CJCE, 16 février 1993, n° C-107/91
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Empresa Nacional de Urânio (SA)
Défendeur :
Commission des Communautés européennes
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Rodríguez Iglesias
Présidents de chambre :
MM. Zuleeg, Murray
Avocat général :
M. Gulmann
Juges :
MM. Mancini, Joliet, Schockweiler, Moitinho de Almeida, Grévisse, Edward
Avocat :
Me Mota Coimbra de Matos
LA COUR,
1 Par requête déposée au greffe de la Cour le 3 avril 1991, l'Empresa Nacional de Urânio SA (ci-après "ENU") a introduit, en vertu de l'article 148 du traité CEEA, un recours visant à faire constater que la Commission s'est abstenue de prendre et de lui adresser la décision qu'elle lui avait demandé d'adopter au titre de l'article 53 du traité CEEA.
2 L'ENU est une société qui se consacre à la production de concentrés d'uranium (U308) sur le territoire portugais. Faute de réacteur nucléaire industriel au Portugal, l'ENU est obligée d'exporter toute sa production. Elle avait conclu, à cet effet, un contrat de longue durée avec l'Électricité de France (ci-après "EDF") qui portait sur environ 73 % de sa production. Le reste était vendu à des acheteurs occasionnels. Les prix très bas pratiqués sur le marché, qui ne couvraient même pas le prix de revient et qui empêchaient pratiquement toute transaction éventuelle, et la décision d'EDF de ne plus conclure des contrats à long terme ont entraîné l'accumulation de stocks d'uranium et des difficultés financières graves pour l'ENU.
3 Sur la base des dispositions du chapitre VI du traité CEEA, l'ENU a, par lettres des 8 octobre 1987 et 10 octobre 1988, demandé à l'Agence d'approvisionnement de l'Euratom (ci-après "Agence") d'exercer son droit d'option, prévu par l'article 57 du traité CEEA, sur 350 tonnes de concentrés d'uranium. L'ENU a aussi attiré l'attention de la direction générale de l'énergie de la Commission sur sa situation. L'Agence a répondu, par lettre du 8 novembre 1988, que le problème soulevé par l'ENU était important et qu'il recevrait toute l'attention requise. Par lettre du 14 novembre 1988, la Commission a, de son côté, promis d'étudier le problème en vue d'aboutir à une solution positive.
4 Eu égard au silence qui a suivi ces deux lettres, l'ENU a, le 25 octobre 1989, demandé une nouvelle fois à l'Agence d'agir conformément aux termes du chapitre VI du traité CEEA et a transmis une copie de cette lettre à la Commission en lui signalant que l'écoulement de son stock était une condition de sa survie. Par lettre du 8 décembre 1989, la Commission a fait savoir à l'ENU qu'elle partageait le point de vue selon lequel la politique d'approvisionnement de l'Agence devrait inclure un "volet spécial" permettant de résoudre des cas tels que celui de l'ENU et qu'elle invitait l'Agence à passer à la phase de réalisation concrète des propositions d'action que celle-ci avait présentées en ce sens. Conformément à cette invitation, l'Agence a élaboré une "Ébauche de solution pratique pour le volet 'uranium portugais'de la politique d'approvisionnement". L'Agence a alors dialogué avec les utilisateurs de la Communauté pour les convaincre d'accepter un plan d'écoulement de l'uranium portugais. Les demandes de l'Agence sont restées sans effet.
5 L'ENU a alors saisi la Commission en lui demandant formellement, par lettre du 21 décembre 1990,
"conformément à l'article 53, deuxième alinéa, du traité et à l'article 148 du traité CEEA:
a) d'ordonner en vertu de l'article 53 du traité à l'Agence ... de rétablir le fonctionnement régulier des mécanismes établis par le traité dans le cadre du Chapitre VI, en imposant le respect des dispositions relatives à la politique commune d'approvisionnement...;
b) d'enquêter immédiatement, et d'agir ensuite conformément aux résultats de cette enquête, pour déterminer comment il a été possible que, sans que la Commission ait effectué une quelconque vérification conformément à l'article 66 du traité, les utilisateurs communautaires s'approvisionnent librement en uranium sur les marchés étrangers, bien que toute la production de l'ENU soit disponible et cela, à prix équitable ... et de prévenir les entreprises contrevenantes, directement ou par l'intermédiaire de l'Agence, qu'elle agira contre ces entreprises en cas de nouvelles importations alors que la production de l'ENU continuerait d'être en vente...;
c) ... de discuter ... avec l'ENU le montant des dommages-intérêts équitables à verser à l'ENU à titre de réparation du préjudice que la carence illégale - de la Commission et de l'Agence d'approvisionnement - dans l'exercice de leurs compétences communautaires lui a causé;
d) ... (en) imposant le respect de sa décision - qui n'a pas été respectée par l'Agence d'approvisionnement - (d'ordonner) à l'Agence de mettre en œuvre d'urgence un " volet spécial " permettant la solution immédiate du problème de l'écoulement d'uranium par l'ENU et (de l'assister) dans cette mise en œuvre...;
e) ... donc ... d'ordonner à l'Agence d'exécuter la décision qu'elle lui a adressée, en mettant en œuvre une solution satisfaisante du problème touchant l'ENU - sans préjudice de l'application des dispositions du traité d'une manière qui permette de pallier les difficultés futures".
6 Par lettre du 17 janvier 1991, la Commission a accusé réception de la lettre du 21 décembre 1990 et a indiqué qu'elle faisait l'objet d'une étude appropriée. Un délai de trois mois s'étant alors écoulé sans aucune autre réponse de la part de la Commission, l'ENU a introduit le présent recours.
7 Pour un plus ample exposé des faits du litige, du déroulement de la procédure ainsi que des moyens et arguments des parties, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
Sur l'objet du recours
8 Aux termes de l'article 53 du traité,
"L'Agence est placée sous le contrôle de la Commission, qui lui donne ses directives, dispose d'un droit de veto sur ses décisions et nomme son directeur général ainsi que son directeur général adjoint.
Tout acte de l'Agence, implicite ou explicite, dans l'exercice de son droit d'option ou de son droit exclusif de conclure des contrats de fournitures, est susceptible d'être déféré par les intéressés devant la Commission qui prend une décision dans un délai d'un mois."
9 Aux termes de l'article 148 du traité,
"Dans le cas où, en violation du présent traité, le Conseil ou la Commission s'abstient de statuer, les États membres et les autres institutions de la Communauté peuvent saisir la Cour de justice en vue de faire constater cette violation.
Ce recours n'est recevable que si l'institution en cause a été préalablement invitée à agir. Si, à l'expiration d'un délai de deux mois à compter de cette invitation, l'institution n'a pas pris position, le recours peut être formé dans un nouveau délai de deux mois.
Toute personne physique ou morale peut saisir la Cour de justice dans les conditions fixées aux alinéas précédents pour faire grief à l'une des institutions de la Communauté d'avoir manqué de lui adresser un acte autre qu'une recommandation ou un avis."
10 Comme la Cour l'a constaté à propos de l'article 175 du traité CEE, dont les termes sont identiques à ceux de l'article 148 du traité CEEA, la voie du recours en carence est fondée sur l'idée que l'inaction illégale du Conseil ou de la Commission permet aux autres institutions et aux États membres ainsi que, dans certains cas, aux particuliers de saisir la Cour, afin que celle-ci déclare que l'abstention d'agir est contraire au traité, dans la mesure où l'institution concernée n'a pas remédié à cette abstention (arrêts du 12 juillet 1988, Parlement/Conseil, 377-87, Rec. p. 4017, point 9, et Commission/Conseil, 383-87, Rec. p. 4051, point 9). Le contenu de la réponse donnée par les institutions à l'invitation à agir ne doit pas nécessairement coïncider avec les prétentions des requérants pour mettre fin à l'abstention. L'article 175 vise la carence par l'abstention de statuer ou de prendre position et non l'adoption d'un acte différent de ce que les intéressés auraient souhaité ou estimé nécessaire (arrêt du 13 juillet 1971, Deutscher Komponistenverband/Commission, 8-71, Rec. p. 705).
11 La particularité de l'article 53, deuxième alinéa, du traité CEEA est d'ouvrir aux intéressés qui entendent contester un acte de l'Agence la possibilité de saisir la Commission et d'obliger cette dernière à prendre une décision dans le délai d'un mois.
12 L'ENU soutient que, par sa lettre du 21 décembre 1990, elle a déféré à la Commission un acte de l'Agence conformément à l'article 53, deuxième alinéa, du traité CEEA. En s'abstenant de prendre une décision, contrairement à ce que prévoit cette disposition, la Commission aurait commis une violation du traité.
13 L'objet du recours de l'ENU est de faire constater cette violation du traité, sur le fondement de l'article 148.
Sur la recevabilité
14 La Commission invoque trois moyens d'irrecevabilité du recours.
15 En premier lieu, elle soutient que l'ENU n'a pas qualité pour agir au titre de l'article 148 du traité, dans la mesure où l'acte demandé, s'il avait été adopté, aurait, conformément à l'article 53, deuxième alinéa, du traité, dû être adressé non pas à cette société, mais à l'Agence d'approvisionnement.
16 Il y a lieu de relever que la décision demandée par l'ENU devait avoir pour objet d'apporter une solution au problème concret que celle-ci avait soumis à l'Agence et à la Commission. Ladite décision aurait dû être prise, selon la requérante, en vertu de l'article 53, deuxième alinéa, du traité, qui confère aux intéressés le droit de déférer un acte de l'Agence à la Commission et d'obtenir une décision de la part de celle-ci.
17 Par conséquent, une telle décision, même si elle avait été adressée à l'Agence, aurait concerné directement et individuellement la requérante qui aurait, dès lors, pu l'attaquer devant la Cour sur le fondement de l'article 146, deuxième alinéa, du traité.
18 Il en résulte que la requérante doit pouvoir saisir la Cour, en vertu de l'article 148, troisième alinéa, pour contester l'omission de prendre la décision demandée. En l'absence d'une telle possibilité, le droit consacré à l'article 53, deuxième alinéa, resterait dépourvu de protection juridictionnelle.
19 Le premier moyen d'irrecevabilité avancé par la Commission doit donc être rejeté.
20 En deuxième lieu, la Commission soutient que la condition de recevabilité d'un recours en carence énoncée à l'article 148, deuxième alinéa, n'a pas été respectée en l'espèce, car la lettre du 21 décembre 1991 ne peut être regardée tout à la fois comme une saisine de la Commission au sens de l'article 53, deuxième alinéa, du traité et comme une invitation à agir au titre de l'article 148, deuxième alinéa, du traité. Elle estime que ce n'est qu'après l'expiration du délai d'un mois prévu à l'article 53, deuxième alinéa, qu'elle aurait pu se trouver en situation de carence et que l'invitation à agir aurait donc pu lui être adressée.
21 Cette interprétation qui aboutit à exiger une double invitation à agir est inexacte. L'article 53 du traité n'exclut pas que, lorsque les intéressés défèrent à la Commission un acte de l'Agence, ils l'assortissent, dès ce stade, d'une invitation à agir au sens de l'article 148. Dès lors que les intéressés ont procédé de la sorte, ce serait un formalisme excessif d'exiger d'eux qu'ils réitèrent leur invitation à agir si la Commission n'a pas pris de décision dans le mois qui suit sa saisine.
22 Le deuxième moyen d'irrecevabilité avancé par la Commission doit donc être rejeté également.
23 En troisième lieu, la Commission fait valoir que le recours est tardif parce que introduit au-delà du délai raisonnable que, selon la jurisprudence de la Cour, les particuliers doivent respecter pour mettre en cause la carence de la Commission. Elle relève à cet égard que, dans sa réponse donnée à la requérante, en décembre 1989, elle a approuvé entièrement la position de l'Agence et que, cependant, ce n'est que seize mois plus tard que le recours a été introduit.
24 Ces arguments ne peuvent être accueillis. D'une part, la lettre du 8 décembre 1989, dans laquelle la Commission a précisé qu'elle partageait le point de vue selon lequel la politique d'approvisionnement de l'Agence devrait inclure un "volet spécial" afin de résoudre le problème de l'ENU, ne pouvait pas être interprétée par la requérante comme une simple approbation de la position de l'Agence. D'autre part, ainsi que la requérante l'a relevé à juste titre, il y a eu, pendant toute la période concernée, des contacts fréquents entre la Commission, l'Agence et l'ENU, de sorte que celle-ci était fondée à penser que le problème qu'elle leur avait soumis allait recevoir une solution favorable.
25 Il résulte de ce qui précède que le troisième moyen d'irrecevabilité doit également être rejeté.
Sur le fond
26 Il résulte des termes mêmes de l'article 53, deuxième alinéa, du traité CEEA que la Commission est tenue de prendre une décision dès lors qu'un acte de l'Agence, implicite ou explicite, dans l'exercice de son droit d'option ou de son droit exclusif de conclure des contrats de fourniture, lui est déféré par un intéressé.
27 A cet égard, l'article VIII, paragraphe 3, des statuts de l'Agence d'approvisionnement, arrêtés par le Conseil en vertu de l'article 54, deuxième alinéa, du traité CEEA (JO 1958, 27, p. 534), précise:
"Tout acte de l'Agence visé à l'article 53, alinéa 2, du traité est susceptible d'être déféré par les intéressés devant la Commission jusqu'à l'expiration du quinzième jour suivant la date de sa notification ou, s'il n'a pas été notifié, de sa publication. A défaut de notification et de publication, le délai court du jour où l'intéressé a eu connaissance de l'acte."
28 Il y a lieu de constater que, dans les quinze jours précédant l'envoi de la lettre du 21 décembre 1990, aucun acte explicite n'a été adressé par l'Agence à la requérante.
29 Il convient donc de vérifier si, comme la requérante le soutient, par cette lettre elle a déféré à la Commission un acte implicite de l'Agence.
30 A cet égard, il y a lieu de constater, en premier lieu, que la requérante a demandé à l'Agence d'exercer son droit d'option, en vertu de l'article 57 du traité, sur sa production d'uranium et que, bien qu'ayant annoncé son intention de trouver une solution favorable au problème de la requérante, l'attitude de l'Agence au cours de plusieurs années équivaut à un rejet implicite de cette demande.
31 Il y a lieu de constater, en second lieu, que c'est en réponse à la même demande, qui a été adressée également à la Commission, que cette institution a fait savoir à la requérante, par lettre du 8 décembre 1989, qu'elle partageait le point de vue selon lequel la politique d'approvisionnement de l'Agence devrait inclure un "volet spécial" permettant de résoudre des cas tels que celui de l'ENU et qu'elle invitait l'Agence à passer à la phase de réalisation concrète des propositions d'action que l'Agence avait présentées en ce sens.
32 C'est compte tenu de ces antécédents qu'il convient de qualifier la lettre adressée par la requérante à la Commission le 21 décembre 1990 au regard de l'article 53, deuxième alinéa, du traité.
33 Ne sauraient être considérées comme relevant de cette disposition les demandes hétérogènes relatives à la politique qui devrait être suivie par l'Agence ainsi que celle qui vise la discussion du montant des dommages et intérêts qui seraient à verser à la requérante.
34 En revanche, dans la mesure où il est demandé formellement à la Commission, "conformément à l'article 53, deuxième alinéa, du traité", notamment d'ordonner à l'Agence de mettre en œuvre un "volet spécial" permettant la solution immédiate du problème d'écoulement de l'uranium par l'ENU, la lettre en cause doit être comprise comme déférant à la Commission l'acte implicite de refus, par l'Agence, d'exercer son droit d'option sur la production d'uranium de la requérante.
35 Il convient d'ajouter que, compte tenu de ce que ni l'Agence ni la Commission n'ont jamais exprimé une position allant à l'encontre de la demande de la requérante, mais que, au contraire, elles lui ont laissé entendre que cette demande allait faire l'objet d'un examen susceptible d'aboutir à une solution favorable, l'acte implicite de refus ne peut pas être rattaché à une date précise, ouvrant le délai prévu à l'article VIII, paragraphe 3, des statuts de l'Agence.
36 Il s'ensuit que les conditions prévues à l'article 53, deuxième alinéa, du traité CEEA étaient remplies en l'espèce et que la Commission avait donc l'obligation de prendre une décision sur la demande de la requérante au titre de cette disposition, dans le mois qui a suivi cette demande. La réponse contenue dans la lettre du 17 janvier n'étant qu'une réponse d'attente, il y a lieu de constater que cette obligation n'a pas été satisfaite.
37 La Commission fait valoir enfin que, même si le refus de l'Agence d'acheter l'uranium en cause devait être regardé comme un "acte permanent" susceptible de lui être déféré à tout moment, il devrait en aller de même de la décision contenue dans sa lettre du 8 décembre 1989 et que, dans ces conditions, elle ne pouvait être tenue de prendre une nouvelle décision qui n'aurait eu qu'un caractère répétitif.
38 Pour écarter cet argument, il suffit de relever que, dans la lettre en cause, la Commission n'a pas pris une position définitive sur la demande de la requérante.
39 Dans ces conditions, il y a lieu de constater que la Commission s'est abstenue, en violation de l'article 53, deuxième alinéa, du traité, d'adopter une décision sur la demande que lui a présentée la requérante au titre de cette disposition.
40 Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. La Commission ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Déclare et arrête:
1) La Commission s'est abstenue, en violation de l'article 53, deuxième alinéa, du traité CEEA, d'adopter une décision sur la demande que lui a présentée la requérante au titre de cette disposition.
2) La Commission est condamnée aux dépens.