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Décisions

CJCE, 15 janvier 1987, n° 266-85

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Shenavai

Défendeur :

Kreischer

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Stuart

Présidents de chambre :

MM. Kakouris, O'Higgins, Schockweiler

Avocat général :

M. Mancini

Juges :

Bosco, Koopmans, Bahlmann, Joliet, Iglesias

Avocats :

Mes Merkel, Fiumara

CJCE n° 266-85

15 janvier 1987

LA COUR,

1 Par ordonnance du 5 mars 1985, parvenue à la Cour le 30 août suivant, le Landgericht Kaiserslautern a posé, en vertu du protocole du 3 juin 1971 relatif à l'interprétation, par la Cour de justice, de la Convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (ci-après "la Convention"), une question préjudicielle relative à l'interprétation de l'article 5, 1°, de la Convention.

2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige opposant M. Shenavai, architecte à Rockenhausen, République fédérale d'Allemagne, et M. Kreischer, résidant à Geleen, Pays-Bas, au sujet du recouvrement d'honoraires d'architecte concernant l'élaboration de plans en vue de la construction de trois maisons de vacances près de Rockenhausen.

3 L'Amtsgericht Rockenhausen, saisi de la demande, a accueilli l'exception d'incompétence soulevée par M. Kreischer, au motif que le lieu d'exécution de l'obligation de payer des honoraires d'architecte serait le domicile du commettant, lequel, en l'espèce, est situé aux Pays-Bas et que, par conséquent, les conditions requises pour attraire le défendeur devant une juridiction allemande ne seraient pas réunies.

4 Saisi de l'appel de M. Shenavai, le Landgericht Kaiserslautern a d'abord considéré que, selon le droit allemand, le lieu d'exécution du contrat d'architecte est celui où se trouve le cabinet de l'architecte et où se situe l'édifice projeté. Ainsi, le lieu d'exécution de toutes les obligations découlant du contrat se trouverait au "centre de gravité" du rapport contractuel dans son ensemble.

5 Le Landgericht a ajouté qu'il n'était pas certain que la même interprétation doive être suivie en ce qui concerne l'article 5, 1°, de la Convention, étant donné que certains arrêts de la Cour feraient dépendre la compétence internationale du lieu d'exécution de l'obligation contractuelle qui sert de fondement à l'action judiciaire, en l'occurrence donc celle de payer les honoraires. Dans ces conditions, le Landgericht a jugé nécessaire de soumettre à la Cour la question préjudicielle suivante :

"Aux fins de la détermination du lieu d'exécution au sens de l'article 5, 1°, de la Convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, convient-il de retenir, également lorsqu'il s'agit d'une action en paiement d'honoraires intentée par un architecte chargé uniquement du projet, l'obligation contractuelle servant concrètement de base à l'action judiciaire (en l'espèce, la dette de somme d'argent payable au domicile du défendeur), ou bien la prestation caractéristique du contrat, dont découle la nature du rapport contractuel dans son ensemble (donc le siège du cabinet de l'architecte où le lieu de l'édifice projeté)?"

6 Il y a lieu de rappeler que la Convention fixe, dans son article 2, la règle générale selon laquelle la compétence du juge est fondée sur le lieu du domicile du défendeur, mais qu'elle ajoute, dans son article 5, 1°, que le défendeur peut, en matière contractuelle, également être attrait devant le tribunal du lieu "où l'obligation a été ou doit être exécutée". Comme la Cour l'a observé dans son arrêt du 6 octobre 1976 (Tessili/Dunlop, 12-76, Rec. p. 1473), cette liberté d'option a été introduite en considération de l'existence, dans certaines hypothèses, d'un lien de rattachement particulièrement étroit entre une contestation et la juridiction qui peut être appelée à en connaitre, en vue de l'organisation utile du procès.

7 Dans le même arrêt, la Cour a précisé que la question de savoir où se trouve le "lieu d'exécution" de l'obligation se détermine conformément à la loi qui régit l'obligation litigieuse selon les règles de conflit de la juridiction saisie.

8 Dans un autre arrêt en date du 6 octobre 1976 (De Bloos/Bouyer, 14-76, Rec. p. 1497), la Cour, après avoir rappelé que la Convention vise à déterminer la compétence des juridictions des Etats contractants dans l'ordre international, à faciliter la reconnaissance des décisions judiciaires respectives et à instaurer une procédure rapide afin d'assurer l'exécution de ces décisions, a considéré que ces objectifs impliquent la nécessité d'éviter, dans la mesure du possible, la multiplication des chefs de compétence judiciaire par rapport à un même contrat et qu'on ne saurait donc interpréter l'article 5, 1°, de la Convention comme se référant à n'importe quelle obligation découlant du contrat en cause.

9 La Cour en a déduit que, aux fins de la détermination du lieu d'exécution au sens de l'article 5 précité, l'obligation à prendre en considération est celle correspondant au droit contractuel sur lequel se fonde l'action du demandeur. Elle a précisé que, dans les cas où le demandeur fait valoir son droit au paiement de dommages-intérêts où invoque la résolution du contrat aux torts et aux griefs de l'autre partie, cette obligation est toujours celle découlant du contrat et dont l'inexécution est invoquée pour justifier de telles demandes.

10 La règle générale ainsi dégagée souffre cependant certaines exceptions du fait que la "matière contractuelle" couvre des rapports de nature très différente, aussi bien du point de vue de leur importance sociale que de celui des prestations convenues. La Convention tient compte de cette diversité en édictant certaines règles spéciales applicables à des rapports contractuels déterminés. C'est ainsi, par exemple, qu'elle établit, dans son article 16, une compétence exclusive en matière de baux d'immeubles.

11 S'inspirant de considérations semblables, la Cour a jugé, dans son arrêt du 26 mai 1982 (Ivenel/Schwab, 133-81, Rec. p. 1891), que, en cas d'une demande fondée sur différentes obligations résultant d'un seul contrat de représentation qui avait été qualifié de contrat de travail par la juridiction nationale, l'obligation à prendre en considération, au sens de l'article 5, 1°, de la Convention, est celle qui caractérise le contrat et qui est normalement celle d'accomplir le travail.

12 Dans ces conditions, la question posée dans la présente affaire par la juridiction nationale doit être considérée comme visant en particulier à savoir si, dans le cas d'un litige en recouvrement d'honoraires d'architecte, la règle générale découlant de l'arrêt de Bloos, précité, selon laquelle l'obligation à prendre en considération est celle qui sert de fondement à l'action du demandeur, doit être observée, ou si, au contraire, ce cas présente des particularités analogues à celles qui étaient en cause dans l'arrêt Ivenel.

13 Les débats devant la Cour ont porté non seulement sur le problème de savoir si la nature du contrat litigieux doit être prise en considération lors de la détermination de l'obligation à prendre en considération, mais également sur celui que pose la présence, dans le cadre d'un même litige, de plusieurs obligations, servant de base à l'action judiciaire.

14 Sur le premier point, le Gouvernement britannique préconise une généralisation du critère retenu par la Cour pour le cas du travail dépendant dans l'arrêt Ivenel, précité, en faisant valoir qu'un tel critère présenterait certains avantages s'il était appliqué à tous les contrats portant sur des prestations à caractère professionnel. Une interprétation dans ce sens de l'article 5, 1°, de la Convention aurait notamment pour effet d'éviter l'existence de fors compétents dans différents Etats contractants pour juger des demandes différentes fondées sur un seul et même contrat, et d'établir le for dans l'Etat contractant dont la loi est normalement applicable au contrat. Dans un cas comme celui de l'espèce, elle aurait en outre l'avantage de constituer une véritable alternative au for du domicile du défendeur, for ordinaire dans le système de la Convention.

15 Les Gouvernements allemand et italien et la Commission ne partagent pas cette façon de voir. Le Gouvernement allemand admet que certains arguments militent en faveur d'un for contractuel unique mais il souligne, d'une part, que certains contrats ne comportent pas de prestation caractéristique, par exemple lorsque les prestations des deux parties s'équivalent comme dans le cas d'un contrat d'échange de biens, et, d'autre part, que la volonté des auteurs de la Convention, telle qu'elle apparait dans certaines versions linguistiques de la disposition en cause, aurait été de retenir, pour établir le for du lieu d'exécution, l'obligation contractuelle servant concrètement de base à l'action judiciaire.

16 A cet égard, il faut observer d'abord que les contrats de travail, ainsi que d'autres contrats concernant le travail dépendant, présentent par rapport aux autres contrats, même lorsque ces derniers sont relatifs à des prestations de services, certaines particularités en ce qu'ils créent un lien durable qui insère le travailleur dans le cadre d'une certaine organisation des affaires de l'entreprise ou de l'employeur et en ce qu'ils se localisent au lieu de l'exercice des activités, lequel détermine l'application de dispositions de droit impératif et de conventions collectives. C'est en raison de ces particularités que le juge du lieu où doit s'exécuter l'obligation qui caractérise de tels contrats apparaît comme le plus apte à trancher les litiges auxquels une ou plusieurs obligations découlant de ces contrats peuvent donner lieu.

17 Lorsque ces particularités spécifiques font défaut, il n'est ni nécessaire ni indiqué d'identifier l'obligation qui caractérise le contrat et de centraliser à son lieu d'exécution la compétence judiciaire, au titre du lieu d'exécution, pour les litiges relatifs à toutes les obligations contractuelles. En effet, la variété et la multiplicité des contrats, dans leur généralité, sont telles que ce critère pourrait, dans ces autres cas, créer des incertitudes sur la compétence judiciaire, incertitudes que la Convention a précisément pour objet de réduire.

18 En revanche, une telle incertitude n'existe pas, pour la généralité des contrats, lorsqu'on prend uniquement en considération l'obligation stipulée au contrat et dont l'action judiciaire poursuit l'exécution. En effet, le lien où celle-ci doit s'exécuter constitue normalement le lien de rattachement le plus étroit entre la contestation et la juridiction compétente, rattachement qui a motivé le for du lieu d'exécution de l'obligation en matière contractuelle.

19 Il est vrai que cette règle ne donne pas de solution dans le cas particulier où un litige porte sur plusieurs obligations qui découlent d'un même contrat et qui servent de base à l'action intentée par le demandeur. Mais, dans un tel cas, le juge saisi s'orientera, pour déterminer sa compétence, sur le principe selon lequel l'accessoire suit le principal ; en d'autres termes, ce sera l'obligation principale, entre plusieurs obligations en cause, qui établira sa compétence. Cette complication ne se présente cependant pas dans l'hypothèse envisagée par la juridiction nationale dans sa question.

20 Il convient donc de répondre à la question posée que, aux fins de la détermination du lieu d'exécution, au sens de l'article 5, 1°, de la Convention, l'obligation à prendre en considération, dans un litige relatif à une action en recouvrement d'honoraires intentée par un architecte chargé de faire un projet pour la construction de maisons, est l'obligation contractuelle qui sert concrètement de base à l'action judiciaire.

Sur les dépens

21 Les frais exposés par le Gouvernement de la République fédérale d'Allemagne, par le Gouvernement du Royaume-Uni, par le Gouvernement de la République italienne et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur la question à elle soumise par le Landgericht Kaiserslautern, par ordonnance du 5 mars 1985, dit pour droit :

Aux fins de la détermination du lieu d'exécution, au sens de l'article 5, 1°, de la Convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, l'obligation à prendre en considération, dans un litige relatif à une action en recouvrement d'honoraires intentée par un architecte chargé de faire un projet pour la construction de maisons, est l'obligation contractuelle qui sert concrètement de base à l'action judiciaire.