Ministre de l’Économie, 15 juillet 2004, n° ECOC0500120Y
MINISTRE DE L’ÉCONOMIE
Lettre
PARTIES
Demandeur :
MINISTRE DE L'ECONOMIE
Défendeur :
Conseils de la société Smithfield France SAS
MINISTRE D'ÉTAT, MINISTRE DE L'ECONOMIE, DES FINANCES ET DE L'INDUSTRIE
Maîtres,
Par dépôt d'un dossier déclaré complet le 11 juin 2004, vous avez notifié le projet de prise de contrôle de la société Noragral et de ses filiales (ci-après " Jean Caby ") par la société Smithfield France SAS, filiale du groupe Smithfield Foods (ci-après " Smithfield "). Cette acquisition a été formalisée par un contrat de cession d'actions entre les actionnaires de Jean Caby et Smithfield en date du 28 mai 2004.
I. - Les parties et l'opération 1. Smithfield
Smithfield est un groupe américain, dont le siège social est situé dans l'Etat de Virginie, actif dans le secteur de la charcuterie industrielle (essentiellement porcine) aux Etats-Unis, en Amérique du Sud, en Europe et en Asie. Il opère en France par l'intermédiaire de Smithfield France SAS, acquise en 1998, et de ses filiales, parmi lesquelles la Société bretonne de salaisons (ci-après " SBS "), la société Jean d'Erguet et la société Charcuterie Imperator.
Pour la fabrication de ses produits, essentiellement à base de porc, Smithfield s'appuie sur trois sites de production implantés à Landivisiau, Quimper et Saint-Etienne. Ils produisent différents produits de charcuterie-salaisons, tels que des jambons, de la poitrine, des épaules et rôtis, des saucisses et saucissons ou encore des pâtés.
La distribution des produits de Smithfield s'effectue selon différents canaux, principalement les grandes et moyennes surfaces (ci-après " GMS ") et le " hard discount ". La majeure partie des ventes de Smithfield est réalisée en libre-service (pour environ [...] des ventes), le reste relevant du secteur dit " traditionnel " ou à la coupe. Les produits fabriqués par Smithfield sont commercialisés exclusivement sous des marques de distributeur (ci-après " MDD ") et des marques dites " premiers prix " (ci-après " MPP "). Le solde des ventes de Smithfield est réalisé à travers la restauration hors foyer (ci-après " RHF "), qui regroupe par exemple les compagnies aériennes, les stations-service, ainsi que des grossistes.
En 2003, Smithfield a réalisé un chiffre d'affaires de 7,8 milliards d'euro au niveau mondial, dont [...] millions dans l'Union européenne et 208 millions en France.
2. Jean Caby
Jean Caby est un groupe français actif dans le secteur de la charcuterie industrielle. Il est constitué d'une société holding Noragral SA et de ses filiales Finagral SA, Jean Caby SA et Dispranor SARL. La fabrication de ses produits est assurée par quatre unités de production : une unité " saucisse ", une unité " tranchage ", une unité " jambon à la coupe " et une unité " saucissons secs ". Jean Caby fabrique des saucisses et saucissons secs commercialisés en libre service et des jambons cuits commercialisés à la coupe, essentiellement sous MDD et MPP (environ [...] de sa production) et sous sa propre marque Jean Caby [...]. Ses produits sont distribués principalement auprès des GMS et pour la RHF.
En 2003, le chiffre d'affaires mondial de Jean Caby s'est élevé à 131 millions d'euro, dont [...] millions ont été réalisés au sein de l'Union européenne et 112 millions en France.
3. Contrôlabilité
Aux termes de l'accord signé le 28 mai 2004, la société Smithfield France s'est engagée à acquérir la totalité des titres et des droits de vote de la société Noragral et de ses filiales. A ce titre, la présente opération constitue une opération de concentration au sens de l'article L. 430-1 du Code de commerce. Compte tenu des chiffres d'affaires précités, l'opération n'est pas de dimension communautaire. Les seuils fixés à l'article L. 430-2 étant franchis, elle est soumise aux dispositions des articles L. 430-3 et suivants du Code de commerce.
La présente opération a également fait l'objet d'une notification auprès de l'autorité allemande de la concurrence qui l'a autorisée le 28 juin 2004.
II. - Les marchés concernés
1. Les marchés de produits
La présente opération concerne le secteur de la fabrication de charcuterie industrielle, dont les marchés peuvent être appréhendés suivant plusieurs critères : celui des produits, celui du mode de distribution et de vente, celui de la position commerciale des produits (1) ou encore celui du canal de distribution.
D'une façon générale, les ventes hors taxes de produits de charcuterie industrielle réalisées en France (non compris les plats cuisinés et la charcuterie pâtissière, produits que ne fabriquent pas les parties) se sont élevées au total pour l'année 2003 à environ 5 milliards d'euro correspondant à un volume de 990 500 tonnes d'après les données fournies par la Fédération française des industriels charcutiers, traiteurs, transformateurs de viandes (ci-après " FICT "). Les ventes au détail sont estimées pour la même année à 15,4 milliards d'euro par l'institut d'études XERFI.
Segmentation suivant les catégories de produits
Le secteur français de la fabrication de charcuterie industrielle couvre une assez grande diversité de produits, que l'on peut regrouper en différentes catégories plus ou moins larges selon différents critères.
Les parties ont retenu une segmentation du marché selon la nomenclature utilisée par l'INSEE, le ministère de l'Agriculture, la Fédération des industriels charcutiers, traiteurs, transformateurs de viandes (FICT), notamment pour la publication des résultats des enquêtes de branche dans le secteur. Cette nomenclature distingue 23 familles de produits, qu'elle regroupe suivant leur mode de préparation (produits crus ou cuits), la technologie employée (salage, séchage fumage, cuisson, conserves, surgelés) et la nature de la viande employée (porcs, volaille, bouf, gibier).
Cette nomenclature opère un premier regroupement des produits en distinguant les produits cuits, les produits crus et les autres produits (comprenant les saucisses, saucissons et pâtés). En l'espèce, les parties sont simultanément présentes dans les quatre grandes familles de produits suivantes :
- les produits crus : viandes salées, saumurées, séchées ou fumées (150 000 tonnes commercialisées en France, correspondant à un chiffre d'affaires de plus de 900 millions d'euro) ;
- les produits cuits : jambons, épaules et autres pièces cuites (292 000 tonnes et environ 1,7 milliard d'euro) ;
- les saucisses et saucissons (330 000 tonnes et environ 1,6 milliard d'euro) ;
- les pâtés et préparations diverses de viandes (181 500 tonnes et plus de 900 millions d'euro).
Chacune de ces quatre familles de produits peut ensuite être subdivisée suivant la préparation et la nature de la viande employée. Au cas d'espèce, il n'est cependant pas nécessaire de délimiter plus précisément les marchés de la charcuterie industrielle selon le mode de préparation, la technologie et la nature des produits, dans la mesure où, même en retenant la définition la plus étroite, les conclusions de l'analyse des effets de la concentration demeureraient inchangées.
Segmentation selon le mode de distribution (libre service ou coupe)
Les produits de charcuterie-salaisons sont vendus au détail soit en libre service (produits prétranchés), soit à la coupe, ce qui implique notamment des conditionnements différents.
En 2003, les ventes en libre service représentaient entre 55 % et 57 % de la distribution au détail de charcuterie industrielle en France en volume et les ventes à la coupe entre 39 % et 41 %, les autres produits étant des surgelés et les conserves. On peut s'interroger sur l'existence de marchés distincts dans la mesure où les ventes en libre service et les ventes à la coupe évoluent de façon divergente, les ventes du rayon coupe connaissant un déclin régulier depuis plusieurs années et où, par ailleurs, certains grands opérateurs se sont retirés de ce rayon (Herta, Fleury-Michon).
Il n'est pas nécessaire toutefois de s'interroger sur l'existence de marchés distincts libre service et coupe dans la mesure où l'analyse concurrentielle ne s'en trouverait pas modifiée.
Segmentation suivant le positionnement des produits
Une segmentation pourrait être envisagée, notamment pour la vente en libre service où le consommateur repère aisément la marque commerciale et le prix de vente, selon le positionnement commercial du produit : produits de marque, MDD, premiers prix. Les panels de consommateurs établis en avril 2002 par AC Nielsen à partir des rayons libre service des distributeurs donnent la répartition suivante des ventes en volume de l'ensemble des produits de charcuterie industrielle : 39 % pour les MDD, 33,9 % pour les premiers prix et 26,4 % pour les sept premières marques de fabricants. De plus, certains opérateurs sont plus ou moins spécialisés par positionnement.
Il n'est pas nécessaire toutefois de s'interroger sur l'existence de marchés distincts suivant le positionnement commercial des produits dans la mesure où l'analyse concurrentielle ne s'en trouverait pas modifiée.
Segmentation suivant le canal de distribution
En matière d'industrie agro-alimentaire, la pratique décisionnelle des autorités de concurrence distingue fréquemment différents marchés en fonction des canaux de distribution des produits fabriqués (2). Le même type de distinction pourrait également s'appliquer s'agissant de la charcuterie industrielle.
Les trois canaux de distribution généralement retenus sont :
- le commerce de détail en vue de la consommation à domicile, qui regroupe les formes de commerce suivantes : les GMS et les commerces de proximité ;
- la restauration hors foyer (RHF), qui comprend la restauration commerciale (chaîne de restaurants, restauration rapide, self service, hôtels, etc.) et collective (restaurants d'entreprise et de collectivité) ;
- l'industrie agroalimentaire, qui utilise des denrées alimentaires de base pour la fabrication de produits alimentaires plus élaborés (par exemple, des plats cuisinés).
En l'espèce, il n'est toutefois pas non plus nécessaire de s'interroger sur l'existence de marchés distincts suivant le canal de distribution dans la mesure où l'analyse concurrentielle ne s'en trouverait pas modifiée.
2. La dimension géographique des marchés concernés
La Commission européenne (3) et le ministre de l'Economie (4) ont constaté à diverses reprises la dimension nationale des marchés de référence dans le domaine des produits alimentaires, en raison notamment des préférences, des goûts et des habitudes alimentaires des consommateurs, des différences de prix, des variations des parts de marché détenues par les principaux opérateurs selon les Etats membres et de la présence de marques de fabricants ou de distributeurs commercialisées uniquement au plan national. S'agissant de la charcuterie industrielle, la même conclusion s'impose. Le commerce extérieur de ces produits est d'ailleurs limité : les importations ont représenté en 2003 seulement 7 % de la consommation française en volume et les exportations 13 % de la production. En l'espèce, les effets de l'opération seront essentiellement limités au territoire français.
III. - L'analyse concurrentielle
Tout d'abord, s'agissant du secteur global de la charcuterie industrielle (non compris les conserves, les produits surgelés et la charcuterie pâtissière), les ventes de Smithfield et de Jean Caby ont représenté en 2003 respectivement [0-10] % et [0-10] % du volume total des ventes en France.
Si l'on considère que les 23 familles de produits de la nomenclature INSEE et FICT constituent des marchés distincts, la part de marché du nouvel ensemble ne dépasserait [10-20] % que dans le cas du marché de l'épaule cuite et de celui de la saucisse cocktail. Toutefois, il convient de constater que, s'agissant du marché de l'épaule cuite, l'opération n'entraînerait qu'un très faible chevauchement d'activité dans la mesure où la part de Jean Caby ne dépasse pas [0-10] % du volume des ventes d'épaule cuite en France. S'agissant du marché de la saucisse cocktail, l'opération ne donnera lieu à aucune addition de parts de marché dans la mesure où Smithfield en est totalement absent à ce jour.
Si l'on retient une définition des marchés en fonction du mode de distribution, libre service ou coupe, la part de marché du nouvel ensemble ne dépasserait pas [10-20] % du volume des ventes quel que soit le marché considéré, à l'exception du marché de l'épaule cuite distribuée à la coupe, où Smithfield réalise environ [50-60] % des ventes en volume mais où Jean Caby n'est pas présent. L'opération ne donne donc lieu à aucune addition de parts de marché sur ce marché.
Si l'on segmente le marché selon le positionnement commercial, l'addition de parts de marché consécutive à l'opération ne serait significative que dans le cas de la vente de charcuterie industrielle de détail en " premiers prix " ou " hard discount ", dans la mesure où Smithfield et Jean Caby y ont réalisé respectivement [20-30] % et [10-20] % des ventes en volume en 2003. Toutefois, les résultats du test de marché ont démontré l'absence de barrière à l'entrée sur ce marché actuellement en expansion, la présence de nombreux opérateurs et le fort pouvoir de négociation de la grande distribution, y compris dans le secteur du hard discount, en particulier en raison des nouvelles formes d'achats sous forme d'enchères effectuées par Internet qui renforcent sensiblement la concurrence par les prix pour les fabricants. Compte tenu de ces éléments, il n'y a pas lieu de considérer que le renforcement de la part de marché du nouvel ensemble soit susceptible de porter atteinte à la concurrence sur le marché de la vente de charcuterie industrielle au détail en " premier prix " ou en " hard discount ".
Enfin, si l'on devait considérer que différents marchés peuvent être distingués en fonction du canal de distribution, les parties à l'opération sont simultanément présentes essentiellement sur le marché de la charcuterie industrielle distribuée à travers le commerce de détail et sur le marché de la charcuterie industrielle destinée à la RHF.
Selon les données statistiques de la FICT, le volume des ventes de charcuterie industrielle par le biais du commerce de détail en France représenterait environ 70 % de la production de charcuterie industrielle, soit environ 690 000 tonnes. La part de marché du nouvel ensemble ne dépasserait pas dès lors [10-20] % de ce marché.
Pour ce qui est de la charcuterie industrielle destinée à la RHF, l'absence de données statistiques ne permet pas d'établir avec précision les parts de marché des différents opérateurs actifs sur ces différents marchés. Smithfield et Jean Caby écoulent respectivement environ [...] tonnes et [...] tonnes de charcuterie par le biais de la RHF. La RHF représente un marché à fort potentiel de développement pour le secteur de la charcuterie industrielle, notamment en raison de la volonté de réduire les risques sanitaires. Ce marché représente une opportunité de développement, en particulier pour les entreprises de petite ou moyenne taille, dont la production peut s'adapter plus aisément aux attentes spécifiques de la demande. Le secteur de la charcuterie industrielle était encore faiblement concentré à ce jour, de nombreux opérateurs sont susceptibles de pénétrer sur ce marché en phase de développement et sans barrière à l'entrée significative. On peut d'ores et déjà souligner la présence de plusieurs autres opérateurs significatifs sur ce marché, tels que Aoste, Bernard (groupe agroalimentaire Floc'h Marchand), Aubret (groupe agroalimentaire CECAB) ou encore le groupe André Bazin.
Ainsi, les différents marchés du secteur de la charcuterie industrielle se caractérisent par la présence de très nombreux opérateurs de taille petite ou moyenne (environ 350 opérateurs) et d'opérateurs plus puissants tels que :
- plusieurs groupes internationaux diversifiés (Nestlé avec sa filiale Herta spécialisée en charcuterie, Sara Lee avec sa filiale Aoste spécialisée dans la charcuterie sèche) ;
- quatres groupes français à capitaux familiaux (Fleury Michon et Madrange, tous deux présents sur tous les segments de charcuterie, LDC spécialisé dans la charcuterie de volaille avec sa filiale la Toque Angevine et Bongrain avec sa filiale Luissier Bordeau Chesnel, spécialisée dans la production de rillettes) ;
- trois groupes coopératifs (la CECAB, avec ses filiales de salaisonnerie et de négoce de viande de porc, Terrana, avec sa filiale de charcuterie Soparvol, Unicopa avec sa filiale de charcuterie Brocéliande) ;
- deux grands groupes de distribution aussi présents au niveau de la production (ITM Entreprises, qui a trois filiales dans le secteur de la charcuterie, ainsi que les Centres Leclerc, dont la filiale Kermené est active dans le secteur de la charcuterie).
L'ensemble de ces opérateurs représente une pression concurrentielle significative pour la nouvelle entité, tant au niveau des prix qu'au niveau de l'innovation.
Par ailleurs, plusieurs de ces concurrents disposent également de larges gammes de produits dont certaines s'appuient sur des marques notoires (par exemple Fleury Michon, Madrange, etc.). En conséquence, le rapprochement entre les deux entités ne saurait donner lieu à des effets de gamme de nature à porter atteinte à la concurrence sur les marchés concernés.
Eu égard à l'ensemble de ces éléments, il est possible de conclure que l'opération notifiée n'est pas de nature à porter atteinte à la concurrence. En conséquence, je vous informe que je l'autorise.
Je vous prie d'agréer, Maîtres, l'expression de ma considération distinguée.
(1) Voir les décisions d'autorisation du ministre concernant l'acquisition de la société financière ALH par la société Ducatel en date du 23 octobre 2002 (publié au BOCCRF n° 1 du 31 janvier 2003) et l'acquisition de la société Paul Prédault par la société financière Turenne Lafayette en date du 18 juillet 2003 (en instance de publication au BOCCRF).
(2) Décisions de la Commission M. 1990, Uniler/Bestfood, du 28 septembre 2000 et M. 1802, Unilever/Amora-Maille du 8 mars 2000. Lettres du ministre du 17 mai 2002, Panzani/Lustucru (BOCCRF n° 5 du 20 mai 2003), et du 10 janvier 2003, Cofigéo/Nestlé France (BOCCRF n° 1 du 13 janvier 2004).
(3) Décision de la Commission M. 445, BSN/EURALIM, du 7 juin 1994.
(4) Lettres précitées du ministre de l'Economie Ducatel/ALH et Financière Turenne Lafayette/Paul Prédault.
Nota. - A la demande des parties notifiantes, des informations relatives au secret des affaires ont été occultées et la part de marché exacte remplacée par une fourchette plus générale.
Ces informations relèvent du " secret des affaires ", en application de l'article 8 du décret n° 2002-689 du 30 avril 2002 fixant les conditions d'application du livre IV du Code de commerce relatif à la liberté des prix et de la concurrence.