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Décisions

CA Versailles, 11e ch. soc., 25 septembre 1995, n° 20275-95

VERSAILLES

arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Imprimerie Durand (SA), Pierrat (ès qual.)

Défendeur :

Joubert, Haucourt-Vannier (ès qual.) ; ASSEDIC d'Eure et Loir

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Lagarde

Conseillers :

MM. Pers, Leseigneur

Avocats :

Me Vandenbogaerde, Amiel.

CA Versailles n° 20275-95

25 septembre 1995

Maître Pierrat, ès qualité de commissaire à l'exécution du plan de la SA Imprimerie Durand et la SA Imprimerie Durand ont interjeté appel d'un jugement réputé contradictoire rendu le 2 novembre 1994 par le Conseil de Prud'hommes de Chartres qui a condamné la SA Imprimerie Durand à verser à Monsieur François-Xavier Joubert les sommes suivantes :

- 150 000 F à titre d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,

- 10 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Monsieur Joubert a été engagé à compter du 29 septembre 1969 en qualité de typographe par la SA Imprimerie Durand.

Après avoir occupé divers emplois, il a occupé en dernier lieu les fonctions de monteur en photogravure.

Par jugement du 8 février 1993, le Tribunal de commerce de Chartres a ouvert une procédure de redressement judiciaire à l'encontre de la SA Imprimerie Durand.

Le 17 février 1993, un projet de licenciement a été soumis au comité d'entreprise.

Le 19 février 1993, le Juge commissaire du Tribunal de commerce de Chartres a donné l'autorisation, conformément à l'article 45 de la loi du 25 janvier 1985, de procéder au licenciement économique de 23 personnes dont Monsieur Joubert.

Par courrier du 25 février 1993, Monsieur Joubert a été licencié au motif que " par ordonnance, Monsieur le Juge commissaire du Tribunal de commerce de Chartres a autorisé votre licenciement économique ".

II a accepté le 11 mars 1993 la convention de conversion à lui proposée le 25 février 1993.

Au moment de son licenciement, il percevait un salaire mensuel brut de 8 172 F et l'entreprise employait plus de dix salariés.

La convention collective applicable est celle des imprimeries de labeur et des industries graphiques.

Le 12 avril 1994, le Tribunal de commerce de Chartres a arrêté le plan de redressement de la SA Imprimerie Durand organisant la continuation de l'entreprise et Maître Pierrat a été désigné en qualité de commissaire à l'exécution du plan.

Le 2 mars 1994, Monsieur Joubert a saisi le Conseil de Prud'hommes de Chartres aux fins de l'entendre condamner la SA Imprimerie Durand à lui payer les sommes suivantes :

- 300 000 F à titre de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,

- 12 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Pour se déterminer, le Conseil de Prud'hommes de Chartres a retenu qu'il demeurait compétent pour statuer, dans le cadre de l'ordonnance du juge commissaire autorisant des licenciements économiques et au regard de la situation individuelle des salariés licenciés, sur les demandes formées par ces derniers contre leur employeur.

II a ajouté que la lettre de licenciement n'exposait aucun motif autre que l'autorisation du juge commissaire et qu'aucune étude ni tentative de reclassement n'avait été faite tant au sein de l'entreprise qu'à l'intérieur du groupe.

Il a précisé que Monsieur Joubert a bénéficié ultérieurement d'un contrat à durée déterminée à l'Echo Républicain et qu'il n'avait pas pu répondre à l'offre de réengagement de l'imprimerie Durand.

Devant la cour, la SA Imprimerie Durand et Maître Pierrat, ès-qualité, font valoir que le jugement rendu par le Conseil de Prud'hommes de Chartres est nul au motif que cette juridiction a tout simplement repris le jugement qui avait été rendu un an plus tôt dans l'affaire concernant Monsieur Robert et a confondu les faits des deux cas d'espèce.

Ils soutiennent que les demandes de Monsieur Joubert sont irrecevables dès lors que l'ordonnance du juge commissaire au redressement judiciaire, qui a autorisé le licenciement de 23 personnes dont Monsieur Joubert, est devenue définitive.

Ils reconnaissent qu'il n'avait pas été procédé au renouvellement du comité d'entreprise mais soutiennent que le comité réuni à l'occasion de la procédure de licenciement collectif n'était pas l'émanation d'un choix dicrétionnaire de l'employeur mais était composé de personnes précédemment élues dont le mandat avait été prorogé tacitement d'un commun accord.

Ils ajoutent que, tout au plus, serait constituée une irrégularité de forme et non de fond, sanctionnée par l'article L. 122-14-4 alinéa 3 du Code du travail.

Ils concluent que le fait pour Monsieur Joubert d'avoir accepté une convention de conversion rend caduque la discussion relative à l'absence de motivation ou non de la lettre de licenciement ou à l'ordre des licenciements alors que le contrat de travail est rompu d'un commun accord.

Ils font état de difficultés économiques importantes qui les ont amenés à solliciter, dès le 9 décembre 1992, une procédure de règlement amiable, le conciliateur désigné constatant début 1993 un très lourd déficit de l'exercice arrêté en septembre 1992 qui dégageait une perte de 4 288 356 F supérieure aux capitaux propres de la société.

Ils font valoir que le poste de Monsieur Joubert a été supprimé et que celui-ci n'a pas été remplacé, Monsieur Joubert, malgré 23 ans de service, étant le plus jeune employé du service composition.

Ils prétendent qu'aucun reclassement n'était possible alors que les autres sociétés du groupe sont soit en sommeil soit en redressement judiciaire ou n'emploient qu'un seul salarié.

Ils soutiennent ne pas avoir renouvelé les quinze contrats à durée déterminée qui arrivaient à leur terme en 1993 et que seul deux contrats à durée déterminée ont été transformés en contrat à durée indéterminée en 1994, qui concernent le service commercial.

Ils ajoutent que la société a eu la possibilité, après le licenciement, de proposer à Monsieur Joubert un nouvel emploi d'aide conducteur, à effet au 1er septembre 1994, et que l'intéressé n'a pas dénié répondre à cette proposition.

Ils sollicitent l'infirmation de la décision entreprise et la condamnation de Monsieur Joubert à leur payer la somme 15 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Devant la cour, Monsieur Joubert fait valoir que le jugement de première instance n'est en aucune façon atteint de nullité alors que les thèses reprises par le conseil des prud'hommes ont été développées à l'audience par son avocat.

Il ajoute qu'il est recevable à contester le motif de son licenciement nonobstant le fait que l'ordonnance du juge commissaire ayant autorisé ledit licenciement soit passée en force de chose jugée, le juge prud'homal étant compétent pour juger de la situation individuelle des salariés licenciés.

Il prétend que le licenciement est nul alors que la procédure de consultation des représentants du personnel n'a pas été respectée et que l'employeur a agi de manière frauduleuse en tentant de faire légaliser les licenciements en se prévalant de consultation et d'avis d'un "comité d'entreprise" créé de toute pièce.

A titre subsidiaire, il fait valoir que la lettre de licenciement n'est pas motivée et conteste la réalité des difficultés économiques invoquées, souligne en particulier que la procédure de redressement judiciaire dont a fait l'objet la société, a débouché sur une décision de poursuite d'activité dans le cadre d'un plan, l'entreprise étant à ce jour redevenue in bonis.

Il conteste la suppression de son poste.

Il conclut que l'employeur n'a effectué aucune recherche d'un reclassement alors que ladite recherche devait intervenir au sein du groupe.

Il sollicite la confirmation de la décision entreprise sauf avoir augmentées les indemnisations accordées.

Ses demandes devant la cour sont les suivantes :

- 400 000 F à titre de dommages et intérêts pour licenciement nul, subsidiairement:

- 100 000 F à titre de dommages et intérêts pour non-respect des dispositions relatives à la consultation du comité d'entreprise,

- 300 000 F à titre d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,

- 10 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile pour les frais de première instance,

- 12 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile pour les frais d'appel.

Par fax du 26 juin 1992, l'ASSEDIC d'Eure et Loir a demandé que l'arrêt à intervenir lui soit déclaré opposable dans les limites légales, que le cours des intérêts de droit qui pourraient être alloués soit arrêté à la date du jugement d'ouverture du redressement judiciaire, enfin a sollicité l'application des dispositions de l'article L.122-14-4 alinéa 2 du Code du travail.

Maître Vandenbogaerde et Maître Amiel ont demandé que les conclusions de l'ASSEDIC, non soutenues à la barre, soient écartées des débats.

Maître Haucourt-Vannier, ès qualité ne comparaît pas et n'est pas représenté.

Sur ce :

Considérant que les conclusions de l'ASSEDIC d'Eure et Loir, non soutenues oralement doivent être rejetées ;

Considérant que le jugement rendu le 2 novembre 1994 par le Conseil de Prud'hommes de Chartres est motivé au regard des faits de l'espèce et fait notamment, à juste titre, état de l'argumentation développée par le Conseil du salarié, la procédure prud'homale étant orale; qu'aucun grief ne saurait être tiré de sa motivation, voisine de celle d'une précédente décision rendue le 11 janvier 1994 intéressant un salarié faisant partie du même licenciement économique collectif, ce dont l'appelante est d'autant plus mal fondée à tirer argument alors qu'elle même a très largement reproduit les mêmes conclusions dans les différentes procédures consécutives audit licenciement soumises à la censure de la cour ; qu'ainsi aucune nullité ne saurait être prononcée ;

Considérant que la lettre de licenciement du 25 février 1993 indique :

" Par jugement en date du 8 février 1993, le Tribunal de commerce de Chartres a prononcé le redressement judiciaire de la SA Imprimerie Durand.

Par ordonnance, Monsieur le Juge commissaire du Tribunal de Commerce de Chartres a autorisé votre licenciement économique.

J'ai donc le regret de vous notifier la rupture de votre contrat de travail et vous demande de ne pas effectuer votre préavis " ;

Considérant que si le Juge commissaire au redressement judiciaire a, par ordonnance du 19 février 1993 devenue définitive, autorisé les licenciements économiques de 23 personnes dont Monsieur Joubert, en application des dispositions de l'article 45 de la loi du 25 janvier 1985 qui donnent compétence à ce magistrat lorsque les licenciements présentent un caractère urgent, inévitable et indispensable, il reste que le juge prud'homal demeure compétent pour statuer, dans le cadre de cette ordonnance tel qu'il est délimité par l'article 63 du décret du 27 décembre 1985 et au regard de la situation individuelle des salariés licenciés, sur les demandes formées par ces derniers contre leur employeur ; qu'ainsi la demande de la SA Imprimerie Durand tendant à voir déclarées irrecevables les demandes de Monsieur Joubert doit être rejetée ;

Considérant que si le comité d'entreprise a été consulté comme il ressort du procès-verbal du 17 février 1993 versé aux débats, l'employeur reconnaît que la composition dudit comité était irrégulière dès lors que le mandat de ses membres était expiré depuis longtemps et qu'il n'avait pas été procédé à leur renouvellement depuis les dernières années précédant la mise en redressement judiciaire de la société; que cette consultation d'un comité d'entreprise irrégulièrement composé équivaut à une absence de consultation et cette irrégularité de forme doit être sanctionnée par une indemnisation calculée en fonction du préjudice subi, en application des dispositions de l'article L. 122-14-4 du Code du travail qui vise le non-respect de la procédure prévue à l'article L. 321-2 du même Code ; que le non-respect des conditions de mise en œuvre des licenciements économiques a nécessairement entraîné un préjudice pour les salariés concernés du fait que la représentation des salariés au sein de l'entreprise n'existait pas; qu'une indemnité correspondant à un mois de salaire sera allouée à ce titre ;

Considérant que Monsieur Joubert a accepté le bénéfice d'une convention de conversion et que l'article L. 321-6 alinéa 3 du Code du travail dispose que le contrat de travail d'un salarié ayant accepté de bénéficier d'une conversion proposée à l'initiative de l'employeur est rompu du fait d'un commun accord des parties ;

Considérant que les dispositions de l'article L. 122-14-2 du Code du travail, non visées à l'article L. 511-1 du même Code, relatives à 'énonciation du ou des motifs de licenciement dans la lettre de licenciement ne sont pas applicables en cas d'acceptation d'une convention de conversion ; que le salarié n'est, par ailleurs, par recevable à contester l'ordre des licenciements ;

Considérant, par contre, au vu des dispositions de l'article L. 122-14-3 du Code du travail relatives à l'appréciation du caractère réel et sérieux de la rupture sont applicables, de même que les articles L. 122-14-4 et L. 122-14-5 du Code du travail sanctionnent le défaut d'un tel caractère ;

Considérant que les difficultés économiques importantes supportées par la SA Imprimerie Durand qui vont conduire, le 8 février 1993, à sa mise en redressement judiciaire, ressortent des pièces versées aux débats, notamment des bilans au 30 septembre 1992 et au 31 décembre 1993, alors que des provisions importantes ont dû être constituées compte-tenu de risques existant à l'époque, de la constatation par le conciliateur, Monsieur Leclercq, nommé dans le cadre de la procédure de règlement amiable mise en place le 18 septembre 1992, d'un très important déficit de l'exercice arrêté en septembre 1992 ou l'on peut relever une perte de 4 288 356 F, supérieure aux capitaux propres de la société, ainsi que des inscriptions de privilèges prises pour des sommes non négligeables par I'URSAFF et le Trésor Public, enfin de la motivation de la décision de redressement judiciaire qui font état d'une somme due par une filiale, d'un montant de 4 200 000 F, somme qualifiée de difficilement recouvrable ;

Considérant qu'il ressort des pièces versées aux débats que le poste de Monsieur Joubert a été supprimé;

Considérant cependant que l'employeur était tenu à l'égard de son salarié d'une obligation de reclassement; qu'il devait rechercher de façon active si un reclassement était possible alors qu'il n'est justifié par la SA Imprimerie Durand d'aucune recherche et, a fortiori, d'aucune proposition faite au salarié;

Considérant que les obligations de l'employeur à ce titre n'étaient pas limitées au service occupé par Monsieur Joubert ni même à la SA Imprimerie Durand, mais devaient s'appliquer au niveau du groupe, parmi les entreprises dont les activités et l'organisation permettaient d'effectuer la permutation de tout ou partie du personnel;

Considérant qu'il ressort des pièces produites, notamment des bilans, que le groupe était constitué de plusieurs entreprises dont certaines ont certes été mises en redressement judiciaire mais en 1994, soit postérieurement au licenciement de Monsieur Joubert, au sein desquelles un reclassement pouvait être recherché par l'employeur qui, lors d'un discours prononcé le 18 décembre 1992, annonçait que la SA Imprimerie Durand avait repris les activités de production de trois autres sociétés CPI, DMI et GTI et avait pris le contrôle de l'imprimerie Vausevin, ledit employeur annonçant à ses salariés, le 11 janvier 1993, la reprise de l'Imprimerie Arta Graphica;

Considérant que si effectivement l'employeur a proposé un emploi d'aide conducteur à Monsieur Joubert à compter du 1er septembre 1994, soit postérieurement au licenciement, ce dernier justifie avoir dû refuser cette proposition compte-tenu d'un contrat à durée déterminée le liant à L'echo Républicain dont la date de fin de contrat n'était pas compatible ;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède que l'employeur n'a pas satisfait à ses obligations en matière de reclassement et que la rupture du contrat de travail doit être déclarée sans cause réelle et sérieuse ;

Considérant que le salarié avait plus de deux ans d'ancienneté et que l'entreprise employait plus de dix salariés; que Monsieur Joubert jusitifie de la reprise d'un emploi mais dans le cadre d'un contrat à durée déterminée; qu'une somme de 100 000 F lui sera allouée en application des dispositions de l'article L. 122-14-4 du Code du travail ;

Considérant que le licenciement étant intervenu dans une période où la SA Imprimerie Durand était en redressement judiciaire, le présent arrêt doit être déclaré opposable à l'ASSEDIC d'Eure et Loir et de Maître Haucourt-Vannier, ès qualité de représentant des créanciers ;

Considérant que les dispositions de l'article L. 122-14-4 du Code du travail relatives au remboursement par l'employeur des indemnités chômage versées sont applicables de droit ;

Considérant que l'équité ne commande pas l'application en cause d'appel des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile au profit de l'une ou l'autre partie, la somme allouée par les premiers juges à Monsieur Joubert étant confirmée ;

Par ces motifs, LA COUR, Statuant publiquement et par jugement réputé contradictoire ; Ecarte des débats les conclusions de l'ASSEDIC d'Eure et Loir ; Confirme le jugement entrepris sauf en ce qu'il accorde à Monsieur Joubert une somme de 150 000 F à titre d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ; Condamne à ce titre la SA Imprimerie Durand à payer à Monsieur Joubert la somme de 100 000 F (cent mille francs) ; Y ajoutant, Condamne la SA Imprimerie Durand à payer à Monsieur Joubert la somme de 8 172 F (huit mille cent soixante douze francs) pour inobservation de la procédure de consultation du comité d'établissement ; Déboute les parties de toutes autres demandes ; Ordonne, en application des dispositions de l'article L.122-14-4 du Code du travail, le remboursement par la SA Imprimerie Durand des indemnités de chômage versées par l'ASSEDIC d'Eure et Loir, dans la limite de six mois ; Déclare le présent arrêt opposable à l'ASSEDIC d'Eure et Loir et à Maître Haucourt-Vannier, ès qualité ; Condamne la SA Imprimerie Durand aux dépens.