CA Rouen, 1re ch. civ., 27 avril 1982, n° 1452-80
ROUEN
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Gentia (SA)
Défendeur :
Pertuzon (Consorts), Bontemps (Epoux), MACIF (Sté), SMACIF (Sté), Etablissement Boch Frères (SA), Etat français
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Soude
Conseillers :
MM. Leger, Quinaud
Avoués :
Mes Reybel, Marin, SCP Gallière, Lejeune, SCP Tissot, Colin
Avocats :
Mes Jeandin, De Bezenac, Raffin, Duval
I - Prétentions et moyens des parties
Les sociétés anonymes Boch Frères et Gentia ont fait appels principaux du jugement, à la teneur duquel la cour se réfère, rendu le 28 avril 1980 par le Tribunal de grande instance de Rouen.
Boch Frères soutient que, non spécialiste de la fabrication de la colle, elle n'a en l'espèce agi que comme revendeur se bornant à mettre à la disposition de la clientèle la marchandise telle qu'elle l'aval reçue de son fournisseur,lequel ne lui avait remis aucune notice d'emploi, que dès lors, non plus que Pertuzon, elle n avait de raison de suspecter des dangers autres que les risques inhérents à tous les produits portant l'étiquette "inflammable" ou "dangereux: , qu'elle a rempli son obligation par la voix de son inspecteur commercial Grout, qui a attiré l'attention de Pertuzon sur le caractère inflammable de la colle vendue, que celui-ci, gérant d'une station-service, devait savoir ce que même un non professionnel sait, c'est-à-dire que le propre d'un produit inflammable est de l'être non seulement par contact direct avec une flamme mais encore par les vapeurs qu'il dégage, qu'en étalant la colle sans ouvrir la fenêtre dans une pièce où brûlait une gazinière à feu vif Maurice Pertuzon a été l'auteur de son propre malheureux contrairement à ce que le tribunal a jugé, que ce même tribunal s'est contredit en lui reprochant, à elle société Boch, de n'avoir pas informé son acheteur sur la marchandise vendue tout en retenant qu elle n'avait elle-même sur ce produit aucune information autre que celles, limitées, figurant sur le conditionnement sous lequel Gentia le lui livrait, que si à l'extrême limite le tribunal pouvait retenir sa responsabilité objective du seul fait de sa qualité de venderesse, il devait condamner Gentia à la garantir pour le tout et non pour le trois quarts comme il l'a décidé sans en expliquer les raisons. Boch Frères demande en conséquence à la cour de déclarer Pertuzon seul responsable du sinistre, subsidiairement de constater la faute de Gentia par insuffisance d'information et en conséquence de débouter les demandeurs de leur action en ce qu'elle est dirigée contre elle, société Boch plus subsidiairement encore et pour le cas où la cour la condamnerait néanmoins, de condamner Gentia à la garantir intégralement, en tout cas de modérer (sans aucune précision) les condamnations prononcées en première instance.
Gentia prétend qu'elle a strictement respecté les prescriptions réglementaires applicables à la colle dont s'agit, qu'une notice d'emploi est remise aux revendeurs pour leur permettre de donner des explications à leurs clients, que Pertuzon, pompiste, connaissait le danger d'inflammation des produits volatiles et avait eu son attention attirée par Grout, qu'il a des lors commis une grave imprudence en étalant la colle dans une pièce fermée où brûlait une flamme nue, que le tribunal d'une part n'a point tiré la conséquence qui s' imposait de sa propre constatation " que l'intéressé, pompiste de son état avait matière à redoubler de vigilance à la vue du symbole porté sur l'étiquette rouge et de l'avertissement contenu par l'autre étiquette ", d'autre part s'est trompé en ajoutant "que la clause déclenchante du sinistre réside dans la survenance inopinée du courant d'air qui a mis en mouvement les vapeurs du solvant et les a fait entrer en contact avec la flamme du réchaud", alors que ce courant air n'avait rien d'inopiné puisque c'est Pertuzon qui l'a causé en ouvrant la porte alors que sa femme avait dé jà ouvert la fenêtre, que ce fait constitue la faute de la victime et non la force majeure. Gentia conclut en conséquence au débouté des demandeurs.
Elle conclut aussi au rejet de la demande en garantie formée par Boch en soutenant que cette société prouve elle-même qu'elle connaissait la volatilité de la colle puisqu'elle se prévaut de l'avertissement donné par son préposé Grout à Pertuzon.
Les intimés autres que l'Etat Français rappellent les avis de l'expert et insistent sur les responsabilités respectives contractuelles envers l'acheteur Pertuzon, délictuelles envers les autres victimes
1°) du vendeur professionnel Boch, qui a manqué à 50 obligation contractuel le de renseigner son client, même professionnel, sur le mode d'emploi du,produit nouveau, qui se retranche en vain derrière sa qualité de revendeur non spécialiste pour contester l'obligation de renseignements incombant au vendeur professionnel comme au fabricant, qui enfin allègue à tort la faute de Maurice Pertuzon, lequel en l'absence d'information n'était pas censé savoir que la colle pouvait s'enflammer à distance par la seule mise en mouvement des vapeurs des solvants,
2°) du fabricant Gentia, qui a manqué aussi à son obligation de signaler de façon très apparente sur la boite la nécessité d'aérer les locaux et d'éteindre toute flamme, ni l'acheteur ni même le revendeur Boch n'ayant en connaissance de la notice édictant ces précautions.
Ces intimés concluent à la confirmation du jugement. Christine Pertuzon forme une demande additionnelle en remboursement des frais de la cure qu'elle a subie en 1979 (1 553,37 F) et requiert acte de ce qu'elle se réserve de solliciter le remboursement du coût des nouvelles cures que son médecin lui prescrit tous les trois ans.
L'agent judiciaire du trésor s'en remet à justice sur l'appréciation des responsabilités et sollicite le remboursement des débours de 25 305,50 F dans la limite de l'indemnité qui sera liquidée en faveur de Laurent Bontemps.
II - Motifs
Sur les responsabilités
L'expert Vallois a mis en lumière le caractère particulièrement inflammable de la colle Gentia Prene 830 employée, dont les solvants s'évaporent à plus de 90 % en cinq minutes à une température de 20°C et dont les vapeurs très inflammables peuvent former avec l'air des mélanges explosifs.
Si en l'absence de texte applicable aux colles elle n'a contrevenu à aucune prescription législative ni réglementaire, Gentia n'en avait pas moins en dehors d'une telle prescription, le devoir humain de mettre les détenteurs et usagers en garde contre les grands dangers de son produit par des recommandations très visibles et précises, ce qui n'était le cas ni de l'étiquette jaune, où la banalité des termes " Inflammable-Non toxique Tenir les emballages bien fermés " n'était point à la mesure du haut risque d'inflammation, ni de l'étiquette rouge illustrée du symbole "facilement inflammable" (F de l'annexe II à l'arrêté interministériel du 14 décembre 1972) qui ne donnait pas une idée suffisante de la facilité d'inflammation et n'indiquait pas les précautions à prendre pour prévenir celle-ci.
Il tombe sous le sens que si Maurice Pertuzon avait eu son attention attirée par des avertissements adéquats sur les périls dont la colle était porteuse, il aurait pris les précautions prescrites.
Si la notice que Gentia prétend remettre aux professionnels renferme bien une rubrique "Recommandations importantes" mettant en garde contre le risque d'inflammation, et prescrivant d'une part d'éviter les feux et étincelles, d'autre part d'aérer les locaux, rien ne prouve que cette notice ait été remise à Boch, qui le nie.
Mais même en l'absence de cette remise, cette dernière société, commerçante en marchandises dont elle doit connaître les propriétés, est mal fondée à prétendre n'avoir eu d'autre rôle que de revendre à son client le produit tel qu'il était conditionné par le fabricant, alors que le caractère inflammable signalé sur les contenants lui créait le devoir de demander au fabricant des précisions sur le degré du risque d'inflammation et sur les précautions à prendre, ce tant pour la manutention dans ses propres magasins que pour l'information de la clientèle à laquelle elle offrait la vente de cette colle.
L'allégation de la société Boch que son inspecteur Grout a spécialement attiré l'attention de Maurice Pertuzon sur le symbole " facilement inflammable " allégation appuyée sur une interpellation de cet inspecteur par un huissier de justice en date des 20 et 21 octobre 1977, est en contradiction avec la déclaration que ce même Grout avait faite le 6 décembre 1976 aux gendarmes enquêtant sur le sinistre, et auxquels il avait dit qu'il avait vendu le pot de colle à "Madame Pertuzon", ce qui coïncidait avec les dires de Maurice Pertuzon, qui avait précisé aux mêmes gendarmes que c'était son épouse qui avait acheté la colle et en détenait la facture.
Au surplus, Max Grout a déclaré à l'huissier qu'il avait montré le symbole à Pertuzon en lui disant "Je ne vous explique pas ce que veut dire cette étiquette. Dans votre métier vous savez ce que cela veut dire" et que Pertuzon lui avait répondu qu'il en con- naissait la signification. Quand même cette conversation aurait bien eu lieu, elle n'en aurait point appris à Pertuzon plus que ce que le symbole en question lui apprenait déjà sans le renseigner comme il s'imposait sur le degré du péril.
Pour insuffisante qu'ait été son information, Maurice Pertuzon n'a point tiré du peu que lu apprenaient le symbole et les termes laconiques de l'étiquette jaune les conséquences que la prudence banale commandait. Tout adulte possédant l'expérience des produit usuels et à plus forte raison un professionnel des carburants sait qu'un produit inflammable l'est en général autant voire plus par les vapeurs qu'il dégage que par le contact direct avec la flamme, si bien qu'en l'absence de précision sur le processus possible d'inflammation Maurice Pertuzon, que l'affaiblissement de son odorat aurait du rendre encore plus prudent, devait se garder d'employer le produit dans un air confirmé, à proximité d'une flamme et de provoquer le courant d'air qui a déplacé ver la flamme les vapeurs inflammables déjà répandues dans l'air.
Ces fautes respectives motivent le partage suivant des responsabilités à deux tiers à la charge de Gentia, un sixième à celle de Boch, un sixième à celle de Maurice Pertuzon, étant précisé que ce partage n'est opposable qu'à Maurice Pertuzon lui-même et non aux autres victimes, que Gentia et Boch sont obligés in solidum envers chacun des demandeurs, sauf leur recours contre Maurice Pertuzon pour leurs condamnations envers les autres, qu'enfin Boch, ayant commis une faute propre contractuelle envers Maurice Pertuzon, délictuelle envers les autres victimes, faute distincte de celle de Gentia, ne peut prétendre à garantie totale par celle-ci.
Sur la quantum des réparations
La société Boch ne précise pas sur quoi elle se fonde pour demander à la cour de "modérer" les condamnations prononcées en première instance, condamnations que le tribunal a justifiées par des motifs que la cour adopte.
Sur la demande additionnelle de Christine Pertuzon
Les adversaires ne contestant pas les pièces à eux communiquées aboutissant au total de 1 553,37 F, il convient de faire droit à cette demande.
L'acte requis par cette demanderesse est superflu car il n'ajouterait rien au droit qui demeure le sien de poursuivre la réparation de tous préjudices résultant des fautes dont les appelantes sont jugées responsables.
Sur la demande de l'Etat Français
La cour ne peut que confirmer la disposition du jugement sursoyant à statuer sur cette demande jusqu'à dépôt du rapport d'expertise
III - Dispositif
Par ces motifs et ceux non contraires du tribunal, LA COUR, Joint les appels enrôlés sous le numéros 1452 et 1525-80 Emendant le jugement dont appels Déclare responsable des dommages - la SA Gentia Frères pour deux tiers, - la SA Boch Frères pour un sixième, - Maurice Pertuzon pour un sixième, Réduit en conséquence d'un sixième les condamnations prononcées en faveur de Maurice Pertuzon, de la MACIF et de la SMACIF quant aux frais de soins exposés pour Maurice Pertuzon vingt huit francs trente cinq centimes (28,35 F), Confirme toutes les autres dispositions du jugement, excepté la condamnation aux dépens, Y ajoutant sur la demande additionnelle de Christiane Pertuzon, condamne in solidum les deux appelantes à rembourser à celle-ci les frais de cure de mille cinq cent cinquante trois francs trente sept centimes (1 533,37 F), Déclare superflu l'acte requis par cette demanderesse Fait masse des dépens de première instance et d'appel, qui seront supportés deux tiers par la SA Gentia, un sixième par la SA Boch Frère, un sixième par Maurice Pertuzon, Dans ces limites reconnaît à chaque avoué le droit de recouvrer directement contre ses adversaires ceux des dépens dont il aurait fait l'avance sans avoir reçu provision.