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Décisions

CJCE, 21 juin 1958, n° 8-57

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Groupement des hauts fourneaux et aciéries belges

Défendeur :

Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Avocats :

Mes de Wilmars, Grégoire

CJCE n° 8-57

21 juin 1958

LA COUR,

A - Sur la recevabilité

Attendu qu'aux termes de ses statuts, la requérante est une association privée de droit belge ayant pour objet de promouvoir les intérêts généraux des producteurs belges de fonte ou d'acier et d'en assurer la défense ; qu'il n'est pas contesté que la décision générale n° 2-57 est, dans ses dispositions attaquées, de nature à porter atteinte à certains intérêts, même divergents peut-être, dont la requérante à la charge ; qu'elle a par suite qualité pour se pourvoir devant la Cour conformément aux dispositions des articles 33, 48 et 80 du traité ;

Attendu que la requérante allègue formellement un ou des détournements de pouvoir à l'égard de ses membres ; qu'elle indique de façon pertinente les raisons dont découlent à son avis le ou les détournements de pouvoir allégués ; que les arguments invoqués tendent en effet à faire juger qu'en édictant les dispositions attaquées, la haute autorité a usé des pouvoirs qui lui sont impartis par l'article 53, B, du traité à des fins autres que celles en vue desquelles ils lui ont été conférés, tant par méconnaissance grave de certains des objectifs visés à l'article 3 que par la volonté manifesté de réaliser les objets spécifiquement régis par les articles 54 et 59 en échappant aux procédures spéciales prévues auxdits articles, et en raison de la contradiction qui existe d'une part entre les buts proclamés dans la décision et d'autre part entre ces buts et les buts réellement poursuivis ;

Attendu, dès lors, que la requérante est recevable en son recours.

B - Quant au fond

Attendu que la haute autorité a choisi l'article 53 comme base juridique des systèmes de péréquation de ferraille qu' elle a institués ; que cet article met à sa disposition un instrument d'intervention en vue des missions que le traité lui assigne, notamment en son article 3 ;

Attendu que l'article 53 figure dans le chapitre II intitulé " dispositions financières ", que celles-ci traitent dans les autres articles de l'utilisation des fonds obtenus par la haute autorité par prélèvement sur la production ou par emprunt, qu'on peut considérer dès lors que les mécanismes financiers visés à l'article 53 sont des mécanismes fondés sur des transferts de ressources, notamment du type péréquation ou compensation ; que pareille interprétation est confirmée par le dernier alinéa de l'article 62, prévoyant que certaines compensations " peuvent être instituées dans les conditions prévues à l'article 53 " ;

Attendu que les péréquations n'affectent pas directement les prix mais les facteurs qui contribuent à leur formation ; que par là, sans faire obstacle à la libre détermination des prix, ces facteurs modifient le niveau auquel ceux-ci s'établissent ; que c'est par ces modifications de niveau de prix que les mécanismes financiers prévus à l'article 53 affectent les autres éléments caractéristiques de l'état du marché et notamment l'offre et la demande dont les produits qu'ils concernent sont l'objet ; qu'ils constituent donc, entre les mains de la haute autorité, des procédures d'intervention, puissantes et efficaces, mais de nature " indirecte " au sens de l'article 57 du traité, s'opposant par là aux procédures d'action directe par fixation de quotas de production (article 58) ou par répartition des ressources (article 59) ;

Attendu que l'utilisation des mécanismes financiers prévus à l'article 53 permet à la haute autorité d'exercer une large influence sur le marché du charbon et de l'acier, sous réserve cependant que l'article 53 limite l'utilisation de ces mécanismes aux procédures " nécessaires à l'exécution des missions définies à l'article 3 et compatibles avec les dispositions du traité, en particulier de l'article 65 " ;

Attendu que la mention expresse de l'article 3 ne dispense pas la haute autorité de l'obligation de respecter les autres articles du traité, et notamment les articles 2, 4 et 5 qui, avec l'article 3, doivent toujours être respectés parce qu'ils fixent les objectifs fondamentaux de la communauté ; que ces dispositions ont même force impérative et doivent être envisagées simultanément pour en faire une application adéquate ; que, se suffisant à elles-mêmes, ces dispositions sont immédiatement applicables lorsqu'elles ne sont reprises en aucune disposition du traité ; que si elles sont reprises ou réglementées en d'autres dispositions de celui-ci, les textes se rapportant à une même disposition doivent être considérés dans leur ensemble et simultanément appliqués ; qu'il s'entend toutefois qu'il faudra en pratique procéder à une certaine conciliation entre les divers objectifs de l'article 3, car il est manifestement impossible de les réaliser tous ensemble et chacun au maximum, ces objectifs étant des principes généraux, vers la réalisation et l'harmonisation desquels il faut tendre dans toute la mesure du possible ; que d'autre part, ces mécanismes financiers doivent être établis sans préjudice des dispositions de l'article 58 et du chapitre 5 du titre III du traité ;

Attendu que les décisions antérieures à la décision n° 2-57 avaient pour objet la péréquation des prix entre les ferrailles importées et les ferrailles intérieures ; que la décision n° 2-57 maintient ce régime, mais en le corrigeant et en le complétant par de nouvelles dispositions tendant à agir tout à la fois sur le prix de la ferraille et sur le volume global des achats en vue d'inciter les entreprises à réaliser des économies de ferraille, dans l'intérêt de l'approvisionnement régulier du marché ;

Attendu que l'excès de la demande sur l'offre de ferraille, s'il s'était prolongé, aurait pu créer une " pénurie sérieuse " ressortissant aux procédures de l'article 59 ; que la haute autorité, si elle voulait éviter leur mise en œuvre - et les dispositions de l'article 57 lui faisaient un devoir de chercher autant que possible à l'éviter -, ne pouvait échapper à la nécessité et à l'obligation d'appliquer la procédure prévue à l'article 53, B, sous réserve d'en respecter les conditions d'application ;

Attendu par ailleurs que, contrairement à la thèse de la partie requérante, on ne peut admettre que, dans l'examen d'un grief de détournement de pouvoir relatif aux dispositions fondamentales des articles 2, 3, 4 et 5 qui expriment les objectifs et les missions de la communauté, il suffise de constater la contradiction ou l'incompatibilité des mesures attaquées avec une ou plusieurs de ces dispositions fondamentales et que cette constatation dispense de tout examen de la finalité même de ces mesures, alors que pareil examen est exigé à l'égard d'un grief de détournement de pouvoir visant toutes les autres dispositions du traité ;

Attendu en effet que l'article 33, alinéa 2, du traité ne donne un droit de recours aux entreprises contre les décisions générales de la haute autorité que si les entreprises estiment ces décisions entachées de détournement de pouvoir à leur égard, disposition manifestement restrictive et limitative qui oblige à mettre en œuvre le contrôle du détournement de pouvoir, lequel est essentiellement un contrôle du but poursuivi, un examen de la finalité même de la mesure attaquée, aucune disposition du traité ne justifiant une dérogation à cet égard dans l'établissement de la preuve du détournement de pouvoir ;

1. Sur le moyen tire du détournement de pouvoir au regard de l'article 53, B, et des articles 2, 3, 4 et 5 du traité, à savoir que les buts poursuivis par la haute autorité, au moyen des mécanismes financiers de l'article 53, vont à l'encontre des objectifs définis par les articles 3 et 4 du traité

a) Attendu qu'aux termes de l'article 53, B, du traité, la haute autorité peut, sur avis conforme du conseil statuant à l'unanimité, instituer elle-même tous mécanismes financiers reconnus nécessaires à l'exécution des missions définies à l'article 3 ; que l'exercice des pouvoirs qui lui sont ainsi dévolus est soumis aux dispositions formulées dans les articles 2 à 5 visant l'établissement, l'administration et l'orientation du Marché commun ;

Attendu qu'aux termes de l'article 2 du traité, la communauté a pour mission de contribuer à l'expansion économique, au développement de l'emploi et au relèvement du niveau de vie dans les Etats membres ; que le moyen prévu pour réaliser ces objets consiste en l'établissement d'un Marché commun dans les conditions définies à l'article 4 portant suppression des entraves à la concurrence ; qu'il incombe à la communauté, en vertu de cet article 2, de réaliser l'établissement progressif de conditions assurant par elles-mêmes la répartition la plus rationnelle de la production au niveau de productivité le plus élevé, tout en sauvegardant la continuité de l'emploi et en évitant de provoquer, dans les économies des Etats membres, des troubles fondamentaux et persistants ;

Attendu qu'à ces fins, la communauté doit assurer, sur le marché, l'établissement, le maintien et le respect de conditions normales de concurrence et, sous réserve de se conformer au principe de la hiérarchie des interventions, consacré par l'article 57 du traité, il lui appartient, conformément aux dispositions de l'article 5, " de n'exercer une action directe sur la production et le marché que lorsque les circonstances l'exigent " ;

Attendu que, dans la poursuite des objectifs prévus à l'article 3 du traité, la haute autorité doit assurer la conciliation permanente que peuvent exiger d'éventuelles contradictions entre ces objectifs considérés séparément et, lorsque pareilles conciliations s'avèrent irréalisables, accorder à tel ou tel d'entre eux la prééminence temporaire que peuvent lui paraître imposer les faits ou circonstances économiques au vu desquels, pour l'exécution de la mission que lui confie l'article 8 du traité, elle arrête ses décisions ;

Attendu qu'en vertu des dispositions de l'article 57 du traité, la haute autorité, dans le domaine de la production, recourt de préférence aux modes d'action indirects qui sont à sa disposition, notamment à des interventions en matière de prix ; qu'au nombre des modes d'action ainsi visés, il y a lieu de compter, comme dit antérieurement, les mécanismes financiers prévus à l'article 53, ces mécanismes ayant pour effet une action sur les prix, notamment par voie de compensation et de correction des éléments qui concourent à leur formation ; que ces mécanismes, en concourant à la formation des prix, modifient le niveau de ceux-ci sur le marché et affectent par la les effets que le niveau des prix exerce sur l'orientation de la production, donc sur la structure de l'appareil productif ; que ces mécanismes donnent ainsi à la haute autorité le moyen de modifier les effets de " conditions normales de concurrence ", tout en en assurant, conformément aux exigences de l'article 5 du traité, le maintien et le respect ; que par l'emploi approprie de ce puissant moyen d'intervention, la haute autorité peut, dans une large mesure, et sous réserve que les circonstances l'exigent, assurer la conciliation nécessaire des objectifs énumérés à l'article 3 du traité dans l'accomplissement de la mission qui lui est impartie ;

Attendu que les pouvoirs ainsi dévolus à la haute autorité trouvent cependant leurs limites dans les dispositions spécifiques édictées par le titre III du traité ; que, notamment, ces pouvoirs seraient détournés de leur but légal s'il apparaissait que la haute autorité en ait usé dans le but exclusif, ou à tout le moins déterminant, d'éluder une procédure spécialement prévue par le traité pour parer aux circonstances auxquelles elle doit faire face ;

Attendu que le marché des ferrailles, à l'époque où sont intervenues les dispositions attaquées, était notoirement caractérisé par l'insuffisance aigue de l'offre intérieure, par les difficultés croissantes d'importation et par la forte et rapide augmentation des prix des ferrailles en provenance de l'étranger ; que la situation découlant de ces faits et circonstances économiques ne saurait, en tout état de cause, être regardée comme excluant, prima facie, des interventions de la haute autorité tendant à parer aux conséquences contraires aux exigences de l'article 3 du traité que cette situation eut été susceptible d'entraîner ; que, par ailleurs, l'appréciation par la haute autorité de la situation au vu de laquelle sont intervenues les dispositions attaquées ne révèle pas, par elle-même, l'existence d'un mobile illicite dans le chef des auteurs desdites mesures ;

Attendu dès lors que la Cour ne saurait admettre que les circonstances excluaient, à l'époque, une action de la haute autorité sur le marché des ferrailles tendant à affecter indirectement les moyens de production qui font appel à cette ressource.

b) Attendu que les dispositions attaquées dans le présent recours ont pour objet de rendre progressivement sélective la contribution de péréquation des prix des ferrailles importées en majorant le taux applicable aux consommations de ferraille d'achat qui excèdent un niveau de référence déterminé et en modulant la charge financier ainsi prévue en fonction du coefficient de mise au mille de ferraille dans les appareils et procédés de fabrication faisant appel à cette ressource ;

Attendu, par ailleurs, que les dispositions précitées sont assorties d'un ensemble de mesures transitoires destinées à permettre aux entreprises de s'adapter progressivement aux conditions qui leur sont ainsi faites, notamment le choix par chacune d'elles de sa période de référence, le délai de six mois pendant lequel il est sursis à la contribution au taux complémentaire, le caractère progressif imprime audit taux, l'attribution d'une consommation de référence et d'une mise au mille de référence aux appareils mis en service pendant l'année suivant la mise en vigueur de la décision, ainsi que l'attribution d'une mise au mille de référence à tous appareils mis en service après l'expiration de ce délai et sans limite de temps ; que, par ces mesures, la haute autorité assortissait le mécanisme de péréquation des prix des ferrailles importées, antérieurement institué, de conditions tendant à empêcher que l'abaissement du prix de la ferraille résultant de la péréquation n'incite les producteurs du Marché commun à augmenter leur consommation de ferraille ;

Attendu qu'ainsi défini, le but déterminant des dispositions attaquées s'inscrivait légalement dans le cadre d'une action indirecte - au sens de l'article 57 - entreprise sur le marché des ferrailles en vue d'assurer, compte tenu des faits et circonstances alors observés, l'approvisionnement régulier du Marché commun ; que les fins précitées sont conformes aux dispositions conjointes des articles 3, A et D in fine, 2, alinéa 2, et 5, alinéa 2, paragraphe 3, du traité.

c) Attendu qu'il y a lieu toutefois d'examiner si les mesures entreprises sont compatibles avec les règles de l'article 3, B, D in initio et G, objectifs que la requérante fait grief à la haute autorité d'avoir gravement méconnus en édictant lesdites mesures ;

Attendu qu'aux termes de l'article 3, B, du traité les institutions de la communauté doivent, dans le cadre de leurs attributions respectives et dans l'intérêt commun, assurer à tous les utilisateurs du Marché commun, placés dans des conditions comparables, un égal accès aux sources de production ; que cette disposition constitue un objectif s'imposant à l'action de la haute autorité dans l'usage des pouvoirs qui lui sont impartis par le traité ; que la méconnaissance du principe de l'égalité des utilisateurs devant la réglementation économique, qualifie comme il est dit ci-dessus, pourrait établir l'existence d'un détournement de pouvoir à l'égard des personnes ou des catégories délibérément sacrifiées ;

Attendu qu'en vertu d'un principe généralement admis dans le droit des Etats membres, l'égalité des administres devant la réglementation économique ne fait pas obstacle à l'établissement de prix différents suivant la situation particulière des usagers ou des catégories d'usagers, à la condition que les différenciations de traitement correspondent à une différence dans les conditions où ils se trouvent placés ; que faute d'une base objectivement déterminée, les différenciations de traitement auraient un caractère arbitraire et discriminatoire et seraient illégales ; que la réglementation économique ne saurait être taxée d'inégalité sous prétexte qu'elle entraîne des conséquences différentes ou des sacrifices inégaux à l'égard des assujettis, dès lors que cette situation s'avère être le résultat des conditions d'exploitation différentes dans lesquelles ils sont placés ;

Attendu que le taux complémentaire institué par l'article 3, alinéa 1, B, de la décision attaquée s'applique, d'une manière générale et absolue, à toute consommation de ferraille d'achat excédant celle relevée au cours d'une période de référence ; que la liberté laissée aux entreprises assujetties de choisir elles-mêmes, dans des limites de temps expressément fixées, la période qui leur est la plus favorable, ne prive pas, pour autant, le critère de différenciation ainsi édicté du caractère objectif sans lequel il apparaîtrait arbitraire ; qu'en effet, les différences de fait résultant de cette situation pour les entreprises proviennent de leurs conditions d'exploitation différentes et non pas d'une inégalité de droit qui serait inhérente à la décision ;

Attendu que la progressivité qu'impriment au taux complémentaire les dispositions de l'article 8 attaqué au présent recours est exclusivement fondée sur les périodes successives d'application de la décision n° 2-57 ; qu'elle revêt ainsi un caractère général et absolu, objectivement motive par le souci d'inciter progressivement, par une action sur les prix, les entreprises sidérurgiques consommatrices de ferraille à ménager l'emploi de cette ressource pour en éviter l'épuisement inconsidéré ;

Attendu que les remises sur la part de contribution de péréquation calculée au taux complémentaire, instituées en vertu de l'article 9 de la décision entreprise, sont octroyées, sur une base exclusivement objective, à raison de la réduction du coefficient de mise au mille de ferraille dans tous appareils et procédés de fabrication utilisant cette matière ; que les effets différents résultant de l'application de cet article à l'égard des assujettis, à raison des conditions d'exploitation différentes dans lesquelles ils se trouvent et des obstacles d'ordre technique qui, pour certaines catégories d'appareils, peuvent réduire le bénéfice des remises ou même y faire échec, ne sauraient imprimer à la règle un caractère d'inégalité de droit qu'exclut la nature du critère adopté.

d) Attendu qu'aux termes de l'article 3, D et G, du traité, les institutions de la communauté et, notamment, la haute autorité lorsqu'elle fait usage des pouvoirs qui lui sont impartis par l'article 53, B, doivent veiller au maintien de conditions incitant les entreprises à développer et à améliorer leur potentiel de production et promouvoir l'expansion régulière et la modernisation de la production, ainsi que l'amélioration de la qualité ; que la haute autorité vise ces objectifs légaux en tête de la décision entreprise dont le but exprime est d'assurer l'approvisionnement régulier du marché en ferraille et d'inciter les entreprises à ménager l'emploi de cette ressource sans, pour autant, rendre plus difficile la création de nouvelles capacités de production d'acier ;

Attendu que le groupement requérant fait grief à la haute autorité d'avoir gravement méconnu les objectifs ainsi visés en freinant le développement de certains moyens de production par la voie des dispositions attaquées ; qu'il y a lieu d'examiner si ces dispositions révèlent, à cet égard, un mobile illicite ou un manque de circonspection grave équivalant à une méconnaissance du but légal et si elles n'ont pas, sur ce point, donne la prééminence à certains des buts légaux aux dépens de certains autres dans une mesure non justifiée par les circonstances ;

Attendu que la réalisation des objectifs visés aux lettres D et G de l'article 3 du traité ne saurait être poursuivie séparément des autres fins prévues audit article et assurée en faisant abstraction de ces fins ; que l'expansion régulière et la modernisation de la production peuvent légalement être recherchées dans le cadre d'une action d'ensemble basée sur la conciliation des objectifs de l'article 3 et donnant, le cas échéant, à tel ou tel d'entre eux, la prééminence que peut justifier la situation découlant des faits ou circonstances économiques observés lors de l'intervention.

e) Attendu par ailleurs que les objectifs prévus à l'article 3 du traité doivent être appréciés globalement et poursuivis aux fins exclusives de l'intérêt commun ; que loin d'être limité à la somme des intérêts particuliers des entreprises charbonnières et sidérurgiques placées sous la juridiction de la communauté, le concept d'intérêt commun vise audit article excède largement le cercle de ces intérêts et se définit par référence aux buts généraux clairement énoncés à l'article 2 ;

Attendu en conséquence que la poursuite des objectifs prévus à l'article 3 ne fait pas obstacle à des mesures sélectives, fondées notamment sur la nature de moyens de production à développer ou à créer, s'il apparaît que les circonstances économiques et l'évolution raisonnablement prévisible des conditions du marché imposent pareilles mesures ; qu'il en est bien ainsi dans le cas où l'une des matières de base de la sidérurgie menace de faire gravement défaut et où l'adoption d'une politique d'exploitation rationnelle de la ressource apparaît nécessaire pour en éviter l'épuisement inconsidéré ; que les distinctions qui peuvent, de ce fait, s'avérer nécessaires au maintien de conditions incitant les entreprises à développer et à améliorer leur potentiel de production et à en favoriser l'expansion régulière doivent, toutefois, reposer sur des critères exclusivement objectifs, conformément au principe d'égalité consacré par le traité ;

Attendu que les dispositions de l'article 6 de la décision attaquée tendent à inciter progressivement les entreprises sidérurgiques à l'utilisation la plus rationnelle de la ferraille ; que, pour ce faire, elles visent à moduler la charge du financement de la péréquation des prix des ferrailles importées tant en fonction de la date de mise en service que de la nature des appareils et procédés de fabrication, par le jeu combiné des consommations de référence et des remises octroyées à raison de l'économie relative de ferraille ; que l'accroissement progressif du coût de cette matière et son incidence sélective sur le prix de revient des produits sidérurgiques varient en fonction de critères quantitatifs et qualitatifs objectivement établis ; que, par suite, les mesures attaquées constituent, dans le respect du principe de non-discrimination, des dispositions incitant les entreprises à la création de nouvelles capacités jugées compatibles avec l'approvisionnement régulier de la sidérurgie en ferraille et l'expansion régulière de la production ;

Attendu que les dispositions des articles 6 et 8 de la décision attaquée forment ainsi un ensemble de règles progressives sans lesquelles le mécanisme financier institué par ladite décision perdrait son caractère de mode d'action indirect sur la production, circonstance qui l'entacherait d'illégalité au regard des dispositions des articles 5 et 57.

f) Attendu que les " modes d'action indirects " sur la production, prévus à l'article 57, se distinguent de " l'action directe ", visée à l'article 5, alinéa 4, non par les buts poursuivis, mais par les méthodes propres à y conduire ; que les modes d'action indirects, en affectant - notamment par les mécanismes financiers de l'article 53 - certains des facteurs qui concourent à la formation des prix, créent les conditions qui incitent les entreprises à choisir volontairement et librement le comportement voulu par la haute autorité pour l'exécution des missions que le traité lui impose ; que l'action directe, au contraire - telle que la répartition des ressources prévue à l'article 59 - ne se préoccupe pas du comportement que les producteurs adopteraient s'ils agissaient librement, mais leur impose directement, sous menace d'amende - telle que celle visée à l'alinéa 7 de l'article 59 - le comportement que la haute autorité tient pour nécessaire au regard de la situation à laquelle le traité l'oblige à faire face ;

Attendu que les deux procédures, indirecte ou directe, tendent à modifier les structures qu'engendreraient les comportements individuels si aucune intervention ne tendait à les modifier ; qu'elles sont donc également des procédures d'intervention économique, mais que les premières créent des conditions propres à inspirer aux producteurs la volonté de choisir librement le comportement que l'intérêt commun, visé à l'article 3, exige d'eux, alors que les secondes leur imposent, en vue de cet intérêt commun, des actes différents de ceux que les circonstances de fait les incitent à vouloir accomplir ;

Attendu qu'identiques dans leurs effets et dans le pouvoir d'intervention qu'ils attribuent, les modes d'action indirects permettent de respecter, dans le chef de tous les participants au marché, la liberté de décision, alors que les modes d' action directs obligent à la limiter, sinon à la détruire ;

Attendu que toutes les dispositions de l'article 6 de la décision n° 2-57 sont destinées à permettre le maintien des situations acquises et à éviter l'application directe, immédiate et brutale des mesures de répartition des ressources prévues à l'article 59, mesures auxquelles l'article 57 recommande de préférer les modes d'action indirects ; que l'attribution, notamment de " consommations de référence en ferraille d'achat ", de " mises au mille de référence ", la période franche de contribution au taux complémentaire, la progressivité de ce taux, sont des moyens répondant au désir de respecter cette préférence ;

Attendu, quant aux " appareils nouveaux ", qu'il est exact que, sous réserve des remises auxquelles ils pourront donner droit du fait que l'article 6 in fine leur attribue une " mise au mille de référence fictive ", le prix de la ferraille qui y sera enfournée sera, en principe, plus élevé ; qu'il en sera de même pour les " fours électriques à charge solide ", pour lesquels on ne peut guère s'attendre à une réduction notable de la mise au mille de ferraille par suite de contingences techniques ;

Attendu toutefois que ces constatations ne portent pas atteinte à la légitimité du système ; qu'en effet, l'insuffisance de l'offre et l'augmentation du prix de la ferraille plaçaient la haute autorité devant la double nécessité d'inciter les entreprises à réduire le volume de leur consommation de ferraille et d'empêcher le prix de la ferraille intérieure de se fixer au niveau du prix de la ferraille d'importation ; que le système de péréquation devait donc être assorti d'une contribution complémentaire tendant à corriger l'incitation à l'augmentation de consommation de ferraille susceptible de résulter de l'abaissement de prix produit par la péréquation ;

Attendu que si la haute autorité voulait en même temps " promouvoir une politique d'exploitation rationnelle des ressources naturelles évitant leur épuisement inconsidéré ", objectif prévu à l'article 3, d, du traité, elle devait également tenir compte des conditions propres aux diverses catégories d'utilisateurs, donc différencier l'application de la charge complémentaire qui leur était appliquée suivant les variations de leur consommation de ferraille ; que cette différenciation comportait l'élimination progressive des effets de la péréquation pouvant aller jusqu'à leur disparition totale dans certains cas ;

Attendu que le système attaqué poursuivait ainsi, avant tout, la sauvegarde de l'approvisionnement régulier du marché et la promotion d'une politique d'exploitation rationnelle des ressources ; que, toutefois, rien ne permet d'affirmer qu'en donnant temporairement la prééminence à certains des buts énoncés à l'article 3, et par conséquent en ne réalisant que partiellement la conciliation de tous les buts énoncés en cet article, la haute autorité ait utilisé les pouvoirs que lui donnait le traité à des fins différentes de celles en vue desquelles ils avaient été conférés ;

Attendu que, le détournement de pouvoir n'ayant pas été établi, ce moyen d'annulation doit être rejeté.

2. Sur le moyen tire du détournement de pouvoir résultant de la contradiction, d'une part, entre les divers buts proclamés par la décision n° 2-57 et, d'autre part, entre les buts proclamés et les buts réellement poursuivis

Attendu que les buts proclamés dans la décision, dont certaines dispositions sont attaquées par la requérante, consistent en l'approvisionnement régulier du Marché commun en ferraille et en l'incitation des entreprises sidérurgiques consommatrices de ferraille à ménager l'emploi de cette ressource sans pour autant rendre plus difficile la création de nouvelles capacités de production d'acier, grâce à l'orientation adéquate du développement de leur potentiel de production ;

Attendu qu'il ressort des débats que l'expansion sidérurgique de la communauté eut été compromise si le maintien par la péréquation des prix de la ferraille à un niveau inférieur à celui qu'eut établi, compte tenu des besoins d'importation, le mécanisme de marché, avait suscité la création d'installations nouvelles, consommatrices de ferraille, dont les besoins n'auraient pu être satisfaits, ou n'auraient pu l'être qu'à des prix inacceptables au regard des exigences de l'article 3 du traité ; que, loin de se contredire, les fins ainsi poursuivies réalisent, dans l'intérêt commun, la conciliation des buts qu'impose à la haute autorité l'article 53 du traité, puisque, sans faire obstacle à l'expansion de la production, elles incitent les producteurs à la provoquer plutôt par des installations consommatrices de fonte que par des installations consommatrices de ferraille, lesquelles eussent infligé à la collectivité des consommateurs de ferraille, par le jeu de la péréquation, des suppléments de charge de nature à compromettre gravement la poursuite des fins énumérées à l'article 3 ;

Attendu que l'analyse des dispositions attaquées, envisagées dans le cadre du mécanisme de péréquation des prix des ferrailles importées auquel elles ressortissent, n'est pas de nature à révéler l'existence d'une contradiction, d' une part, entre les buts proclamés dans la décision n° 2-57 et, d'autre part, entre les buts proclamés et les buts réellement poursuivis ;

Attendu dès lors que le moyen tire de la contrariété de buts doit être écarté.

3. Sur le moyen tire du détournement de pouvoir au regard de l'article 53, B, de l'article 59 et de l'annexe II du traité, à savoir qu'en procédant sous le couvert de mécanismes financiers à une répartition de la ferraille, tout en évitant d'observer les dispositions de l'article 59, la défenderesse a commis un détournement de pouvoir ;

Attendu que le mécanisme financier des dispositions attaquées ne constitue ni dans ses formes, ni dans ses effets, le système de répartition décrit à l'article 59 et à l'annexe II ; que ces dispositions prévoient, dans l'éventualité de circonstances économiques définies et sous des conditions précises de procédure, la répartition en tonnages des ressources en matières premières entre les diverses catégories d'utilisateurs possibles ; que les procédures ainsi établies consistent exclusivement en fixation de priorités d'utilisation et en répartition des ressources ; que ces opérations sont directement et uniquement de nature quantitative et, de ce fait, étrangères à toute action indirecte sur la production par le moyen des prix sans limitation du volume des achats ; que l'article 58 lui-même, qui est invoqué par la requérante, vise l'instauration d'un régime de quotas ou le règlement du taux de marché des entreprises par des prélèvements appropriés sur les tonnages dépassant un niveau de référence défini par une décision générale ; encore faut-il remarquer la différence existant entre les mesures prévues en cas de crise manifeste (art. 58) ou l'idée du prélèvement direct sur les tonnages domine et les mesures prévues en cas de pénurie (art. 59) ou l'idée de répartition directe des ressources disponibles est essentielle ;

Attendu que le mécanisme financier des dispositions attaquées ne constitue pas non plus un système quelconque de répartition susceptible d'être assimilé dans ses caractères essentiels à celui de l'article 59 et de l'annexe II ;

Attendu en effet que l'institution de la contribution complémentaire et le refus de consommation de référence pour les appareils et les procédés mis en service après le 31 janvier 1958 n'ont pas une force contraignante telle qu'ils aboutissent pratiquement à un régime de répartition ; qu'ils constituent plutôt des modalités d'intervention inhérentes au mécanisme financier lui-même, celui-ci affectant nécessairement, du fait de sa nature, le domaine de la concurrence et de la production ; qu'aucun des arguments allégués ne constitue la preuve, à suffisance de droit, qu'à cet égard le système envisagé peut être assimilé à la répartition prévue à l'article 59 et à l'annexe II ;

Attendu que, par les mesures attaquées, la haute autorité s'est attachée à faire face à une situation caractérisée par la raréfaction aiguë de la ferraille ; qu'usant à cette fin des pouvoirs qui lui sont impartis par l'article 53, B, du traité, elle se conformait aux dispositions de l'article 59 en vertu duquel le recours à la procédure spéciale de répartition quantitative ne doit intervenir, même au cas de pénurie sérieuse dûment constatée, que lorsque les moyens d'action prévus à l'article 57, au nombre desquels il y a lieu de compter les mécanismes financiers visés à l'article 53, ne permettent pas une action suffisamment efficace ;

Attendu par ailleurs que si les dispositions attaquées ont pour objet de majorer progressivement le coût de la ferraille en raison des quantités consommées et de moduler ce coût dans des conditions telles qu'il varie en fonction de la nature des appareils et procédés de fabrication faisant appel à cette ressource, il n'est pas établi par la requérante que la charge financière en résultant, pour les entreprises assujetties, soit déterminée de façon telle que le mécanisme ainsi critique doive être regardé comme équivalant à un regime direct et spécifique de répartition quantitative ou de réglage de leur taux de marché ;

Attendu, d'autre part, - encore que le systeme mis en œuvre ne soit pas un regime de répartition -, que même dans l'hypothèse ou ce systeme pourrait revêtir certains caractères d'une répartition indirecte, il faudrait que la preuve fut faite que le but des dispositions attaquées était de réaliser une telle répartition par le biais de l'article 53, B, sous le couvert d'un mécanisme financier et contrairement au but déclaré, à savoir tendre à une économie de ferraille, à un approvisionnement régulier du marché de la ferraille, ou encore que la preuve fut faite que la haute autorité s'était laissé guider par le mobile d'éluder l'article 59, ou que par méconnaissance grave elle avait méconnu que le systeme attaqué équivalait au systeme dudit article 59 ;

Attendu que ces preuves n'étant pas faites à suffisance de droit, le détournement de pouvoir n'est pas établi.

4. Sur le moyen tire du détournement de pouvoir au regard de l'article 53, B, et des articles 2, 3, 4, 46 et 54 du traité, à savoir que la haute autorité ne peut recourir aux mécanismes financiers de l'article 53 dans le but d'interdire certaines installations nouvelles ou de favoriser certains investissements, et ce sans observer les prescriptions de l'article 54

Attendu que l'article 54 du traité confère à la haute autorité certains pouvoirs en matière de coordination des programmes d'investissements et de concours financiers à la réalisation desdits programmes ; que ces pouvoirs doivent être exercés dans le cadre des objectifs généraux prévus à l'article 46 ; qu'ainsi délimités, ils se traduisent par la publication de programmes d'orientation générale conformes à l'intérêt commun et la formulation d'avis particuliers sur les plans soumis par les entreprises ;

Attendu que les dispositions précitées ne font nullement obstacle à l'adoption de mesures, conformes aux dispositions conjointes des articles 3, 5, 53, B, 57 et 59 du traité, dont l'application soit de nature à influer sur l'orientation des investissements projetés par les entreprises ; que, tout spécialement, les règles en matière de prix prévues à l'article 61 du traité et, plus encore, les mécanismes financiers visés à l'article 53, B, dont la haute autorité est fondée à user comme mode d'action indirect sur la production, comportent, par nature, des effets susceptibles d'influer sur les anticipations des producteurs et notamment sur leurs projets d'investissements ; que les dispositions attaquées, qui sont conformes aux dispositions conjointes des articles 3 et 53, B, ne sauraient, en conséquence, être taxées de détournement de pouvoir au regard de l'article 54 ; qu'il n'est nullement établi par la requérante que la haute autorité ait recouru aux dispositions attaquées dans le but exclusif, ou à tout le moins déterminant, d'éluder les procédures spécifiques prévues audit article ;

Attendu des lors que le moyen tire du détournement de pouvoir au regard de l'article 54 doit être écarté.

Attendu qu'aux termes de l'article 60 du règlement de la Cour, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens ; qu'en l'espèce la partie requérante a succombé sur le fond et la partie défenderesse sur la recevabilité ; qu'il y a donc lieu, selon le paragraphe 2 dudit article, de condamner la requérante aux quatre cinquièmes des dépens de l'instance et la défenderesse au cinquième.

LA COUR, Rejetant toutes autres conclusions plus amples ou contraires, déclare et arrête :

L'action est recevable, mais non fondée, en conséquence, le recours en annulation des dispositions contenues dans les articles 3, paragraphe 1, b, 6, 8 et 9 de la décision n° 2-57 de la haute autorité en date du 26 janvier 1957 est rejeté. La requérante est condamnée aux quatre cinquièmes des dépens de l'instance et la défenderesse au cinquième.