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Décisions

CJCE, 17 septembre 2002, n° C-253/00

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Antonio Muñoz y Cia (SA), Superior Fruiticola (SA)

Défendeur :

Frumar Ltd, Redbridge Produce Marketing Ltd

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Rodríguez Iglesias

Présidents de chambre :

M. Jann, von Bahr, Mme Colneric

Avocat général :

M. Geelhoed

Juges :

MM. Gulmann, Edward, La Pergola, Puissochet, Schintgen, Cunha Rodrigues, Timmermans

Avocats :

Mes Brealey, May, Craig.

CJCE n° C-253/00

17 septembre 2002

LA COUR,

1 Par ordonnance du 14 juin 2000, parvenue à la Cour le 26 juin suivant, la Court of Appeal (England & Wales) (Civil Division) a posé, en application de l'article 234 CE, une question préjudicielle sur l'interprétation des règlements (CEE) n° 1035-72 du Conseil, du 18 mai 1972, et (CE) n° 2200-96 du Conseil, du 28 octobre 1996, portant organisation commune des marchés dans le secteur des fruits et légumes (respectivement JO L 118, p. 1, et JO L 297, p. 1).

2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'une procédure engagée par Antonio Muñoz y Cia SA (ci-après "Muñoz") et Superior Fruiticola SA (ci-après "Fruiticola"), à l'encontre de Frumar Ltd (ci-après "Frumar") et de Redbridge Produce Marketing Ltd (ci-après "Redbridge"), visant à faire interdire à ces dernières de commercialiser au Royaume-Uni des raisins de table sous des dénominations non conformes à la réglementation communautaire.

Le cadre juridique

La réglementation communautaire

Le règlement n° 1035-72

3 L'article 2, paragraphe 3, du règlement n° 1035-72 prévoit que "[l]es produits énumérés à l'annexe I, destinés à être livrés à l'état frais au consommateur, font l'objet de normes de qualité". Parmi les produits énumérés à cette annexe I figurent notamment les raisins de table.

4 L'article 3, paragraphe 1, dudit règlement dispose:

"Lorsque des normes de qualité ont été fixées, les produits auxquels elles s'appliquent ne peuvent être exposés en vue de la vente, mis en vente, vendus, livrés ou commercialisés de toute autre manière, à l'intérieur de la Communauté, que s'ils sont conformes auxdites normes."

5 L'article 8 du même règlement prévoit que des contrôles sont effectués par des organismes désignés par chaque État membre pour constater si les produits pour lesquels des normes de qualité ont été fixées répondent à celles-ci.

Le règlement n° 2200-96

6 Le règlement n° 2200-96 a abrogé le règlement n° 1035-72 avec effet au 1er janvier 1997.

7 L'article 2, paragraphe 1, du règlement n° 2200-96 prévoit que "[l]es produits destinés à être livrés à l'état frais au consommateur peuvent être classifiés par référence à un système de normes".

8 L'article 3, paragraphe 1, dudit règlement est libellé comme suit:

"Le détenteur des produits pour lesquels des normes sont adoptées ne peut exposer ces produits en vue de la vente, les mettre en vente, les vendre, les livrer ou les commercialiser de toute autre manière à l'intérieur de la Communauté que s'ils sont conformes à ces normes. Il est responsable du respect de cette conformité."

9 L'article 7 du même règlement prévoit que des contrôles sont effectués par des organismes désignés par chaque État membre pour constater si les produits pour lesquels des normes ont été adoptées répondent à celles-ci.

Le règlement (CEE) n° 1730-87

10 S'agissant du marquage, le règlement (CEE) n° 1730-87 de la Commission, du 22 juin 1987, fixant des normes de qualité pour les raisins de table (JO L 163, p. 25), tel que modifié par le règlement (CEE) n° 93-91 de la Commission, du 15 janvier 1991 (JO L 11, p. 13), et par le règlement (CEE) n° 291-92 de la Commission, du 6 février 1992 (JO L 31, p. 25), précise, dans la partie VI de son annexe, que chaque colis doit porter notamment l'indication du nom de la variété.

11 Dans la version initiale du règlement n° 1730-87, une annexe à l'annexe de celui-ci énumérait de manière limitative les listes des seules variétés qui pouvaient être commercialisées dans la Communauté. Aucune des variétés en cause dans l'affaire au principal ne figurait dans ces listes.

12 Le règlement n° 93-91 a ajouté aux variétés déjà énumérées la variété Superior seedless.

13 Le règlement n° 291-92 a supprimé le caractère limitatif des listes des variétés, en précisant que les normes de qualité étaient applicables à toutes les variétés de raisins destinés à être livrés à l'état frais au consommateur.

14 Le règlement n° 1730-87 a été abrogé, avec effet au 1er février 2000, par le règlement (CE) n° 2789-1999 de la Commission, du 22 décembre 1999, fixant la norme de commercialisation applicable aux raisins de table (JO L 336, p. 13). Les dispositions de ce règlement relatives au marquage des raisins et aux dénominations des variétés sont, en substance, identiques aux dispositions antérieures.

La réglementation nationale

15 Au Royaume-Uni, le Horticultural Marketing Inspectorate (ci-après le "HMI"), qui dépend du ministère de l'Agriculture, de la Pêche et de l'Alimentation, est l'organisme compétent pour effectuer les contrôles prévus par les règlements n° 1035-72 et 2200-96.

16 La Horticultural and Agricultural Act 1964 (loi de 1964 relative à l'horticulture et à l'agriculture), dans sa version modifiée, prévoit des sanctions pénales lorsque des produits réglementés sont mis en vente en violation des normes de qualité communautaires.

Le litige au principal et la question préjudicielle

17 Muñoz et la société mère de cette dernière, Fruiticola, produisent des raisins en Espagne. Elles cultivent en particulier la variété Superior seedless, qu'elles commercialisent notamment au Royaume-Uni.

18 Frumar et la société mère de cette dernière, Redbridge, importent des fruits et légumes au Royaume-Uni. À partir de 1987, elles ont vendu au Royaume-Uni des raisins de table sous les dénominations White seedless, Sult et Coryn.

19 Muñoz et Fruiticola ont protesté à plusieurs reprises auprès du HMI en raison du fait que les raisins commercialisés sous ces dénominations relevaient en réalité de la variété Superior seedless et que le marquage de ces produits était donc incorrect au regard de la réglementation communautaire. Le HMI n'a pris aucune mesure à la suite de ces plaintes.

20 En 1998, elles ont engagé devant la High Court of Justice (England & Wales), Chancery Division (Royaume-Uni), une action à l'encontre de Frumar et de Redbridge, en leur faisant grief d'avoir enfreint la réglementation communautaire.

21 À la suite d'expertises, ces dernières ont reconnu, avant l'introduction de l'instance, que les raisins commercialisés sous la dénomination Coryn relevaient de la variété Superior seedless. Après l'introduction de l'instance, et aux fins de celle-ci exclusivement, elles ont admis que les raisins commercialisés sous les dénominations White seedless et Sult relevaient également de la variété Superior seedless.

22 Par ordonnance du 26 mars 1999, la High Court of Justice a rejeté l'action introduite par Muñoz et Fruiticola. Elle a constaté que Frumar et Redbridge avaient enfreint la réglementation communautaire en matière de normes de qualité. Toutefois, elle a jugé que cette réglementation ne confère pas à des producteurs comme Muñoz et Fruiticola le droit d'intenter une action civile fondée sur le non-respect des règlements n° 1035-72 et 2200-96.

23 Estimant que la High Court of Justice avait, sur ce second point, commis une erreur de droit, Muñoz et Fruiticola ont fait appel devant la Court of Appeal (England & Wales) (Civil Division). C'est dans ces circonstances que cette dernière a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:

"Le règlement (CE) n° 2200-96 engendre-t-il [et le règlement (CEE) n° 1035-72 engendrait-il, lorsqu'il était en vigueur] pour les personnes qui font le commerce d'un fruit ou d'un légume à l'intérieur de la Communauté une obligation juridique de satisfaire aux conditions requises concernant le nom de variété prévu par une norme de qualité applicable à ce fruit ou à ce légume, qu'une juridiction nationale devrait faire respecter dans le cadre d'un procès civil intenté par une personne qui est un important producteur communautaire du fruit ou du légume concerné?"

Sur la question préjudicielle

24 Par cette question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si le respect des dispositions des règlements n° 1035-72 et 2200-96 relatives aux normes de qualité applicables aux fruits ou aux légumes doit pouvoir être assuré dans le cadre d'un procès civil intenté par un opérateur à l'encontre d'un opérateur concurrent.

25 Muñoz soutient qu'il est à la fois nécessaire et suffisant, pour qu'une disposition communautaire puisse être invoquée dans les relations entre particuliers, qu'elle énonce une obligation claire et inconditionnelle. Cette obligation pourrait être imposée en faveur des justiciables en général, sans qu'il soit nécessaire de prouver que le législateur communautaire a eu l'intention d'avantager une catégorie particulière du public ou de conférer des droits subjectifs.

26 La Commission considère que c'est à la lumière des règlements concernés et des principes généraux de la politique agricole commune, dans le cadre de laquelle ils s'inscrivent, qu'il convient de rechercher si les dispositions en cause confèrent à un particulier le droit d'intenter une action en justice pour contraindre un autre particulier à respecter les obligations mises à sa charge par la réglementation communautaire.

27 À cet égard, il convient de rappeler que, aux termes de l'article 189, deuxième alinéa, du traité CE (devenu article 249, deuxième alinéa, CE), le règlement a une portée générale et est directement applicable dans tout État membre. Dès lors, en raison de sa nature même et de sa fonction dans le système des sources du droit communautaire, il est apte à conférer aux particuliers des droits que les juridictions nationales ont l'obligation de protéger (arrêt du 10 octobre 1973, Fratelli Variola, 34-73, Rec. p. 981, point 8).

28 Il incombe aux juridictions nationales chargées d'appliquer, dans le cadre de leurs compétences, les dispositions du droit communautaire d'assurer le plein effet de celles-ci (voir, notamment, arrêts du 9 mars 1978, Simmenthal, 106-77, Rec. p. 629, point 16; du 19 juin 1990, Factortame e.a., C-213-89, Rec. p. I-2433, point 19, et du 20 septembre 2001, Courage et Crehan, C-453-99, Rec. p. I-6297, point 25).

29 À cet égard, il convient de relever, ainsi qu'il ressort du quatrième considérant du règlement n° 1035-72, que l'application de normes communes de qualité a pour objectif d'éliminer du marché les produits de qualité non satisfaisante, d'orienter la production de façon à satisfaire aux exigences des consommateurs et de faciliter les relations commerciales sur la base d'une concurrence loyale. Cet objectif est confirmé par le troisième considérant du règlement n° 2200-96, selon lequel la classification des produits selon des normes communes et obligatoires vise, d'une part, à constituer un cadre de référence contribuant à la loyauté des échanges et à la transparence des marchés et, d'autre part, à éliminer de ces marchés les produits dont la qualité n'est pas satisfaisante. Le vingtième considérant du même règlement précise que les règles de l'organisation commune des marchés doivent être respectées par l'ensemble des opérateurs auxquels elles s'appliquent, sauf à fausser le jeu desdites règles.

30 Dès lors, il y a lieu de considérer que la pleine efficacité de la réglementation en matière de normes de qualité et, en particulier, l'effet utile de l'obligation édictée à l'article 3, paragraphe 1, tant du règlement n° 1035-72 que du règlement n° 2200-96 impliquent que le respect de cette obligation puisse être assuré dans le cadre d'un procès civil intenté par un opérateur à l'encontre d'un opérateur concurrent.

31 Une telle possibilité d'agir renforce, en effet, le caractère opérationnel de la réglementation communautaire en matière de normes de qualité. En complétant l'action des organismes désignés par les États membres pour effectuer les contrôles prévus par cette réglementation, elle contribue en effet à décourager des pratiques, souvent difficiles à déceler, de nature à fausser le jeu de la concurrence. Dans cette perspective, les actions introduites par des opérateurs en situation de concurrence devant les juridictions nationales sont particulièrement aptes à contribuer de manière substantielle à assurer la loyauté des échanges et la transparence des marchés dans la Communauté.

32 Dans ces conditions, il y a lieu de répondre à la question posée que les règlements n° 1035-72 et 2200-96 doivent être interprétés en ce sens que le respect des dispositions relatives aux normes de qualité applicables aux fruits ou aux légumes doit pouvoir être assuré dans le cadre d'un procès civil intenté par un opérateur à l'encontre d'un opérateur concurrent.

Sur les dépens

33 Les frais exposés par la Commission, qui a soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur la question à elle soumise par la Court of Appeal (England & Wales) (Civil Division), par ordonnance du 14 juin 2000, dit pour droit:

Les règlements (CEE) n° 1035-72 du Conseil, du 18 mai 1972, et (CE) n° 2200-96 du Conseil, du 28 octobre 1996, portant organisation commune des marchés dans le secteur des fruits et légumes, doivent être interprétés en ce sens que le respect des dispositions relatives aux normes de qualité applicables aux fruits ou aux légumes doit pouvoir être assuré dans le cadre d'un procès civil intenté par un opérateur à l'encontre d'un opérateur concurrent.