernant le rapprochement des législations des Etats membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transferts d'entreprises, d'établissements ou de parties d'établissements (JO L 61, p. 26).
2. Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'une procédure engagée par la Foreningen Af Arbejdsledere I Danmark (Fédération danoise des contremaîtres et similaires), agissant en tant que mandataire de M. Kim Erik Tellerup, contre la société Daddy's Dance Hall A/S.
3. M. Tellerup a été engagé en tant que directeur du restaurant par la société Irma Catering A/S, laquelle avait pris en location-gérance non transférable des restaurants et des bars appartenant à la société A/S Palads Teatret. Le contrat de location-gérance ayant été résolu, Irma Catering A/S a licencié, le 28 janvier 1983, son personnel, dont faisait partie M. Tellerup, avec préavis d'une durée conforme à la loi, à savoir, en ce qui concerne M. Tellerup, avec un préavis expirant le 30 avril 1983. Irma Catering a continué à exploiter les établissements en cause avec le même personnel jusqu'au 25 février 1983.
4. Avec effet à cette date, un nouveau contrat de location-gérance a été conclu entre A/S Palads Teatret et Daddy's Dance Hall A/S. Cette dernière a immédiatement réembauché les employés de l'ancienne société locataire-gérante, parmi lesquels M. Tellerup, dans les fonctions qu'ils avaient exercées auparavant. Le nouveau contrat de direction conclu avec M. Tellerup stipulait toutefois que la rémunération, qui lui avait été payée antérieurement sous forme de commissions, devait dorénavant prendre la forme d'un salaire fixe. En outre, à la demande de M. Tellerup, une période d'essai de trois mois a été convenue, au cours de laquelle le délai de préavis mutuel était de 14 jours. C'est sur cette base que M. Tellerup a été licencié, le 26 avril 1983, avec 14 jours de préavis. Le litige au principal porte en substance sur la question de savoir à quel délai de préavis l'intéressé pouvait prétendre.
5. Estimant que la solution du litige dépendait de l'interprétation de dispositions de la directive 77-187-CEE, précitée, le Hoejesteret a sursis à statuer et a posé à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
"1°) L'article 1er, paragraphe 1, de la directive du Conseil du 14 février 1977 concernant le rapprochement des législations des Etats membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transferts d'entreprises, d'établissements ou de parties d'établissements (77-187-CEE) doit-il être interprété en ce sens que la directive est applicable lorsque le contrat de location-gérance non transférable d'une entreprise prend fin et qu'à la suite de cela le propriétaire loue - sans interruption des activités de l'affaire - son entreprise à un nouveau locataire-gérant qui réemploie le personnel licencié mais n'ayant pas encore quitté ses fonctions et rachète le stock de marchandises de l'ancien locataire-gérant ?"
En cas de réponse affirmative à la première question, la Cour de céans souhaiterait une réponse à la question suivante :
"2°) Un travailleur qui conclut un contrat avec l'acquéreur de l'entreprise peut-il à cette occasion renoncer aux droits que lui confère la directive si cela lui permet d'obtenir des avantages tels que la modification des conditions de recrutement ne le place pas, globalement, dans une situation moins favorable ?"
6. Pour un plus ample exposé des faits de l'affaire au principal, des dispositions communautaires en cause ainsi que du déroulement de la procédure et des observations présentées à la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
Sur la première question
7. Par la première question, la juridiction nationale demande en substance si l'article 1er, paragraphe 1, de la directive 77-187-CEE du Conseil, du 14 février 1977, doit être interprété en ce sens que la directive s'applique dans une situation où, au terme d'un contrat de location-gérance non transférable, le propriétaire de l'entreprise loue celle-ci à un nouveau locataire-gérant qui en poursuit l'exploitation sans interruption avec le même personnel antérieurement licencié à l'expiration du premier contrat de location-gérance.
8. A cette question, le Gouvernement britannique et la Commission s'accordent pour suggérer une réponse affirmative. A leur avis, s'il faut admettre que la directive s'applique à un transfert d'entreprise d'un locataire-gérant à un autre, lorsque les obligations vis-à-vis du travailleur sont contractées par le locataire-gérant, il doit également être admis qu'elle s'applique dans l'hypothèse où l'opération s'effectue en deux phases, en ce sens que l'entreprise est d'abord transférée du locataire-gérant initial au propriétaire, lequel la transfère, dans un second temps, au nouveau locataire-gérant. En effet, dans une telle hypothèse, les travailleurs se trouveraient dans la même situation que celle résultant d'un transfert direct et auraient donc droit à une protection équivalente.
9. A cet égard, il convient de rappeler, ainsi que la Cour l'a déjà jugé, en dernier lieu dans l'arrêt du 17 décembre 1987 (NY Moelle Kro, 287-86, Rec. p. 0000), que la directive 77-187-CEE a pour finalité d'assurer, autant que possible, le maintien des droits des travailleurs en cas de changement de chef d'entreprise en leur permettant de rester au service du nouveau chef dans les même conditions que celles convenues avec le cédant. La directive est donc applicable, dès lors qu'il y a un changement, résultant d'une cession conventionnelle ou d'une fusion, de la personne, physique ou morale, responsable de l'exploitation de l'entreprise et qui, de ce fait, contracte les obligations d'employeur vis-à-vis des salariés travaillant dans l'entreprise, sans qu'il importe de savoir si la propriété de l'entreprise est transférée.
10. Il s'ensuit que, lorsque le locataire-gérant ayant qualité de chef d'entreprise, au terme du contrat de location-gérance, perd cette qualité et qu'un tiers l'acquiert en vertu d'un nouveau contrat de location-gérance, conclu avec le propriétaire, l'opération qui en résulte est susceptible de rentrer dans le champ d'application de la directive, tel que défini à son article 1er, paragraphe 1. Le fait que, dans un tel cas, le transfert s'effectue en deux phases en ce sens que l'entreprise est, dans un premier temps, retransférée du locataire-gérant initial au propriétaire, lequel la transfère ensuite au nouveau locataire-gérant, n'exclut pas l'applicabilité de la directive, pour autant que l'entité économique en question garde son identité, ce qui est notamment le cas lorsque, comme en l'espèce, l'exploitation de l'entreprise est poursuivie sans interruption par le nouveau locataire-gérant avec le même personnel que celui qui était employé dans l'entreprise avant le transfert.
11. Pour ces raisons, il y a lieu de répondre à la première question que l'article 1er, paragraphe 1, de la directive 77-187-CEE du Conseil, du 14 février 1977, doit être interprété en ce sens que la directive s'applique dans une situation où, au terme d'un contrat de location-gérance non transférable, le propriétaire de l'entreprise loue celle-ci à un nouveau locataire-gérant qui en poursuit l'exploitation sans interruption avec le même personnel antérieurement licencié à l'expiration du premier contrat de location-gérance.
Sur la seconde question
12. Par la seconde question, la juridiction nationale demande en substance si un travailleur peut renoncer aux droits que lui confère la directive 77-187-CEE si les inconvénients qui résultent pour lui de cette renonciation sont compensés par des avantages tels qu'il n'est pas placé, globalement, dans une situation moins favorable.
13. Tant le Gouvernement britannique que la Commission soutiennent que cette question appelle une réponse négative en ce sens qu'un travailleur ne peut pas, à l'égard de son nouvel employeur, renoncer aux droits que lui confèrent les dispositions impératives de la directive. Le Gouvernement britannique précise toutefois qu'une telle possibilité doit être reconnue à l'employé à condition qu'elle ait existé à l'égard du cédant. En effet, le cessionnaire se trouverait dans la situation qui aurait été celle du cédant en pareil cas; il serait donc loisible à un travailleur de convenir d'une modification de son contrat de travail avec le cessionnaire dans les limites qui auraient été applicables s'il s'était agi du cédant. Ce point de vue doit être retenu.
14. Ainsi qu'il a été souligné ci-dessus, la directive 77-187-CEE vise à assurer aux travailleurs concernés par un transfert d'entreprise le maintien de leurs droits résultant du contrat ou de la relation de travail. Cette protection étant d'ordre public et, partant, soustraite à la disposition des parties au contrat de travail, les règles de la directive, et notamment celles relatives à la protection des travailleurs contre le licenciement en raison du transfert, doivent être considérées comme impératives en ce sens qu'il n'est pas permis d'y déroger dans un sens défavorable aux travailleurs.
15. Il s'ensuit que les travailleurs concernés n'ont pas la faculté de renoncer aux droits à eux conférés par la directive et qu'une diminution de ces droits n'est pas admise, même avec leur consentement. Cette interprétation n'est pas affectée par la circonstance que, comme en l'espèce, le travailleur, en contrepartie des inconvénients qui résultent pour lui d'une modification de sa relation de travail, obtient des avantages nouveaux tels qu'il n'est pas placé, globalement, dans une situation moins favorable que celle qui était antérieurement la sienne.
16. Il convient toutefois de préciser que la directive 77-187-CEE, ainsi que la Cour l'a jugé dans l'arrêt du 11 juillet 1985 (Mikkelsen, 105-84, Rec. p. 2639, 2646), ne vise qu'à une harmonisation partielle de la matière en question, en étendant, pour l'essentiel, la protection garantie aux travailleurs de façon autonome par le droit des différents Etats membres également à l'hypothèse d'un transfert de l'entreprise. Elle ne tend pas à instaurer un niveau de protection uniforme pour l'ensemble de la Communauté en fonction de critères communs. Le bénéfice de la directive ne peut donc être invoqué que pour assurer que le travailleur intéressé est protégé dans ses relations avec le cessionnaire de la même manière qu'il l'était dans ses relations avec le cédant, en vertu des règles du droit de l'Etat membre concerné.
17. Par conséquent, dans la mesure où le droit national permet, en dehors de l'hypothèse d'un transfert d'entreprise, de modifier la relation de travail dans un sens défavorable aux travailleurs, notamment en ce qui concerne leur protection contre le licenciement, une telle modification n'est pas exclue en raison du seul fait que l'entreprise a entre-temps fait l'objet d'un transfert et que, par conséquent, l'accord a été convenu avec le nouveau chef d'entreprise. En effet, le cessionnaire étant subrogé au cédant en vertu de l'article 3, paragraphe 1, de la directive, en ce qui concerne les droits et obligations découlant de la relation de travail, celle-ci peut être modifiée à l'égard du cessionnaire dans les mêmes limites qu'elle aurait pu l'être à l'égard du cédant, étant entendu que, dans aucune hypothèse, le transfert d'entreprise ne saurait constituer en lui-même le motif de cette modification.
18. Pour ces raisons, il y a lieu de répondre à la seconde question qu'un travailleur ne peut pas renoncer aux droits que lui confèrent les dispositions impératives de la directive 77-187-CEE, même si les inconvénients qui résultent pour lui de cette renonciation sont compensés par des avantages tels qu'il n'est pas placé, globalement, dans une situation moins favorable. La directive ne s'oppose cependant pas à une modification de la relation de travail convenue avec le nouveau chef d'entreprise dans la mesure où le droit national applicable admet une telle modification en dehors de l'hypothèse d'un transfert d'entreprise.
Sur les dépens
19. Les frais exposés par le Gouvernement britannique et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (3e chambre),
Statuant sur les questions à elle soumises par le Hoejesteret danois, par demande du 18 décembre 1986, dit pour droit :
1°) L'article 1er, paragraphe 1, de la directive 77-187-CEE du Conseil, du 14 février 1977, doit être interprété en ce sens que la directive s'applique dans une situation où, au terme d'un contrat de location-gérance non transférable, le propriétaire de l'entreprise loue celle-ci à un nouveau locataire-gérant qui en poursuit l'exploitation sans interruption avec le même personnel antérieurement licencié à l'expiration du premier contrat de location-gérance.
2°) Un travailleur ne peut pas renoncer aux droits que lui confèrent les dispositions impératives de la directive 77-187-CEE, même si les inconvénients qui résultent pour lui de cette renonciation sont compensés par des avantages tels qu'il n'est pas placé, globalement, dans une situation moins favorable. La directive ne s'oppose cependant pas à une modification de la relation de travail convenue avec le nouveau chef d'entreprise dans la mesure où le droit national applicable admet une telle modification en dehors de l'hypothèse d'un transfert d'entreprise.