CJCE, 19 septembre 2000, n° C-287/98
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Grand-Duché de Luxembourg
Défendeur :
Linster (Consorts)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Rodríguez Iglesias
Présidents de chambre :
MM. Moitinho de Almeida, Sevón, Schintgen
Avocat général :
M. Léger
Juges :
MM. Kapteyn, Gulmann, Jann, Ragnemalm, Wathelet, Skouris, Macken
Avocats :
Mes Frieders-Scheifer, Kinsch, Elvinger
LA COUR,
1 Par ordonnance du 15 juillet 1998, parvenue à la Cour le 27 juillet suivant, le Tribunal d'arrondissement de Luxembourg a posé, en vertu de l'article 177 du traité CE (devenu article 234 CE), plusieurs questions relatives à l'interprétation de la directive 85-337-CEE du Conseil, du 27 juin 1985, concernant l'évaluation des incidences de certains projets publics et privés sur l'environnement (JO L 175, p. 40, ci-après la "directive"), et notamment de son article 1er, paragraphe 5, ainsi que des articles 177 du traité et 189 du traité CE (devenu article 249 CE), en ce qui concerne l'effet à reconnaître à cette directive.
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant l'État du grand-duché de Luxembourg à Mmes et M. Linster (ci-après les "consorts Linster"), au sujet de l'expropriation de parcelles de terres leur appartenant, en vue de la construction de la section II, Hellange-Mondorf-les-Bains, de la liaison autoroutière entre la route collectrice du Sud et le réseau routier allemand (ci-après la "liaison autoroutière avec la Sarre").
Le cadre réglementaire
La directive
3 La directive concerne, selon son article 1er, paragraphe 1, l'évaluation des incidences sur l'environnement des projets publics et privés susceptibles d'avoir des incidences notables sur l'environnement.
4 Aux termes de l'article 1er, paragraphe 2, de la directive, on entend par "projet":
"- la réalisation de travaux de construction ou d'autres installations ou ouvrages,
- d'autres interventions dans le milieu naturel ou le paysage, y compris celles destinées à l'exploitation des ressources du sol".
5 L'article 1er, paragraphe 5, de la directive dispose qu'elle "ne s'applique pas aux projets qui sont adoptés en détail par un acte législatif national spécifique, les objectifs poursuivis par la présente directive, y compris l'objectif de la mise à disposition d'informations, étant atteints à travers la procédure législative".
6 Selon l'article 2, paragraphe 1, de la directive:
"Les États membres prennent les dispositions nécessaires pour que, avant l'octroi de l'autorisation, les projets susceptibles d'avoir des incidences notables sur l'environnement, notamment en raison de leur nature, de leurs dimensions ou de leur localisation, soient soumis à une évaluation en ce qui concerne leurs incidences.
Ces projets sont définis à l'article 4."
7 L'article 4, paragraphe 1, de la directive pose le principe que les projets appartenant aux classes énumérées à l'annexe I de la directive sont soumis à une évaluation, conformément aux articles 5 à 10. Parmi ces projets, l'annexe I, point 7, vise la "Construction d'autoroutes, de voies rapides... ".
8 En substance, l'article 5 de la directive précise les informations minimales que doit fournir le maître d'ouvrage; l'article 6 impose aux États membres de prendre les mesures nécessaires pour que les autorités et le public concernés soient informés et puissent exprimer leur avis avant que le projet soit entamé; l'article 8 impose aux autorités compétentes de prendre en considération les informations recueillies conformément aux articles 5 et 6, et l'article 9 institue l'obligation pour les autorités compétentes d'informer le public de la décision qui a été prise et des conditions dont celle-ci est éventuellement assortie.
9 Plus particulièrement, l'article 5, paragraphes 1 et 2, de la directive dispose:
"1. Dans le cas des projets qui, en application de l'article 4, doivent être soumis à une évaluation des incidences sur l'environnement, conformément aux articles 5 à 10, les États membres adoptent les mesures nécessaires pour assurer que le maître d'ouvrage fournisse, sous une forme appropriée, les informations spécifiées à l'annexe III, dans la mesure où:
a) les États membres considèrent que ces informations sont appropriées à un stade donné de la procédure d'autorisation et aux caractéristiques spécifiques d'un projet spécifique ou d'un type de projet et des éléments de l'environnement susceptibles d'être affectés;
b) les États membres considèrent que l'on peut raisonnablement exiger d'un maître d'ouvrage de rassembler les données compte tenu, entre autres, des connaissances et des méthodes d'évaluation existantes.
2. Les informations à fournir par le maître d'ouvrage, conformément au paragraphe 1, comportent au minimum:
- une description du projet comportant des informations relatives à son site, à sa conception et à ses dimensions,
- une description des mesures envisagées pour éviter et réduire des effets négatifs importants et, si possible, y remédier,
- les données nécessaires pour identifier et évaluer les effets principaux que le projet est susceptible d'avoir sur l'environnement,
- un résumé non technique des informations visées aux premier, deuxième et troisième tirets."
10 L'annexe III de la directive comporte la liste des informations devant être communiquées par le maître d'ouvrage. Ces informations consistent, notamment, en une description du projet (point 1), une esquisse des principales solutions de substitution examinées et une motivation du choix effectué (point 2), une description des éléments de l'environnement susceptibles d'être affectés de manière notable et des effets importants susceptibles d'en résulter (points 3 et 4), ainsi qu'en une description des mesures envisagées pour éviter, réduire et, si possible, compenser les effets négatifs importants du projet sur l'environnement (point 5).
11 Selon l'article 6, paragraphe 2, de la directive:
"Les États membres veillent:
- à ce que toute demande d'autorisation ainsi que les informations recueillies aux termes de l'article 5 soient mises à la disposition du public,
- à ce qu'il soit donné au public concerné la possibilité d'exprimer son avis avant que le projet ne soit entamé."
Le droit luxembourgeois
12 Il ressort de l'exposé fait par la juridiction de renvoi que, par une même loi, le législateur luxembourgeois a à la fois transposé partiellement la directive, en prévoyant l'obligation de faire réaliser une étude d'évaluation des incidences sur l'environnement pour ce qui concerne la construction de certaines routes, et adopté le principe de la construction de la liaison autoroutière avec la Sarre.
13 La directive a en effet été transposée en droit luxembourgeois, notamment, par la loi du 31 juillet 1995, modifiant et complétant la loi modifiée du 16 août 1967 ayant pour objet la création d'une grande voirie de communication et d'un fonds des routes (Mémorial A 1995, p. 1810, ci-après la "loi de 1995").
14 L'article 14 bis de la loi du 16 août 1967 ayant pour objet la création d'une grande voirie de communication et d'un fonds des routes (Mémorial A 1967, p. 868, ci-après la "loi de 1967"), tel que modifié par la loi de 1995, prévoit ainsi que l'inscription de tout projet de construction dans le corps de la loi est subordonnée à l'élaboration préalable d'une étude d'évaluation des incidences sur l'environnement naturel et l'environnement humain. Cette étude doit notamment comprendre la justification de l'opportunité du projet de construction et du choix de la ou des variantes. Il est également prévu une procédure de consultation publique avant la détermination du tracé.
15 La loi de 1995 a également modifié l'article 6 de la loi de 1967 qui, dans sa nouvelle rédaction, prévoit la liaison, aux frontières respectives, aux réseaux routiers allemand et belge, de la route collectrice du Sud reliant entre elles les principales localités du bassin minier de Rodange à Bettembourg.
16 Lors de la discussion du projet de loi ayant abouti à la loi de 1995, la question s'est posée de savoir si l'article 14 bis de la loi de 1967, tel qu'il devait être modifié, devrait déjà s'appliquer à la construction de la liaison autoroutière avec la Sarre. Un amendement en ce sens a toutefois été rejeté par les députés.
17 L'examen du dossier relatif à l'adoption de la loi de 1995 montre que, au moment du vote du projet de loi, plusieurs tracés étaient encore en discussion pour la liaison autoroutière avec la Sarre (variante nord et variante sud). En même temps qu'ils ont voté le projet de loi, le 13 juillet 1995, les députés ont adopté une motion n° 2 invitant le Gouvernement à réaliser la variante sud de cette liaison (Chambre des députés, Compte rendu des séances publiques, Session ordinaire 1994-1995, 64e séance, jeudi 13 juillet 1995, p. 3390 [texte] et 3476 [vote]).
18 C'est cette variante qui a été retenue par le Gouvernement lorsqu'il a arrêté le tracé définitif de la liaison autoroutière avec la Sarre, par le règlement grand-ducal du 21 novembre 1996, portant approbation des plans des parcelles sujettes à emprise et des listes des propriétaires de ces parcelles en vue de la construction de la section II, Hellange-Mondorf-les-Bains, de la liaison avec la Sarre (Mémorial A 1996, p. 2468, ci-après le "règlement de 1996").
Le litige au principal
19 En vue de la réalisation de la liaison autoroutière avec la Sarre, l'État du grand-duché de Luxembourg a introduit, devant le Tribunal d'arrondissement de Luxembourg, une demande d'expropriation de terrains sis à Hellange, commune de Frisange, à l'encontre des consorts Linster, propriétaires de ces terrains.
20 Pour leur défense, les consorts Linster ont notamment fait valoir que la loi de 1995 et le règlement de 1996 avaient été adoptés en violation des articles 5, paragraphe 1, et 6, paragraphe 2, de la directive, au motif que le projet n'avait pas été précédé d'une étude des incidences sur l'environnement ni d'une enquête publique telles qu'exigées par la directive.
21 Dans son ordonnance de renvoi, le Tribunal expose que, dans le cadre de la procédure pendante devant lui, il lui appartient de contrôler si les formalités prescrites par la loi en vue de l'expropriation ont été remplies et que ce contrôle peut comporter le contrôle incident de la légalité d'un acte administratif à caractère réglementaire tel que le règlement de 1996.
22 Le Tribunal se demande s'il "peut assurer le respect de la directive en vérifiant l'observation des prescriptions de la directive, même indépendamment d'un lien avec l'effet direct de la directive qui n'est pas transposée dans le délai prévu, ou si cette vérification implique l'appréciation de l'effet direct de la directive". Il fait référence à cet égard à l'arrêt du 7 mai 1991, Nakajima/Conseil (C-69-89, Rec. p. I-2069), dans lequel la Cour a contrôlé la légalité du règlement de base antidumping communautaire [règlement (CEE) n° 2423-88 du Conseil, du 11 juillet 1988, relatif à la défense contre les importations qui font l'objet d'un dumping ou de subventions de la part de pays non membres de la Communauté économique européenne (JO L 209, p. 1)], au regard du Code antidumping GATT [accord relatif à la mise en œuvre de l'article VI de l'accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, approuvé, au nom de la Communauté, par la décision 80-271-CEE du Conseil, du 10 décembre 1979, concernant la conclusion des accords multilatéraux résultant des négociations commerciales de 1973-1979 (JO 1980, L 71, p. 1)], en distinguant le problème de l'effet direct de celui du contrôle incident de légalité.
23 Le Tribunal relève que, aux termes de l'article 27 de la loi modifiée de 1967, sa décision sur la demande d'expropriation et sur l'indemnité n'est pas susceptible d'un recours en droit interne, de sorte que l'article 177, troisième alinéa, du traité lui imposerait de poser les première, troisième, quatrième, cinquième et sixième questions préjudicielles énoncées au point suivant.
24 Dans ces conditions, le Tribunal d'arrondissement de Luxembourg a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
"1) Les articles 177 et 189 du traité CEE doivent-ils être interprétés en ce sens que la juridiction dont la décision n'est pas susceptible d'un recours juridictionnel de droit interne, appelée à vérifier la légalité d'une procédure d'expropriation pour cause d'utilité publique de biens immobiliers appartenant à un particulier, peut constater que l'évaluation des incidences de la réalisation d'une autoroute, projet visé à l'article 4, paragraphe 1, prescrite par l'article 5, paragraphe 1, de la directive 85-337-CEE du Conseil, du 27 juin 1985, concernant l'évaluation des incidences de certains projets publics et privés sur l'environnement, n'a pas été effectuée, et que les informations recueillies aux termes de l'article 5 n'ont pas été mises à la disposition du public et que le public concerné n'a pas eu la possibilité d'exprimer son avis avant que le projet ne soit entamé, contrairement aux prescriptions de l'article 6, paragraphe 2, alors que la directive n'a pas été intégralement transposée en droit interne, malgré l'expiration du délai prévu à cet effet, ou un tel constat implique-t-il une appréciation de l'effet direct de la directive, de sorte que la juridiction est tenue de saisir la Cour de justice des Communautés européennes d'une question afférente ?
2) Au cas où la Cour admet, en réponse à la première question, l'obligation de la juridiction dont la décision n'est pas susceptible d'un recours juridictionnel de droit interne de saisir la Cour d'une question préjudicielle, la question est la suivante:
La directive précitée peut-elle recevoir application dans un litige portant sur l'expropriation pour cause d'utilité publique d'un bien immobilier appartenant à un particulier et la juridiction, appelée à vérifier la légalité de la procédure d'expropriation, peut-elle constater que, contrairement à l'article 5, paragraphe 1, et à l'article 6, paragraphe 2, une évaluation des incidences sur l'environnement n'a pas été effectuée et que les informations recueillies aux termes de l'article 5 n'ont pas été mises à la disposition du public et que le public concerné n'a pas eu la possibilité d'exprimer son avis avant que le projet de construction d'une autoroute, ouvrage visé à l'article 4, paragraphe 1, ne soit entamé ?
3) L'acte législatif national visé à l'article 1er, paragraphe 5, de la directive précitée constitue-t-il une notion autonome de droit communautaire ou doit-il être qualifié suivant le droit interne ?
4) Au cas où l'acte législatif national spécifique constitue une notion autonome de droit communautaire, une norme adoptée par le Parlement après débats parlementaires publics est-elle à considérer comme acte législatif national au sens de l'article 1er, paragraphe 5, de la directive ?
5) Le projet d'ouvrage, au sens de l'article 1er, paragraphe 5, de la directive précitée, adopté en détail par un acte législatif national spécifique constitue-t-il une notion autonome de droit communautaire ou doit-il être qualifié suivant le droit interne ?
6) Au cas où la notion de projet d'ouvrage, au sens de l'article 1er, paragraphe 5, de la directive, adopté en détail par un acte législatif national spécifique constitue une notion autonome de droit communautaire, le projet adopté par décision du Parlement après débats parlementaires publics de réaliser la construction d'une autoroute afin de faire la jonction avec deux autres routes, sans arrêter le tracé de l'autoroute à construire, est-il à considérer comme projet auquel la directive ne s'applique pas ?"
Sur la première question
25 Par la première question, la juridiction de renvoi demande en substance si, lorsqu'une juridiction nationale est appelée à vérifier la légalité d'une procédure d'expropriation pour cause d'utilité publique, dans le cadre de la réalisation d'une autoroute, de biens immobiliers appartenant à un particulier, elle peut contrôler si le législateur national est resté dans les limites de la marge d'appréciation tracées par la directive, notamment lorsque l'évaluation préalable des incidences du projet sur l'environnement n'a pas été effectuée, que les informations recueillies aux termes de l'article 5 n'ont pas été mises à la disposition du public et que le public concerné n'a pas eu la possibilité d'exprimer son avis avant que le projet ne soit entamé, contrairement aux prescriptions de l'article 6, paragraphe 2, de la directive.
26 L'État du grand-duché de Luxembourg estime qu'une juridiction nationale ne peut constater la violation des dispositions matérielles d'une directive dans le cadre d'une procédure d'expropriation que si, d'une part, le droit interne lui permet de procéder, à l'occasion de la vérification de la légalité de la procédure d'expropriation, à un contrôle par voie incidente de la légalité de la procédure d'autorisation du projet en cause et, d'autre part, la disposition de la directive dont elle est appelée à faire application au profit du particulier en cause a un effet direct et engendre, par conséquent, des droits dans le chef de celui-ci.
27 En l'espèce, les consorts Linster ne pourraient invoquer la directive que s'ils démontraient que le prétendu non-respect de ses dispositions a lésé un droit que la directive leur conférait. Une telle hypothèse serait bien différente de celle ayant donné lieu à l'arrêt Nakajima/Conseil, précité, dans lequel il s'agissait d'invoquer l'incompatibilité d'une disposition du règlement communautaire antidumping avec un traité international et non de demander l'application de ce dernier par substitution.
28 Les consorts Linster considèrent que la prise en considération d'une directive non transposée n'implique pas nécessairement une appréciation de son effet direct. Un tel effet direct ne serait nécessaire que pour que la directive produise un effet de substitution. En revanche, ce serait le principe de primauté qui imposerait au juge national d'écarter une loi nationale contraire au droit communautaire, même si la norme communautaire en cause est dépourvue d'effet direct.
29 Le Gouvernement du Royaume-Uni propose de répondre à la question posée par référence à l'arrêt du 24 octobre 1996, Kraaijeveld e.a. (C-72-95, Rec. p. I-5403).
30 Se référant à l'arrêt du 19 janvier 1982, Becker (8-81, Rec. p. 53), la Commission considère que, si les dispositions des directives sont inconditionnelles et suffisamment précises, elles doivent se voir reconnaître, à l'expiration du délai prévu pour leur transposition, un effet direct, qui a pour conséquence que ces dispositions peuvent être invoquées à l'encontre de toute disposition nationale non conforme, notamment dans le cadre d'un contentieux devant les juridictions des États membres.
Appréciation de la Cour
31 S'agissant du droit pour une juridiction nationale chargée de contrôler la légalité d'une procédure d'expropriation pour cause d'utilité publique de biens appartenant à des particuliers de prendre en considération une directive non intégralement transposée, malgré l'expiration du délai prévu à cet effet, afin de contrôler si certaines formalités prescrites par cette directive ont été respectées, il convient de rappeler que, selon l'article 189, troisième alinéa, du traité, "La directive lie tout État membre destinataire quant au résultat à atteindre, tout en laissant aux instances nationales la compétence quant à la forme et aux moyens".
32 La Cour a, à cet égard, jugé à plusieurs reprises qu'il serait incompatible avec l'effet contraignant que cette disposition reconnaît à la directive d'exclure en principe que l'obligation qu'elle impose puisse être invoquée par des personnes concernées. Particulièrement dans les cas dans lesquels les autorités communautaires auraient, par voie de directive, obligé les États membres à adopter un comportement déterminé, l'effet utile d'un tel acte se trouverait affaibli si les justiciables étaient empêchés de s'en prévaloir en justice et les juridictions nationales empêchées de le prendre en considération en tant qu'élément du droit communautaire pour vérifier si, dans l'exercice de la faculté qui lui est réservée quant à la forme et aux moyens pour la mise en œuvre de la directive, le législateur national est resté dans les limites de la marge d'appréciation tracée par la directive (voir arrêts du 1er février 1977, Verbond van Nederlandse Ondernemingen, 51-76, Rec. p. 113, points 22 à 24; Kraaijeveld e.a., précité, point 56, et du 16 septembre 1999, WWF e.a., C-435-97, Rec. p. I-5613, point 69).
33 S'agissant, plus particulièrement, des limites de la marge d'appréciation tracées par la présente directive, il convient de rappeler que, selon son article 2, les États membres sont tenus de prendre les dispositions nécessaires pour que les projets susceptibles d'avoir des incidences notables sur l'environnement soient soumis à une évaluation en ce qui concerne leurs incidences avant l'octroi de l'autorisation.
34 La construction d'une autoroute est un projet appartenant à une classe relevant de l'annexe I, ce qui implique que, conformément à l'article 4, paragraphe 1, de la directive, elle doit faire l'objet d'une évaluation.
35 L'article 5 de la directive impose aux États membres de prendre les mesures nécessaires pour que le maître d'ouvrage fournisse des informations dont le contenu minimal est précisé au paragraphe 2 de cette disposition. Selon l'article 6, paragraphe 2, de la directive, ils doivent faire en sorte que le public ait accès à la demande d'autorisation de réaliser le projet et aux informations fournies par le maître d'ouvrage et qu'il ait la possibilité d'exprimer son avis avant que le projet soit entamé.
36 Certes, l'article 5, paragraphe 1, de la directive prévoit que les États membres disposent d'une certaine marge d'appréciation dans la mise en œuvre de la norme communautaire au plan national puisqu'il indique que les États membres adoptent les mesures nécessaires pour assurer que le maître d'ouvrage fournit les informations requises lorsqu'ils considèrent, d'une part, que ces informations sont appropriées à un stade donné de la procédure d'autorisation et aux caractéristiques spécifiques d'un projet spécifique ou d'un type de projet et, d'autre part, que l'on peut raisonnablement exiger d'un maître d'ouvrage de rassembler les données.
37 Cette marge d'appréciation, dont l'État membre peut user lorsqu'il transpose cette disposition dans son ordre juridique national, n'exclut cependant pas qu'un contrôle juridictionnel puisse être effectué afin de vérifier si les autorités nationales ne l'ont pas outrepassée (voir, notamment, arrêts Verbond van Nederlandse Ondernemingen, précité, points 27 à 29, et Kraaijeveld e.a., précité, point 59).
38 Il s'ensuit que de telles dispositions peuvent être prises en considération par le juge national en vue de contrôler si le législateur national est resté dans les limites de la marge d'appréciation tracée par la directive.
39 Dès lors, il convient de répondre à la première question que, lorsqu'une juridiction nationale est appelée à vérifier la légalité d'une procédure d'expropriation pour cause d'utilité publique, dans le cadre de la réalisation d'une autoroute, de biens immobiliers appartenant à un particulier, elle peut contrôler si le législateur national est resté dans les limites de la marge d'appréciation tracées par la directive, notamment lorsque l'évaluation préalable des incidences du projet sur l'environnement n'a pas été effectuée, que les informations recueillies aux termes de l'article 5 n'ont pas été mises à la disposition du public et que le public concerné n'a pas eu la possibilité d'exprimer son avis avant que le projet ne soit entamé, contrairement aux prescriptions de l'article 6, paragraphe 2, de la directive.
Sur la deuxième question
40 Eu égard à la réponse apportée à la première question, il n'y a pas lieu de répondre à la deuxième.
Sur les troisième et cinquième questions
41 Par les troisième et cinquième questions, la juridiction de renvoi demande en substance si les notions d'acte législatif national spécifique et de projet, visées à l'article 1er, paragraphe 5, de la directive, doivent faire l'objet d'une interprétation autonome.
42 Toutes les parties ayant présenté des observations considèrent que les principes d'interprétation autonome et d'interprétation uniforme du droit communautaire imposent de répondre par l'affirmative.
Appréciation de la Cour
43 Il découle des exigences tant de l'application uniforme du droit communautaire que du principe d'égalité que les termes d'une disposition du droit communautaire qui ne comporte aucun renvoi exprès au droit des États membres pour déterminer son sens et sa portée doivent normalement trouver, dans toute la Communauté, une interprétation autonome et uniforme qui doit être recherchée en tenant compte du contexte de la disposition et de l'objectif poursuivi par la réglementation en cause (arrêt du 18 janvier 1984, Ekro, 327-82, Rec. p. 107, point 11).
44 Il y a lieu, dès lors, de répondre aux troisième et cinquième questions que les notions d'acte législatif national spécifique et de projet, visées à l'article 1er, paragraphe 5, de la directive, doivent faire l'objet d'une interprétation autonome.
Sur les quatrième et sixième questions
45 Par ses quatrième et sixième questions, qu'il convient d'examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande en substance si l'article 1er, paragraphe 5, de la directive doit être interprété en ce sens qu'une norme adoptée par un Parlement après débats parlementaires publics doit être considérée comme un acte législatif national spécifique au sens de cette disposition, et si la directive doit s'appliquer à un projet, adopté par décision du Parlement après débats parlementaires publics, de réaliser la construction d'une autoroute sans cependant arrêter le tracé de cette autoroute.
46 Selon l'État du grand-duché de Luxembourg, ces questions visent en substance à connaître le degré de détail avec lequel un projet doit être adopté par un acte législatif pour être exclu du champ d'application de la directive. À cet égard, il estime qu'il serait excessif d'exiger que tous les détails, même les plus insignifiants, fassent l'objet de l'acte législatif. Il considère que, dans l'affaire au principal, l'ensemble des actes adoptés relèvent de la qualification d'acte législatif national spécifique, dès lors que l'adoption de la loi de 1995 a été accompagnée du vote d'une motion par laquelle le Parlement a invité le Gouvernement à retenir un tracé spécifique et que le Gouvernement a, par le règlement de 1996, adopté un règlement d'exécution conforme aux souhaits du Parlement.
47 Les consorts Linster font valoir que les critères à prendre en considération sont, d'une part, le fait que les travaux parlementaires soient organisés et se déroulent d'une manière telle qu'ils soient susceptibles de réaliser les objectifs de la directive, y compris la mise à disposition d'informations, et, d'autre part, que l'acte législatif soit spécifique au projet d'ouvrage. Ils relèvent à cet égard que la loi de 1995 n'était pas spécifique au projet de construction de la liaison autoroutière avec la Sarre. Par ailleurs, les objectifs de la directive et, notamment, la mise à la disposition d'informations ne pouvaient être atteints par cet acte, dès lors qu'il s'agissait d'une simple autorisation de principe, laissant à une décision devant intervenir à un stade ultérieur de la procédure et relevant exclusivement de la compétence du pouvoir exécutif le soin d'arrêter le tracé définitif de l'autoroute.
48 Le Gouvernement du Royaume-Uni et la Commission insistent également sur le fait que la procédure législative doit permettre d'atteindre les objectifs poursuivis par la directive, y compris la prise en considération de l'information obtenue à l'issue de la consultation du public. L'acte devrait permettre l'adoption en détail du projet.
Appréciation de la Cour
49 À cet égard, il convient d'interpréter l'article 1er, paragraphe 5, de la directive en tenant compte des objectifs de la directive et en prenant en considération le fait que, s'agissant d'une disposition limitant le champ d'application de la directive, elle doit être interprétée de manière restrictive.
50 La justification de cette exception est exposée dans le libellé même de l'article 1er, paragraphe 5, de la directive. Celui-ci prévoit en effet que la directive ne s'applique pas, "les objectifs poursuivis par la présente directive, y compris l'objectif de la mise à disposition d'informations, étant atteints à travers la procédure législative".
51 Il découle de cette disposition que, lorsque les objectifs de la directive sont atteints à travers une procédure législative, y compris celui de la mise à disposition d'informations, la directive ne s'applique pas au projet concerné.
52 L'objectif essentiel de la directive, ainsi qu'il résulte de son article 2, paragraphe 1, est que, avant l'octroi d'une autorisation, les projets susceptibles d'avoir des incidences notables sur l'environnement, notamment en raison de leur nature, de leurs dimensions ou de leur localisation, soient soumis à une évaluation en ce qui concerne leurs incidences.
53 Selon le sixième considérant de la directive, l'"évaluation doit s'effectuer sur la base de l'information appropriée fournie par le maître d'ouvrage et éventuellement complétée par les autorités et par le public susceptibles d'être concernés par le projet".
54 Ce n'est dès lors que lorsqu'un législateur dispose d'informations équivalentes à celles qui seraient soumises à l'autorité compétente dans le cadre d'une procédure ordinaire d'autorisation de projet que les objectifs de la directive peuvent être considérés comme atteints à travers une procédure législative.
55 Il convient de rappeler, à cet égard, qu'il résulte de l'article 5, paragraphe 2, et de l'annexe III de la directive que les informations à fournir par le maître d'ouvrage comportent au minimum une description du projet comportant des informations relatives à son site, à sa conception et à ses dimensions, une description des mesures envisagées pour éviter et réduire des effets négatifs importants et, si possible, y remédier, ainsi que les données nécessaires pour identifier et évaluer les effets principaux que le projet est susceptible d'avoir sur l'environnement.
56 S'agissant du degré de précision requis de l'acte législatif, il convient de constater que l'article 1er, paragraphe 5, de la directive impose que celui-ci soit un acte spécifique, adoptant le projet en détail. Cet acte doit en effet attester, par sa rédaction même, que les objectifs de la directive ont été atteints en ce qui concerne le projet concerné.
57 C'est ainsi que la Cour a jugé qu'une loi ne peut être considérée comme adoptant un projet en détail, au sens de l'article 1er, paragraphe 5, de la directive, lorsque, d'une part, elle ne comporte pas les éléments nécessaires à l'évaluation des incidences sur l'environnement de ce projet, mais impose, au contraire, la réalisation d'une étude à cet effet, laquelle doit être élaborée ultérieurement, et que, d'autre part, elle nécessite l'adoption d'autres actes pour ouvrir au maître d'ouvrage le droit de réaliser le projet (arrêt WWF e.a., précité, point 62).
58 Il n'est pas exclu que, dans certaines circonstances particulières, les objectifs de la directive aient été respectés alors que le tracé d'une autoroute à construire n'a pas été arrêté dans l'acte législatif, par exemple lorsque plusieurs variantes de ce tracé ont été étudiées en détail, sur la base d'informations fournies par le maître d'ouvrage et éventuellement complétées par les autorités et par le public susceptibles d'être concernés par le projet, et que ces variantes ont été reconnues avoir des incidences équivalentes sur l'environnement par le législateur. C'est au juge national qu'il appartient de déterminer si tel était le cas en l'espèce.
59 Il convient dès lors de répondre aux quatrième et sixième questions que l'article 1er, paragraphe 5, de la directive doit être interprété en ce sens que constitue un acte législatif spécifique au sens de cette disposition une norme adoptée par un Parlement après débats parlementaires publics, lorsque la procédure législative a permis d'atteindre les objectifs poursuivis par la directive, y compris l'objectif de la mise à disposition d'informations, et que les informations dont ce Parlement disposait, au moment d'adopter le projet en détail, étaient équivalentes à celles qui auraient dû être soumises à l'autorité compétente dans le cadre d'une procédure ordinaire d'autorisation de projet.
Sur les dépens
60 Les frais exposés par le Gouvernement du Royaume-uni et par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions à elle soumises par le Tribunal d'arrondissement de Luxembourg, par ordonnance du 15 juillet 1998, dit pour droit:
1) Lorsqu'une juridiction nationale est appelée à vérifier la légalité d'une procédure d'expropriation pour cause d'utilité publique, dans le cadre de la réalisation d'une autoroute, de biens immobiliers appartenant à un particulier, elle peut contrôler si le législateur national est resté dans les limites de la marge d'appréciation tracées par la directive 85-337-CEE du Conseil, du 27 juin 1985, concernant l'évaluation des incidences de certains projets publics et privés sur l'environnement, notamment, lorsque l'évaluation préalable des incidences du projet sur l'environnement n'a pas été effectuée, que les informations recueillies aux termes de l'article 5 n'ont pas été mises à la disposition du public et que le public concerné n'a pas eu la possibilité d'exprimer son avis avant que le projet ne soit entamé, contrairement aux prescriptions de l'article 6, paragraphe 2, de la directive 85-337.
2) Les notions d'acte législatif national spécifique et de projet, visées à l'article 1er, paragraphe 5, de la directive 85-337, doivent faire l'objet d'une interprétation autonome.
3) L'article 1er, paragraphe 5, de la directive 85-337 doit être interprété en ce sens que constitue un acte législatif spécifique au sens de cette disposition une norme adoptée par un Parlement après débats parlementaires publics, lorsque la procédure législative a permis d'atteindre les objectifs poursuivis par la directive 85-337, y compris l'objectif de la mise à disposition d'informations, et que les informations dont ce Parlement disposait, au moment d'adopter le projet en détail, étaient équivalentes à celles qui auraient dû être soumises à l'autorité compétente dans le cadre d'une procédure ordinaire d'autorisation de projet. Haut
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