CJCE, 28 février 1991, n° C-57/89
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Commission des Communautés européennes
Défendeur :
République fédérale d'Allemagne, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Due
Présidents de chambre :
MM. Mancini, O'Higgins, Rodríguez Iglesias, Díez de Velasco
Avocat général :
M. Van Gerven
Juges :
Sir Gordon Slynn, MM. Kakouris, Joliet, Schockweiler, Grévisse, Zuleeg
Avocats :
Mes Sedemund, Montag, Barling.
LA COUR,
1 Par requête déposée au greffe de la Cour le 28 février 1989, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CEE, un recours visant à faire constater qu'en ayant décidé ou entrepris dans une zone de protection spéciale, contrairement aux dispositions de l'article 4 de la directive 79-409-CEE du Conseil, du 2 avril 1979, concernant la conservation des oiseaux sauvages (JO L 103, p. 1, ci-après "directive "), certains travaux qui détériorent l'habitat d'oiseaux protégés, la République fédérale d'Allemagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du traité CEE.
2 L'article 4 de la directive est libellé comme suit :
"1) Les espèces mentionnées à l'annexe I font l'objet de mesures de conservation spéciale concernant leur habitat, afin d'assurer leur survie et leur reproduction dans leur aire de distribution.
Les États membres classent notamment en zones de protection spéciale les territoires les plus appropriés en nombre et en superficie à la conservation de ces dernières dans la zone géographique maritime et terrestre d'application de la présente directive.
2) Les États membres prennent des mesures similaires à l'égard des espèces migratrices non visées à l'annexe I dont la venue est régulière, compte tenu des besoins de protection dans la zone géographique maritime et terrestre d'application de la présente directive en ce qui concerne leurs aires de reproduction, de mue et d'hivernage et les zones de relais dans leur aire de migration. A cette fin, les États membres attachent une importance particulière à la protection des zones humides et tout particulièrement de celles d'importance internationale.
3) Les États membres adressent à la Commission toutes les informations utiles de manière qu'elle puisse prendre les initiatives appropriées en vue de la coordination nécessaire pour que les zones visées au paragraphe 1, d'une part, et au paragraphe 2, d'autre part, constituent un réseau cohérent répondant aux besoins de protection des espèces dans la zone géographique maritime et terrestre d'application de la présente directive.
4) Les États membres prennent les mesures appropriées pour éviter dans les zones de protection visées aux paragraphes 1 et 2 la pollution ou la détérioration des habitats ainsi que les perturbations touchant les oiseaux, pour autant qu'elles aient un effet significatif eu égard aux objectifs du présent article. En dehors de ces zones de protection, les États membres s'efforcent également d'éviter la pollution ou détérioration des habitats."
3 Le recours était fondé initialement sur deux griefs, le premier concernant les opérations de dragage et de remblayage effectuées dans le Rysumer Nacken, et le second concernant les travaux d'endiguement entrepris dans la Leybucht.
4 S'agissant du premier grief, la Commission, lors de l'audience, a pris acte de ce que le Rysumer Nacken n'est pas visé par le règlement du Land de Basse-Saxe, du 13 décembre 1985, portant création du parc national "Niedersaechsisches Wattenmeer", et que, par conséquent, le Rysumer Nacken n'est pas classé comme zone de protection spéciale. Cependant, selon la Commission, il s'agit d'un argument nouveau avancé par la partie défenderesse dans sa duplique si bien que cette dernière devrait supporter les dépens afférents à ce point.
5 Le Gouvernement allemand rétorque que la Commission avait connaissance, avant même que soit engagée la procédure devant la Cour, de toutes les données concernant le statut juridique du Rysumer Nacken, notamment des cartes relatives à la délimitation du parc national. Or, il ressort de ces cartes que le Rysumer Nacken n'est pas classé comme zone de protection spéciale. Selon le Gouvernement allemand, les précisions apportées par lui dans la duplique ne constituent donc pas un argument nouveau.
6 A ce sujet, il y a lieu de constater que les indications concernant la superficie des territoires protégés dans le Wattenmeer avaient été fournies par le Gouvernement allemand dans sa communication du 6 septembre 1988, faite conformément à l'article 4, paragraphe 3, de la directive. La Commission, au moment du dépôt de sa requête, disposait notamment des cartes annexées au règlement susvisé, qui définissent les limites de la zone protégée. Or, il ressort de ces informations que le Rysumer Nacken ne fait pas partie des sites classés en zone de protection spéciale. En conséquence, étant donné que le désistement de cette partie du recours n'est pas justifié par l'attitude du Gouvernement allemand, la Commission doit supporter les dépens qui y sont afférents.
7 Pour ce qui est des travaux d'endiguement réalisés dans la Leybucht, la Commission fait valoir que ces mesures perturbent les oiseaux bénéficiant d'une protection particulière au titre des dispositions combinées de l'article 4, paragraphe 1, et de l'annexe I de la directive et qu'elles détériorent leur habitat, classé comme zone de protection spéciale. Elle souligne que l'article 4, paragraphe 4, première phrase, de la directive exige des mesures positives qui excluent toute détérioration ou pollution de ces habitats dans la gestion d'une zone de protection spéciale.
8 La Commission indique que des mesures de défense du littoral, comme le renforcement d'une digue, peuvent être admises en cas de péril pour la vie des personnes, mais cela à la seule condition que les interventions requises soient limitées de façon à ne provoquer que la détérioration minimale nécessaire de la zone de protection spéciale concernée.
9 Selon la Commission, ces conditions ne sont pas remplies dans le cas d'espèce. Elle est d'avis que tant les travaux de construction réalisés dans la Leybucht que leurs résultats impliquent une détérioration des conditions de vie d'oiseaux protégés et la disparition de surfaces ayant une valeur écologique considérable, entraînant ainsi une diminution de la densité de certaines populations d'espèces visées à l'annexe I de la directive, notamment celle de l'avocette.
10 Le Gouvernement allemand observe que selon les informations transmises à la Commission au titre de l'article 4, paragraphe 3, de la directive le nouveau tracé de la digue dans la Leybucht exclut la digue ainsi que les zones situées de son côté et tournées vers la terre de la zone de protection spéciale. D'après lui, la délimitation de cette zone est définie par le règlement portant création du parc national de telle façon qu'elle ne va que jusqu'au pied de la digue, telle qu'elle se présente après l'achèvement des travaux en question.
11 Selon le Gouvernement allemand, les mesures entreprises ont pour objectif exclusif la sécurité de la digue. Il souligne que les autorités compétentes ont, lors de la planification du projet litigieux, tenu compte de tous les impératifs tenant à la protection des oiseaux en mettant ces exigences en balance avec l'exigence de la protection du littoral. Le Gouvernement allemand précise que le nouveau tracé de la digue ainsi que les perturbations temporaires occasionnées par les travaux constituent l'atteinte la plus faible possible pour les oiseaux vivant dans la Leybucht. Il ajoute que la Commission n'a pas fourni le moindre élément de preuve indiquant que les mesures en cause compromettent de manière significative la protection de ces oiseaux.
12 En ce qui concerne l'interprétation de l'article 4, paragraphe 4, de la directive, le Gouvernement allemand fait valoir que cette disposition exige une pondération de divers intérêts généraux susceptibles d'être affectés dans la gestion d'une zone de protection spéciale si bien que les États membres doivent disposer d'une large marge d'appréciation dans ce domaine.
13 Le Gouvernement du Royaume-Uni estime que la Commission n'a pas démontré que le projet litigieux comporte un effet significatif au sens de l'article 4, paragraphe 4, première phrase, de la directive. Il précise que ce critère doit être interprété dans le sens que la détérioration d'une zone de protection spéciale soit telle qu'elle menace la survie ou la reproduction d'espèces protégées à l'intérieur de leur aire de distribution. Pour le Gouvernement du Royaume-Uni, les éléments fournis par la Commission n'apparaissent pas suffisants pour permettre de conclure que les travaux réalisés dans la Leybucht entraînent une telle détérioration.
14 Le Gouvernement du Royaume-Uni souligne l'importance des éléments de preuve fournis par la partie défenderesse, qui indiquent que les travaux en cause amélioreront de manière significative les conditions écologiques dans la Leybucht. Selon lui, il est légitime, lors de l'appréciation du point de savoir si un projet particulier implique la détérioration d'une zone de protection spéciale ayant un effet significatif, de rechercher si les travaux entraînent en même temps des améliorations écologiques compensatoires.
15 De l'avis du Gouvernement du Royaume-Uni, dans le cadre de l'article 4, paragraphe 4, de la directive, il peut être tenu compte d'autres considérations importantes d'intérêt général, y compris celles visées à l'article 2 de la directive. Il soutient que les États membres doivent être en mesure de prendre en compte les intérêts des habitants qui vivent dans une région où se trouve une zone de protection spéciale.
16 Pour un plus ample exposé des faits de l'affaire, du déroulement de la procédure ainsi que des moyens et arguments des parties, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
17 S'agissant de la délimitation de la zone de protection spéciale en cause, il y a lieu de rappeler que la configuration de la Leybucht est définie par le règlement portant création du parc national et les cartes qui y sont annexées. S'il est vrai que le plan de cette zone comporte une mention relative au plan d'aménagement du territoire, il n'en demeure pas moins que l'acte juridique de classement contient une délimitation territoriale précise, constituée par le tracé actuel de la digue, de la zone de protection spéciale. Le déplacement de cette digue vers la mer dans le cadre du projet de défense du littoral entraîne donc la réduction de la zone protégée.
18 Par conséquent, afin de résoudre le présent litige, il y a lieu de répondre à un certain nombre de questions de principe concernant les obligations des États membres relatives à la gestion des zones de protection spéciale, qu'impose l'article 4, paragraphe 4, de la directive. Il convient ainsi de déterminer si, et dans l'affirmative, dans quelles conditions, les États membres sont autorisés à réduire la surface d'une zone de protection spéciale, et dans quelles circonstances d'autres intérêts sont susceptibles d'être pris en compte.
19 Quant aux pouvoirs des États membres de revenir de cette façon sur une décision de classement en zone de protection spéciale, il y a lieu de constater que la réduction de la superficie d'un espace protégé n'est pas expressément envisagée par les dispositions de la directive.
20 S'il est vrai que les États membres jouissent d'une certaine marge d'appréciation lorsqu'ils doivent choisir les territoires les plus appropriés pour un classement en zones de protection spéciale, conformément à l'article 4, paragraphe 1, de la directive, ils ne sauraient, par contre, disposer de la même marge d'appréciation, dans le cadre de l'article 4, paragraphe 4, de la directive lorsqu'ils modifient ou réduisent la superficie de telles zones, puisqu'ils ont eux-mêmes reconnu, dans leurs déclarations, que dans ces zones se trouvent réunies les conditions de vie les plus appropriées pour les espèces énumérées à l'annexe I de la directive. S'il n'en était pas ainsi, les États membres pourraient unilatéralement se soustraire aux obligations que l'article 4, paragraphe 4, de la directive leur impose pour ce qui concerne les zones de protection spéciale.
21 Une telle interprétation de cette dernière disposition est d'ailleurs confirmée par le neuvième considérant de la directive, qui relève l'importance particulière que celle-ci attache aux mesures de conservation spéciale concernant les habitats des oiseaux énumérés à l'annexe I afin d'assurer leur survie et leur reproduction dans leur aire de distribution. Il en résulte que la faculté des États membres de réduire la surface d'une zone de protection spéciale ne peut être justifiée que par des raisons exceptionnelles.
22 Ces raisons doivent correspondre à un intérêt général supérieur à celui auquel répond l'objectif écologique visé par la directive. Dans ce contexte, les intérêts énoncés à l'article 2 de la directive, à savoir les exigences économiques et récréatives, ne sauraient entrer en ligne de compte. En effet, comme la Cour l'a relevé dans les arrêts du 8 juillet 1987, Commission/Belgique (247-85, Rec. p. 3029), et Commission/Italie (262-85, Rec. p. 3073), cette disposition ne constitue pas une dérogation autonome au régime de protection établi par la directive.
23 S'agissant du motif invoqué dans la présente affaire, il convient de constater que le danger d'inondations et la protection de la côte constituent des raisons suffisamment sérieuses pour justifier les travaux d'endiguement et de renforcement des structures côtières tant que ces mesures se limitent au strict minimum et ne comportent que la réduction la plus petite possible de la zone de protection spéciale.
24 A cet égard, il y a cependant lieu de relever que, pour la partie du projet qui concerne la zone de Leyhoern, des considérations tenant non seulement à la sécurité côtière mais également au souci d'assurer l'accès des bateaux des pêcheurs de Greetsiel à ce port ont influé sur le tracé de la digue. Au regard des principes d'interprétation de l'article 4, paragraphe 4, de la directive dégagés ci-dessus, la prise en compte d'un tel intérêt est en principe incompatible avec les exigences posées par cette disposition.
25 Il convient toutefois de souligner que cette partie du projet comporte en même temps des répercussions positives concrètes pour les habitats des oiseaux. En effet, la réalisation des travaux permettra la fermeture de deux chenaux de navigation qui traversent la Leybucht si bien que cette zone connaîtra un calme absolu. En outre, la décision d'approbation des plans prévoit un régime de protection stricte pour la zone de Leyhoern. La digue qui protégeait antérieurement le site de la Hauener Hooge sera ouverte, exposant ainsi à nouveau une zone étendue au mouvement des marées et permettant de la sorte la formation de prés salés, qui revêtent une valeur écologique considérable.
26 En conséquence, la volonté d'assurer la survie du port de pêche de Greetsiel était susceptible d'être prise en compte pour justifier la décision sur le tracé de la nouvelle digue, dès lors qu'existent les compensations écologiques susmentionnées, et seulement pour cette raison.
27 Il y a lieu d'observer enfin que les nuisances résultant des travaux de construction eux-mêmes ne dépassent pas ce qui est nécessaire pour leur réalisation. Les données relatives au nombre des avocettes dans ce secteur du Wattenmeer montrent d'ailleurs qu'aucun changement significatif dans l'évolution de la population de cette espèce au sens de l'article 4, paragraphe 4, de la directive n'est intervenu à cette époque. Au surplus, aucune autre indication relative à l'évolution des populations d'espèces protégées n'a été fournie par la Commission.
28 Il ressort de ce qui précède que le recours doit être rejeté.
Sur les dépens
29 Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. La Commission ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens, y compris ceux de la partie intervenante et ceux afférents à la procédure en référé.
Par ces motifs,
LA COUR
Déclare et arrête :
1) Le recours est rejeté.
2) La Commission supportera les dépens, y compris ceux de la partie intervenante et ceux afférents à la procédure en référé.