CJCE, 24 novembre 1992, n° C-15/91
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Josef Buckl & Söhne OHG (Sté), Nordmark Gefluegel Erzeugergemeinschaft GmbH (Sté), Georg Stolle GmbH & Co. KG (Sté), Gefluegelzucht Wichmann GmbH & Co. KG Gefluegelschlachterei (Sté)
Défendeur :
Commission des Communautés européennes
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Due
Présidents de chambre :
MM. Kakouris, Rodríguez Iglesias, Zuleeg, Murray
Avocat général :
M. Gulmann
Juges :
MM. Mancini, Joliet, Schockweiler, Moitinho de Almeida, Grévisse, Díez de Velasco, Kapteyn, Edward
Avocat :
Me Guendisch
LA COUR,
1 Par requête déposée au greffe de la Cour le 16 janvier 1991, Josef Buckl & Soehne OHG, Nordmark Gefluegel Erzeugergemeinschaft GmbH, Georg Stolle GmbH & Co. KG et Gefluegelzucht Wichmann GmbH & Co. KG Gefluegelschlachterei (ci-après "requérantes") ont, en vertu de l'article 175, troisième alinéa, du traité CEE, introduit un recours visant à faire constater que la Commission a enfreint le traité CEE, le règlement (CEE) n° 2777-75 du Conseil, du 29 octobre 1975, portant organisation commune des marchés dans le secteur de la viande de volaille (JO L 282, p. 77), ainsi que le règlement (CEE) n° 3899-89 du Conseil, du 18 décembre 1989, portant réduction, pour l'année 1990, des prélèvements pour certains produits agricoles originaires de pays en voie de développement (JO L 383, p. 125, ci-après "règlement"), en s'abstenant de rétablir intégralement le prélèvement prévu pour les oies et les canards provenant de Hongrie et de Pologne et qui avait été réduit de 50 % par ce règlement.
2 Par requête déposée au greffe de la Cour le 28 mars 1991, les mêmes requérantes ont, en vertu de l'article 173, deuxième alinéa, du traité CEE, demandé l'annulation de la décision de la Commission du 18 janvier 1991, par laquelle celle-ci a rejeté la demande des requérantes, qui l'invitaient à rétablir intégralement les prélèvements appliqués à l'importation de certaines quantités de canards et d'oies originaires de Hongrie et de Pologne, prélèvements qui avaient été réduits de 50 % par le règlement.
3 Le règlement, adopté dans le cadre du système des préférences généralisées, a notamment pour objet d'accélérer le développement économique de la Hongrie et de la Pologne. A cet effet, ses articles 1er et 2 font bénéficier certains de leurs produits, dont les canards et les oies, d'une réduction de 50 % des prélèvements à l'importation, à concurrence de quantités limitées, pendant la période courant du 1er janvier au 31 décembre 1990.
4 Toutefois, l'article 4 de ce règlement prévoit:
"Si la Commission constate que les importations de produits bénéficiant du régime prévu à l'article 1er se font dans la Communauté à des prix tels qu'ils portent ou menacent de porter un préjudice grave aux producteurs de la Communauté de produits similaires ou de produits directement concurrents, les prélèvements appliqués dans la Communauté peuvent être rétablis partiellement ou intégralement pour les produits en cause à l'égard du et des pays ou territoires qui se trouvent à l'origine du préjudice. Ces mesures peuvent également être prises en cas de préjudice grave ou de menace de préjudice grave limité à une seule région de la Communauté."
5 A cet effet, l'article 5 dispose notamment que, "afin d'assurer l'application de l'article 4, la Commission peut décider, par voie de règlement, le rétablissement du prélèvement normal pour une période déterminée".
6 Les requérantes, qui exploitent des abattoirs de canards et d'oies en Allemagne, estiment que la réduction du prélèvement a entraîné, en 1990, une baisse des prix des canards et des oies importés dans ce pays et, par le jeu de la concurrence, de ceux des canards et des oies qui y sont élevés. En outre, la production allemande de viande de canards aurait également diminué en raison de l'importation massive de marchandises à bas prix en provenance de Hongrie et de Pologne.
7 Faisant état de ce qu'elles subissaient un préjudice grave, les requérantes ont d'abord accompli diverses démarches tant auprès des autorités allemandes que de la Commission. Ensuite, en invoquant l'article 4 du règlement, elles ont demandé, le 26 septembre 1990, à la Commission de rétablir intégralement les prélèvements pour les canards et les oies en provenance de Hongrie et de Pologne.
8 La Commission n'ayant pas réagi à cette lettre, les requérantes ont alors introduit un recours en carence (affaire C-15-91).
9 Deux jours après l'introduction de ce recours, par lettre du 18 janvier 1991, le directeur général de l'agriculture rejetait la demande du 26 septembre 1990, en faisant valoir que le recul sur le marché des canards constaté en 1990 en Allemagne était dû non pas à la réduction des prélèvements applicables aux canards et aux oies originaires de Hongrie et de Pologne, mais, entre autres, à l'accroissement de la production communautaire en 1989, à des livraisons en provenance des territoires de l'ancienne Allemagne de l'Est et à l'augmentation des importations d'autres États membres ou d'États tiers autres que la Hongrie et la Pologne. En outre, des raisons de politique commerciale auraient interdit d'interrompre les concessions accordées à ces deux pays.
10 Les requérantes ont alors introduit, en vertu de l'article 173, deuxième alinéa, du traité CEE, un recours en annulation contre cette dernière lettre (affaire C-108-91).
11 La Commission a soulevé une exception d'irrecevabilité au titre de l'article 91, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement de procédure, tant en ce qui concerne le recours en carence qu'en ce qui concerne le recours en annulation, et a demandé à la Cour de statuer sur cette exception sans engager le débat au fond.
12 Pour un plus ample exposé du cadre réglementaire et des faits du litige, du déroulement de la procédure ainsi que des moyens et arguments des parties, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
Sur la recevabilité du recours en carence (affaire C-15-91)
13 A l'appui de son exception d'irrecevabilité, la Commission fait valoir que, selon les termes de l'article 5, paragraphe 1, du règlement, le rétablissement intégral du prélèvement applicable aux canards et aux oies en provenance de Hongrie et de Pologne ne peut être pris que sous la forme d'un règlement et qu'un tel règlement ne peut, ni par sa forme ni par sa nature juridique, être qualifié d'acte qui peut être adressé à des personnes physiques ou morales au sens de l'article 175, troisième alinéa, du traité. En tout état de cause, ces personnes ne pourraient être considérées comme concernées directement et individuellement.
14 Sans qu'il y ait lieu d'examiner ce moyen, il convient de rappeler que, comme la Cour l'a souligné dans les arrêts du 12 juillet 1988, Parlement/Conseil, point 9 (377-87, Rec. p. 4017), et Commission/Conseil, point 9 (383-87, Rec. p. 4051), la voie de recours prévue à l'article 175 est fondée sur l'idée que l'inaction de l'institution permet de saisir la Cour afin que celle-ci déclare que l'abstention d'agir est contraire au traité dans la mesure où l'institution concernée n'a pas remédié à cette abstention. Cette déclaration a pour effet, aux termes de l'article 176, que l'institution défenderesse est tenue de prendre les mesures que comporte l'exécution de l'arrêt de la Cour, sans préjudice des actions en responsabilité extra-contractuelle pouvant découler de la même déclaration.
15 Dans un cas comme celui de l'espèce, où l'acte dont l'omission fait l'objet du litige a été adopté après l'introduction du recours, mais avant le prononcé de l'arrêt, une déclaration de la Cour constatant l'illégalité de l'abstention initiale ne peut plus conduire aux conséquences prévues par l'article 176. Il en résulte que, dans un tel cas, tout comme dans celui où l'institution défenderesse a réagi à l'invitation à agir dans le délai de deux mois, l'objet du recours a disparu (voir arrêts Parlement/Conseil, précité, point 10, et Commission/Conseil, précité, point 10).
16 La circonstance que cette prise de position de la Commission ne donne pas satisfaction aux requérantes est à cet égard indifférente.
17 Il résulte en effet de la jurisprudence (voir en particulier arrêt du 13 juillet 1971, Deutscher Komponistenverband/Commission, point 2, 8-71, Rec. p. 705) que l'article 175 vise la carence par l'abstention de statuer ou de prendre position et non l'adoption d'un acte différent de celui que les intéressés auraient souhaité ou estimé nécessaire.
18 Il faut donc constater qu'il n'y a plus lieu de statuer sur le recours en carence.
Sur la recevabilité du recours en annulation (affaire C-108-91)
19 A l'appui de son exception d'irrecevabilité, la Commission fait tout d'abord valoir que, dès lors qu'un recours en carence est toujours pendant, le recours en annulation doit être tenu pour irrecevable, les requérantes n'ayant aucun intérêt à agir aussi longtemps que la Cour examine si le grief fait à la Commission de n'avoir pas réagi à leur demande de rétablissement des prélèvements est fondé.
20 Ce moyen ne peut être retenu dès lors qu'il y a eu prise de position. En effet, la légalité de celle-ci ne peut être contestée que dans le cadre d'un recours en annulation.
21 La Commission fait ensuite valoir que le recours en annulation est irrecevable au motif que les requérantes ne sont pas concernées directement et individuellement, au sens de l'article 173, deuxième alinéa, du traité CEE, par sa décision refusant de rétablir intégralement les prélèvements litigieux.
22 A cet égard, il résulte de l'arrêt du 8 mars 1972, Nordgetreide/Commission, point 5 (42-71, Rec. p. 105), que, lorsqu'une décision de la Commission revêt un caractère négatif, elle doit être appréciée en fonction de la nature de la demande à laquelle elle constitue une réponse.
23 Par lettre du 26 septembre 1990, les requérantes ont demandé à ce que soit rétabli intégralement le prélèvement prévu pour les canards et les oies. L'article 5 du règlement prévoit qu'un tel rétablissement ne peut être pris que par la voie d'un règlement.
24 Or, il résulte de l'arrêt du 6 octobre 1982, Alusuisse/Conseil et Commission, point 8 (307-81, Rec. p. 3463), qu'un recours en annulation formé par un particulier n'est pas recevable dans la mesure où il est dirigé contre un règlement de portée générale au sens de l'article 189, deuxième alinéa, du traité CEE. Le critère de distinction entre le règlement et la décision doit être recherché dans la portée générale ou non de l'acte en question. Il y a donc lieu d'apprécier la nature de l'acte attaqué, et en particulier les effets juridiques qu'il vise à produire ou produit effectivement.
25 La nature réglementaire d'un acte n'est pas mise en cause par la possibilité de déterminer le nombre ou même l'identité des sujets de droit auxquels il s'applique à un moment donné, tant il est constant que cette application s'effectue en vertu d'une situation objective de droit ou de fait définie par l'acte en relation avec la finalité de ce dernier (arrêt du 11 juillet 1968, Zuckerfabrik Watenstedt/Conseil, 6-68, Rec. p. 596).
26 A cet égard, il convient de constater qu'un règlement qui rétablirait intégralement les prélèvements à l'importation concernerait les importateurs de canards et d'oies, les éleveurs de canards et d'oies ainsi que tous les abattoirs de volailles sans distinction. Les requérantes ne sont donc, selon la finalité du règlement, atteintes qu'en leur qualité objective d'opérateurs économiques dans le secteur de l'abattage des canards et des oies, au même titre que tout opérateur économique exerçant la même activité.
27 Il est donc constant que la mesure sollicitée par les requérantes est une disposition de portée générale.
28 Les requérantes ont cependant soutenu que leur situation était analogue à celle d'opérateurs face à un règlement instituant un droit antidumping et que, dans le cadre des arrêts qu'elle a rendus dans cette matière, la Cour a reconnu à des particuliers la possibilité de demander l'annulation de règlements. Elles ont fait valoir notamment que l'obligation de la Commission de procéder à des enquêtes en matière antidumping correspondait à l'obligation qui lui incombe en vertu de l'article 4 du règlement, laquelle consiste à vérifier si les producteurs communautaires subissent ou sont menacés de subir un préjudice grave. Elles ont expliqué à cet égard qu'elles ont elles-mêmes fait état à la Commission du préjudice qu'elles subissaient et que, dès lors, cette dernière aurait dû, dans le cadre de ses investigations, se référer à leurs prix de vente. Elles ont également avancé que tant la réglementation en matière antidumping que l'article 4 précité imposent à la Commission de prendre des mesures de protection à l'égard des producteurs communautaires lésés. Dès lors, les personnes physiques ou morales devraient être en mesure d'introduire un recours juridictionnel à l'encontre du refus de protection qui leur est opposé.
29 Un tel raisonnement ne peut pas être retenu. S'il est exact que, dans le cadre de la procédure antidumping, la Cour a admis que des plaignants étaient, dans certains cas, recevables à introduire un recours en annulation contre un refus de la Commission d'ouvrir une procédure antidumping, il n'en demeure pas moins vrai que la Cour ne leur a reconnu un tel droit que compte tenu de la position juridique définie en leur faveur par les règlements de base en la matière (voir arrêt du 4 octobre 1983, FEDIOL/Commission, point 31, 191-82, Rec. p. 2913). Il convient en effet de relever que ces règlements reconnaissent l'existence d'un intérêt légitime des producteurs de la Communauté à l'institution de mesures antidumping et définissent, en leur faveur, certains droits précis, à savoir le droit de soumettre, à la Commission, tous éléments d'information qu'ils estiment appropriés, de prendre connaissance, sous certaines réserves, des renseignements qui se trouvent entre les mains de la Commission, d'être entendus à leur demande et d'obtenir la possibilité de rencontrer les autres parties à la même procédure et, enfin, d'être informés au cas où la Commission déciderait de ne pas donner suite à une plainte (arrêt FEDIOL/Commission, précité, point 25).
30 Or, aucune garantie analogue n'a été instituée, en faveur des producteurs de la Communauté, dans le cadre du règlement en cause dans la présente affaire. Les requérantes ne sont dès lors pas fondées à demander à pouvoir bénéficier d'une protection juridictionnelle identique à celle accordée aux plaignants dans le cadre de la procédure antidumping.
31 Compte tenu des considérations qui précèdent, le recours en annulation doit être rejeté comme irrecevable.
Sur les dépens
32 Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens s'il est conclu en ce sens. Selon le paragraphe 3 de cette même disposition, la Cour peut répartir les dépens ou décider que chaque partie supporte ses propres dépens pour des motifs exceptionnels. Enfin, en vertu de l'article 69, paragraphe 6, la Cour règle librement les dépens en cas de non-lieu à statuer.
33 Dans le cas d'espèce, il y a lieu de considérer que les requérantes ont succombé en leurs moyens dans le cadre du recours en annulation. Par contre, si la Cour a considéré qu'il n'y avait pas lieu de statuer dans le cadre du recours en carence en raison de la réponse de la Commission, il convient de tenir compte du fait que cette réponse n'est intervenue qu'après la date limite prévue par le traité et après l'introduction du recours, et a donc entraîné pour les requérantes des frais inutiles en ce qui concerne ce recours.
34 Il y a dès lors lieu de compenser les dépens, en décidant que chaque partie supportera les siens.
Par ces motifs,
LA COUR
Déclare et arrête:
1) Il n'y a pas lieu de statuer sur le recours dans l'affaire C-15-91.
2) Le recours dans l'affaire C-108-91 est rejeté comme irrecevable.
3) Chaque partie supportera ses propres dépens.