CJCE, 4e ch., 9 août 1994, n° C-412/92 P
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Parlement européen
Défendeur :
Meskens, Union syndicale-Bruxelles
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Diez de Velasco
Avocat général :
M. Darmon
Juges :
MM. Kakouris, Kapteyn
Avocats :
Mes Bonn, Louis, Demaseure, Collin, Leclercq
LA COUR (quatrième chambre),
1 Par requête déposée au greffe de la Cour le 11 décembre 1992, le Parlement européen (ci-après le "Parlement") a, en vertu de l'article 49 du statut (CEE) et des dispositions correspondantes des statuts (CECA) et (CEEA) de la Cour de justice, introduit un pourvoi contre l'arrêt du Tribunal de première instance du 8 octobre 1992, Meskens/Parlement (T-84-91, Rec. p. II-2335), dans la mesure où ce dernier a condamné le Parlement à réparer le préjudice moral résultant pour Mme Meskens du refus de cette institution de prendre, vis-à-vis d'elle, toute mesure concrète afin d'exécuter l'arrêt antérieur du Tribunal du 8 novembre 1990, Bataille e.a./Parlement (T-56-89, Rec. p. II-597, ci-après l'"arrêt Bataille").
2 Il ressort de l'arrêt attaqué que le secrétaire général du Parlement a refusé à certains candidats, dont Mme Meskens, le droit de participer au concours interne nº B/164, organisé par le Parlement. Le refus était motivé par le fait que les instructions internes de service concernant le recrutement des fonctionnaires et des autres agents interdisaient la participation aux concours internes des agents temporaires qui, comme Mme Meskens, étaient recrutés en dehors des listes de réserve établies à la suite de concours généraux externes.
3 Par requête du 23 novembre 1988, Mme Bataille a, avec d'autres candidats, introduit un recours en annulation contre cette décision de refus.
4 Alors que cette procédure était en cours, le Parlement a, le 27 février 1989, modifié de sa propre initiative les instructions internes relatives au recrutement des fonctionnaires et des autres agents. Selon les nouvelles instructions, les agents temporaires n'étaient plus exclus de la participation aux concours internes, mais, en règle générale, devaient, afin d'y être admis, satisfaire à une condition d'ancienneté de sept ans au sein de l'institution. Ces nouvelles instructions sont entrées en vigueur le 1er avril 1989 sans que leur application rétroactive soit prévue. Les épreuves du concours interne nº B/164 se sont déroulées le 6 mars 1989, durant la procédure devant le Tribunal, sans que Mme Meskens et les autres requérants dans l'affaire Bataille aient pu y participer.
5 Le 8 novembre 1990, le Tribunal a, dans l'arrêt Bataille, annulé les décisions par lesquelles le secrétaire général du Parlement avait refusé d'admettre Mme Meskens, ainsi que d'autres candidats, à participer à ce concours.
6 A la suite de cet arrêt, Mme Meskens a entamé, à partir du 15 janvier 1991, des démarches auprès du secrétaire général du Parlement afin de connaître les mesures adoptées par le Parlement pour donner exécution à l'arrêt en application de l'article 176 du traité CEE. Le 19 avril 1991, le secrétaire général du Parlement a répondu que l'obligation imposée par cette disposition avait été mise en œuvre par l'adoption des nouvelles instructions ci-dessus évoquées. N'étant pas satisfaite par cette réponse, Mme Meskens a, par lettre recommandée du 17 juillet 1991, introduit une réclamation, puis, par requête du 19 novembre 1991, un recours devant le Tribunal, lequel a abouti à l'arrêt attaqué.
7 Dans cet arrêt, le Tribunal, après avoir interprété le recours de Mme Meskens comme une demande en indemnité (point 31), a relevé que le refus du secrétaire général du Parlement d'adopter à son égard toute mesure concrète pour éliminer les conséquences de la décision annulée constituait une violation de l'article 176 du traité CEE et était constitutive d'une faute de service (point 81).
8 Le Tribunal a également considéré que Mme Meskens n'avait pas établi l'existence d'un préjudice matériel (point 88). En revanche, il a relevé que le refus du secrétaire général du Parlement était de nature à placer la requérante dans un état d'incertitude et d'inquiétude quant à son avenir professionnel, lequel était à l'origine un préjudice moral (point 89), évalué ex aequo et bono à 50 000 BFR (point 92).
9 C'est cet arrêt dont l'annulation est demandée dans le cadre du présent pourvoi. A l'appui de celui-ci, le Parlement invoque cinq moyens qui seront examinés ci-après dans l'ordre des points contestés de l'arrêt attaqué auxquels ils se rapportent.
Sur le troisième moyen
10 Dans l'arrêt attaqué, le Tribunal a qualifié de demande en indemnité précisant son mode de calcul la demande de Mme Meskens, qui avait évalué son préjudice "à la somme de 100 écus par jour, depuis l'introduction de sa réclamation jusqu'au jour où le jury du concours nº B/164 se (réunirait) pour procéder au réexamen de sa candidature ..." (point 31). Cette qualification aurait été confirmée par la requérante à l'audience et corroborée par le fait que Mme Meskens ne lui a pas demandé de condamner le Parlement à prendre des mesures déterminées pour exécuter l'arrêt Bataille (point 32).
11 Par son troisième moyen, la requérante soutient que le Tribunal a dénaturé les conclusions et demandes de la requérante, dès lors que cette juridiction a qualifié le recours intitulé "recours en annulation" de recours en indemnité.
12 Il y a lieu de constater à cet égard que, bien qu'intitulée "recours en annulation", la requête de Mme Meskens comportait une demande tendant à ce que le Parlement lui verse une somme d'argent. C'est donc à juste titre que le Tribunal, après avoir fait préciser, par la requérante, l'objet de sa demande, a qualifié cette dernière de demande en indemnité dans le cadre de sa compétence de pleine juridiction, comme le lui permettait l'article 91, paragraphe 1, du statut des fonctionnaires.
Sur le quatrième moyen
13 Dans l'arrêt attaqué, le Tribunal a vérifié si une procédure précontentieuse conforme aux articles 90 et 91 du statut des fonctionnaires des Communautés européennes avait eu lieu avant l'introduction du recours de Mme Meskens.
14 A cette fin, le Tribunal a constaté, tout d'abord, que la lettre adressée le 19 avril 1991 par le secrétaire général du Parlement à l'avocat de la requérante contenait la décision définitive de n'adopter aucune mesure individuelle à son égard à la suite de l'arrêt Bataille (point 38). Ensuite, il a observé que la lettre recommandée du 17 juillet 1991 adressée par la requérante au Parlement constituait une réclamation (point 41) et qu'elle avait été suivie d'un rejet implicite à l'expiration d'un délai de quatre mois à compter du jour de son introduction (point 43). Enfin, le Tribunal a constaté que les conclusions présentées dans le cadre du recours de Mme Meskens n'avaient pas un objet différent de celles exposées dans ladite réclamation (point 44).
15 Sur la base de ces constatations, le Tribunal a jugé qu'une procédure précontentieuse conforme au statut des fonctionnaires avait bien eu lieu (point 45).
16 Par son quatrième moyen, le Parlement invoque l'irrégularité de la procédure précontentieuse, au motif que les articles 90 et 91 du statut n'ont pas été respectés.
17 Ce moyen n'est pas fondé.
18 Il convient de constater, en premier lieu, que c'est à juste titre que le Tribunal a qualifié la lettre du secrétaire général du Parlement, du 19 avril 1991, de décision du Parlement faisant grief à la requérante, dès lors qu'elle révélait clairement l'intention de cette institution de ne prendre aucune mesure individuelle vis-à-vis de Mme Meskens, en dehors de la modification non rétroactive des instructions internes. En deuxième lieu, dans la mesure où cette décision faisait grief à la requérante, c'est également à juste titre que le Tribunal a qualifié la lettre de la requérante du 17 juillet 1991 de réclamation. En troisième lieu, le Tribunal a comparé les conclusions de la requête et celles de la réclamation et a constaté qu'elles ne présentaient pas de différence quant à leur objet. Dans ces conditions, la régularité de la procédure précontentieuse ne saurait être mise en cause.
Sur le premier moyen
19 Dans l'arrêt attaqué, le Tribunal a rappelé que l'arrêt Bataille avait constaté l'illégalité des instructions internes du Parlement et avait par conséquent annulé les décisions individuelles rejetant les candidatures des requérants, y compris celle de Mme Meskens (point 75).
20 Le Parlement ayant entre-temps modifié les instructions internes illégales, le Tribunal a examiné si les nouvelles instructions satisfaisaient à l'obligation, imposée par l'article 176 du traité, de prendre les mesures que comportait l'exécution de l'arrêt Bataille.
21 A cet égard, il a constaté que les nouvelles instructions internes n'avaient pas redressé le tort qui avait été infligé à Mme Meskens par la décision annulée, étant donné qu'elles n'avaient pas d'effet rétroactif. Dans ces conditions, le Tribunal a estimé que l'adoption par le Parlement des nouvelles instructions ne saurait être considérée comme une exécution suffisante de l'obligation résultant pour lui de l'article 176 du traité (point 77).
22 C'est à la suite de ces considérations que le Tribunal a jugé que le refus du Parlement d'adopter toute mesure concrète vis-à-vis de Mme Meskens constituait une violation de l'article 176 du traité et était constitutive d'une faute de service (point 81).
23 Par son premier moyen, le Parlement fait valoir que l'indemnisation du préjudice moral accordée à Mme Meskens n'était pas fondée sur la faute de service, qui n'a pas été établie, mais sur l'état d'incertitude temporaire dans lequel elle s'était trouvée.
24 Ce moyen n'est pas fondé. En effet, l'article 176 CE du traité impose, hormis l'obligation pour l'administration de prendre les mesures que comporte l'exécution de l'arrêt de la Cour, celle de réparer le préjudice additionnel qui résulte éventuellement de l'acte illégal annulé, sous réserve que les conditions de l'article 215, deuxième alinéa, du traité CEE soient remplies. L'article 176 du traité ne subordonne donc pas la réparation du préjudice à l'existence d'une faute nouvelle distincte de l'acte illégal d'origine annulé, mais prévoit la réparation du préjudice qui résulte de cet acte et qui persiste après son annulation et l'exécution par l'administration de l'arrêt d'annulation.
25 En l'espèce, le Tribunal avait, dans l'arrêt Bataille, établi la faute du Parlement qui consistait dans le refus d'admettre Mme Meskens à participer au concours nº B/164. Il restait dès lors à vérifier si le préjudice causé par cet acte subsistait après son annulation.
26 C'est ce qu'a fait le Tribunal dans l'arrêt attaqué. Il y a en effet estimé que le préjudice moral causé par l'acte illégal en question persistait du fait que le Parlement n'avait rien fait pour en éliminer les conséquences.
Sur le deuxième moyen
27 Dans l'arrêt attaqué, après avoir affirmé qu'il incombait au Parlement, dans l'exercice du pouvoir d'appréciation que lui confère l'article 176 du traité, d'opérer un choix parmi les différentes mesures envisageables en vue de concilier les intérêts du service et la nécessité de réparer le dommage infligé à la requérante (point 78), le Tribunal a jugé: "Il n'appartient pas au Tribunal de se substituer à l'autorité administrative pour déterminer les mesures concrètes que l'AIPN aurait dû adopter en l'espèce. A titre d'illustration, il convient toutefois de relever qu'il existait plusieurs possibilités que l'AIPN aurait pu envisager en l'espèce pour exécuter l'arrêt du Tribunal. Ainsi, le Parlement aurait pu organiser un nouveau concours interne, de niveau équivalant à celui du concours nº B/164, soit pour l'ensemble du personnel de l'institution, soit pour les requérants dans l'affaire T-56-89. Dans cette dernière hypothèse, il aurait incombé à l'AIPN et au jury de veiller scrupuleusement à ce que le niveau des épreuves et les critères d'appréciation soient équivalents à ceux du concours nº B/164, afin d'éviter le reproche d'avoir organisé un concours sur mesure" (point 79).
28 En outre, le Tribunal a estimé que, "lorsque l'exécution d'un arrêt d'annulation présente des difficultés particulières, l'institution défenderesse peut satisfaire à l'obligation découlant de l'article 176 du traité en prenant 'toute décision qui serait de nature à compenser équitablement le désavantage ayant résulté (pour l'intéressé) de la décision annulée'(voir l'arrêt de la Cour du 5 mars 1980, Koenecke, 76-79, précité, p. 679, voir également l'arrêt de la Cour du 14 juillet 1983, Detti, 144-82, précité). Dans ce contexte, l'AIPN aurait également pu établir un dialogue avec la requérante, en vue de chercher à parvenir à un accord offrant à cette dernière une compensation équitable de l'illégalité dont elle avait été victime" (point 80).
29 Par son deuxième moyen, le Parlement, s'appuyant sur les articles 4, 27 et 29 du statut des fonctionnaires, reproche au Tribunal d'avoir énoncé à l'attention du Parlement différentes mesures concrètes qui auraient pu être prises pour exécuter l'arrêt Bataille. Ce faisant, il se serait pratiquement substitué à l'autorité administrative.
30 Ce moyen n'est pas non plus fondé. Dans l'arrêt attaqué, le Tribunal a rappelé qu'il ne lui appartenait pas de se substituer à l'autorité administrative. En outre, les mesures énoncées par le Tribunal ont été avancées "à titre d'illustration" des mesures qui auraient pu éliminer le préjudice moral engendré par l'acte illégal d'origine (voir ci-dessus point 27) et ne sauraient en aucune façon être considérées comme des injonctions adressées à l'administration.
Sur le cinquième moyen
31 Dans l'affaire Bataille, la demande principale des parties requérantes visait à l'annulation de la décision du secrétaire général du Parlement rejetant leurs candidatures au concours interne nº B/164 et à ce qu'il leur soit permis de participer audit concours. Accessoirement, les requérants avaient demandé l'annulation des décisions du secrétaire général rejetant leurs réclamations.
32 Dans l'arrêt attaqué le Tribunal a jugé ce qui suit:
"70. La demande des requérants tendant à être autorisés à participer au concours et leur demande visant à l'annulation des décisions rejetant leurs réclamations, qui toutes deux accompagnaient la demande principale ayant pour objet l'annulation du rejet de leurs candidatures, ont été considérées par le Tribunal comme étant si étroitement liées à la demande principale en annulation qu'elles se confondaient avec celle-ci et n'avaient aucune portée autonome par rapport à cette dernière. La demande des requérants tendant à être autorisés à participer au concours nº B/164 ne constituait, en effet, que l'expression de l'opinion des requérants sur les conséquences de l'annulation du rejet de leurs candidatures. Dans ces circonstances, il n'y avait pas lieu pour le Tribunal de se prononcer sur cette demande.
71. Il y a lieu d'ajouter qu'une pareille demande, à supposer qu'elle eût présenté un caractère autonome par rapport à la demande en annulation, aurait été irrecevable en tout état de cause. En effet, le juge communautaire ne saurait adresser des injonctions à une institution communautaire, sans empiéter sur les prérogatives de l'autorité administrative. Dans ces circonstances, le fait que le Tribunal n'a pas expressément rejeté comme irrecevable la partie du chef des conclusions ayant trait à la participation des requérants au concours n'implique nullement qu'il se soit prononcé sur l'étendue de l'obligation qui incombe au Parlement en vertu de l'article 176 du traité".
33 Par le cinquième moyen, le Parlement reproche au Tribunal de ne pas avoir motivé sa décision à suffisance de droit. Il lui fait en particulier grief de s'être prononcé dans l'arrêt attaqué, c'est-à-dire après que sa composition eut changé, sur des problèmes soulevés antérieurement dans l'arrêt Bataille, qui pourtant avait acquis autorité de la chose jugée. Selon le Parlement, les difficultés éventuellement suscitées par cet arrêt auraient dû être examinées et résolues dans le cadre d'une procédure d'interprétation de ce dernier.
34 A l'audience, le Parlement s'est désisté de la branche de son cinquième moyen concernant la modification de la composition du Tribunal. Il n'y a donc pas lieu d'y répondre.
35 Quant au reste du cinquième moyen, il n'est pas non plus fondé. En effet, si l'article 40 du statut (CEE) de la Cour de justice, applicable également au Tribunal, prévoit une procédure spéciale pour résoudre les difficultés que suscitent le sens et la portée d'un arrêt, le Tribunal demeure libre de rechercher le sens et la portée d'un arrêt précédent, qui n'a pas fait l'objet d'une telle procédure, lorsque cette interprétation est nécessaire pour résoudre le litige dont il est saisi.
36 Tel était bien le cas en l'espèce. Dans le cadre de l'arrêt attaqué, le Tribunal était tenu d'interpréter l'arrêt Bataille. Ainsi qu'il résulte du point 69, le Parlement, en soutenant devant le Tribunal que "l'adoption de mesures concrètes n'était pas nécessaire, au motif que le Tribunal avait implicitement rejeté dans l'arrêt précité (Bataille) la demande des requérants tendant à ce qu'il les autorise à participer au concours nº B/164 ...", a mis le Tribunal dans l'obligation légale d'interpréter ledit arrêt.
37 Il résulte de l'ensemble des considérations qui précèdent que le pourvoi doit être rejeté.
Sur les dépens
38 Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, applicable à la procédure de pourvoi en vertu de l'article 118 du même règlement, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. Le Parlement ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de le condamner aux dépens afférents au pourvoi.
Par ces motifs,
LA COUR (quatrième chambre),
déclare et arrête:
1) Le pourvoi du Parlement est rejeté.
2) Le Parlement est condamné aux dépens.