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Décisions

CJCE, 27 octobre 1993, n° C-92/91

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Procédure pénale contre Taillandier

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Due

Présidents de chambre :

MM. Mancini, Moitinho de Almeida

Avocat général :

M. Tesauro

Juges :

MM. Joliet, Schockweiler, Rodríguez Iglesias, Grévisse, Zuleeg, Murray

Avocats :

Mes Sharpston, Lehman

CJCE n° C-92/91

27 octobre 1993

LA COUR,

1 Par jugement du 5 mars 1991, parvenu à la Cour le 13 mars suivant, le Tribunal de police de Vichy (France) a posé, en application de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle sur l'interprétation de la directive 88-301-CEE de la Commission, du 16 mai 1988, relative à la concurrence dans les marchés de terminaux de télécommunication (JO L 131, p. 73) en vue d'apprécier la compatibilité avec celle-ci du régime mis en place par le décret français n° 85-712, du 11 juillet 1985, portant application de la loi du 1er août 1905 et relatif aux matériels susceptibles d'être raccordés au réseau des télécommunications de l'État.

2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'une procédure pénale dirigée contre Mme Taillandier, prévenue d'avoir vendu, le 5 avril 1990, des terminaux de télécommunications (appareils téléphoniques) sans avoir obtenu l'agrément prévu par les articles 1er à 7 du décret susmentionné. Celle-ci a cependant excipé de l'illégalité de ce décret par rapport à la directive 88-301, précitée.

3 Il ressort du dossier qu'en vertu du décret susmentionné, les matériels susceptibles d'être raccordés au réseau public ne peuvent être fabriqués pour le marché intérieur, importés pour la mise à la consommation, détenus en vue de la vente, mis en vente ou distribués à titre gratuit ou onéreux que s'ils sont conformes à ses dispositions et s'ils satisfont à un certain nombre de prescriptions qui visent à préserver le bon fonctionnement du réseau et la sécurité des utilisateurs (articles 3 et 4). Pour justifier de la conformité des appareils à ces exigences, les opérateurs concernés doivent présenter soit un rapport établi par un organisme agréé par le ministère chargé de l'Industrie, soit un agrément délivré en application du Code des P et T, soit un certificat de qualification délivré en application de la loi sur la protection et l'information des consommateurs ou un autre document justificatif reconnu comme équivalent par arrêté du ministre chargé de l'Industrie (article 6). L'article 7 du décret précise la pénalité encourue par ceux qui contreviennent à l'obligation de justifier de la conformité des appareils en question.

4 Pour l'application du décret n° 85-712, le ministre du Redéploiement industriel et du Commerce extérieur a émis, le 1er novembre 1985, un avis relatif aux terminaux susceptibles d'être raccordés au réseau des télécommunications de l'État. L'avis précise, entre autres, de quelle façon les intéressés peuvent justifier de la conformité des terminaux. A cet égard, il dispose que le Centre national d'études des télécommunications (CNET) a été agréé par le ministre chargé de l'Industrie pour la délivrance du rapport visé à l'article 6 du décret précité, que l'agrément est délivré par la direction générale des télécommunications, en application du Code des P et T, pour les matériels conformes aux spécifications figurant sur la liste annexée à l'avis, et que la mise en place des autres modes de justification prévus à l'article 6 se fera ultérieurement. Les débats devant la Cour n'ont pas fait apparaître si, postérieurement à l'avis de novembre 1985, le système de délivrance des documents autres que l'agrément et du rapport du CNET avait été mis en place.

5 Estimant que le litige posait un problème d'interprétation de la réglementation communautaire en cause, le Tribunal de police de Vichy a saisi la Cour de la question préjudicielle suivante:

"La directive de la Commission du 16 mai 1988 relative à la concurrence dans les marchés de terminaux de télécommunication prohibe-t-elle la procédure consistant à soumettre à l'homologation de la société nationale des télécommunications les appareils téléphoniques proposés à la vente aux consommateurs, et prévoyant que le défaut de référence de cette homologation sur lesdits appareils sera puni d'une amende de mille trois cents francs à deux mille cinq cents francs, réglementation telle qu'instituée par le décret numéro 85-712 du 11 juillet 1985 ?".

6 Pour un plus ample exposé des faits et du cadre réglementaire du litige au principal, du déroulement de la procédure ainsi que des observations écrites déposées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

7 Par sa question, la juridiction nationale cherche en substance à savoir si l'article 6 de la directive 88-301 s'oppose à une réglementation nationale, telle que celle visée en l'espèce au principal, qui interdit, sous peine de sanctions, aux opérateurs économiques de fabriquer, d'importer, de détenir en vue de la vente, de vendre ou distribuer des appareils terminaux sans justifier, par la présentation d'un agrément ou de tout autre document considéré comme équivalent, de la conformité de ces appareils à certaines exigences essentielles tenant notamment à la sécurité des usagers et au bon fonctionnement du réseau, alors que n'est pas assurée l'indépendance, par rapport à tout opérateur offrant des biens et/ou des services dans le domaine des télécommunications, de l'organisme qui délivre l'agrément ou tout autre document équivalent et formalise les spécifications techniques auxquelles ces appareils doivent répondre.

8 L'article 6 de la directive 88-301 dispose: "les États membres assurent qu'à partir du 1er juillet 1989 la formalisation des spécifications ... et le contrôle de leur application ainsi que l'agrément sont effectués par une entité indépendante des entreprises publiques ou privées offrant des biens et/ou des services dans le domaine des télécommunications."

9 Il ressort des pièces du dossier qu'en vertu des dispositions du décret n° 86-129 du 28 janvier 1986 (articles 13 à 15) la direction générale des télécommunications du ministère des P et T était chargée de l'exploitation du réseau public, de la mise en œuvre de la politique commerciale des télécommunications, de la formalisation des spécifications techniques, du contrôle de leur application et de l'agrément des appareils terminaux. Devant la Cour, le Gouvernement français a précisé que le Centre national d'études des télécommunications (CNET), dont le rapport était considéré comme équivalent à l'agrément, faisait partie de la direction générale des télécommunications en tant que centre de recherche.

10 Par décret n° 89-327, du 19 mai 1989, modifiant le décret n° 86-129, la formalisation des spécifications techniques, le contrôle de leur application et l'agrément des appareils terminaux ont été transférés à la nouvelle direction de la réglementation générale du même ministère.

11 Il résulte donc de la réglementation en cause que, durant la période visée en l'espèce au principal, différentes directions du ministère français des P et T étaient chargées tout à la fois de l'exploitation du réseau public, de la mise en œuvre de la politique commerciale des télécommunications, de la formalisation des spécifications techniques, du contrôle de leur application et de l'agrément des appareils terminaux.

12 Dans ces circonstances, il y a lieu de vérifier, à la lumière des dispositions de l'article 6 de la directive, d'une part, si l'administration française des P et T peut être considérée comme une entreprise publique au sens du droit communautaire et, d'autre part, si le critère de l'indépendance de l'entité chargée de la formalisation des spécifications, des contrôles et de l'agrément est respecté.

13 S'agissant de la notion d'entreprise, l'article 1er, deuxième tiret, de la directive précise que celle-ci vise "les organismes publics ou privés auxquels l'État octroie des droits spéciaux ou exclusifs d'importation, de commercialisation, de raccordement, de mise en service d'appareils terminaux de télécommunications et/ou d'entretien de tels appareils".

14 Il y a lieu d'observer, à cet égard, que le fait que, comme en l'espèce au principal, l'exploitation du réseau public et la commercialisation des appareils terminaux est confiée à des entités intégrées dans l'administration publique ne saurait soustraire ces dernières à la qualification d'entreprise publique. En effet, comme la Cour l'a constaté dans le contexte de la directive 80-723-CEE, de la Commission, du 25 juin 1980, relative à la transparence des relations financières entre États membres et entreprises publiques (JO L 195, p. 35), un organe exerçant des activités économiques de caractère industriel ou commercial ne doit pas nécessairement posséder une personnalité juridique distincte de l'État pour être considérée comme une entreprise publique. S'il n'en était pas ainsi, il serait porté atteinte à l'efficacité des dispositions de la directive en cause ainsi qu'à l'uniformité de son application dans tous les États membres (voir arrêt du 16 juin 1987, Commission/Italie, 118-85, Rec. p. 2599, point 13).

15 En ce qui concerne l'exigence de l'indépendance de l'entité chargée de la formalisation des spécifications, du contrôle de leur application ainsi que de l'agrément, il suffit de constater que des directions différentes d'une même administration ne sauraient être considérées comme indépendantes l'une de l'autre, au sens de l'article 6 de la directive.

16 Dans ces conditions, il convient de répondre à la juridiction nationale que l'article 6 de la directive 88-301 s'oppose à une réglementation nationale qui interdit, sous peine de sanctions, aux opérateurs économiques de fabriquer, d'importer, de détenir en vue de la vente, de vendre ou distribuer des appareils terminaux sans justifier, par la présentation d'un agrément ou de tout autre document considéré comme équivalent, de la conformité de ces appareils à certaines exigences essentielles tenant notamment à la sécurité des usagers et au bon fonctionnement du réseau, alors que n'est pas assurée l'indépendance, par rapport à tout opérateur offrant des biens et/ou des services dans le domaine des télécommunications, de l'organisme qui délivre l'agrément ou tout autre document équivalent et formalise les spécifications techniques auxquelles ces appareils doivent répondre.

Sur les dépens

17 Les frais exposés par les Gouvernements de la République française et du Royaume-Uni et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur la question à elle soumise par le Tribunal de police de Vichy, par jugement du 5 mars 1991, dit pour droit:

L'article 6 de la directive 88-301-CEE de la Commission, du 16 mai 1988, relative à la concurrence dans les marchés de terminaux de télécommunications s'oppose à une réglementation nationale qui interdit, sous peine de sanctions, aux opérateurs économiques de fabriquer, d'importer, de détenir en vue de la vente, de vendre ou distribuer des appareils terminaux sans justifier, par la présentation d'un agrément ou de tout autre document considéré comme équivalent, de la conformité de ces appareils à certaines exigences essentielles tenant notamment à la sécurité des usagers et au bon fonctionnement du réseau, alors que n'est pas assurée l'indépendance, par rapport à tout opérateur offrant des biens et/ou des services dans le domaine des télécommunications, de l'organisme qui délivre l'agrément ou tout autre document équivalent et formalise les spécifications techniques auxquelles ces appareils doivent répondre.